Valérie Pécresse, candidate à la présidentielle française. D. R.
C’est une véritable leçon d’histoire qu’Henri Pouillot a administrée à la candidate de droite à la présidentielle française. Dans une lettre ouverte «A propos des crimes contre l’humanité commis en Algérie», publiée sur son blog dans Mediapart, le militant anticolonialiste réagit aux propos de la disciple de Nicolas Sarkozy qui a affirmé qu’«en Algérie, il y a eu effectivement des exactions, il y a eu des pages sombres de l’histoire de France qui ont été écrites mais crimes contre l’humanité, c’est ce qu’on reproche aux nazis et à Hitler, et je ne pense pas qu’on puisse parler de crimes contre l’humanité».
«Je dois dire que je suis inquiet qu’une candidate à la présidence de la République puisse déclarer une telle énormité», écrit Henri Pouillot qui rappelle à la présidente du Conseil régional d’Ile de France avoir été affecté de juin 1961 à mars 1962 à la Villa Susini à Alger, «cette Villa [qui] a eu le privilège d’être un centre de torture qui a fonctionné pendant toute cette période», alors que «d’autres centres de torture à Alger n’ont fonctionné que quelques mois ou quelques années». «C’est là que Jean-Marie Le Pen s’est remarquablement distingué pendant la Bataille d’Alger, faisant disparaître, selon les rumeurs, des corps dans des cuves d’acide», poursuit-il, en ajoutant que la Légion étrangère avait «abrité de nombreux SS qui s’y étaient réfugiés pour échapper aux jugements, mais qui ont mis en œuvre leur expérience et formé des tortionnaires français».
L’auteur de Mon combat contre la torture joint à la négationniste Pécresse son livre de témoignage sur cette «triste expérience» qu’il a vécue dans cette villa. «Je vous invite aussi à visiter mon site qui devrait vous permettre de combler une partie de vos lacunes au sujet de cette période», blâme-t-il, en interrogeant la mauvaise élève : «Comment pouvez-vous dire, compte tenu de la pratique institutionnalisée de la torture, qu’il ne se serait pas commis de crimes contre l’humanité ?» «En 2002, explique-t-il, dans le cadre des émissions qui allaient éclairer la commémoration du 40e anniversaire de la fin de cette guerre, un documentaire, essentiellement tourné à la Villa Susini – dans lequel je témoigne – est passé sur France 2 relatant justement ces tortures et tout particulièrement les viols massivement utilisés alors.»
«Mais il n’y a pas eu que ce type de crimes contre l’humanité commis au nom de la France. La liste est longue : il y a eu aussi les crevettes Bigeard, les camps d’internement pudiquement appelés de regroupement – à ce sujet, le rapport Rocard établi avant la fin de cette guerre dénombrait déjà plusieurs centaines de milliers de morts», souligne encore l’ancien appelé du contingent, qui rafraîchit la mémoire de la potentielle future présidente de la France : «Il y a eu aussi ces crimes de guerre comme les villages rasés au napalm : les historiens estiment entre 600 et 800 villages.» «Sur mon site, lui dit-il, vous trouverez le reportage que j’ai fait quand j’ai découvert les ruines de ce village de Zaâtcha, village alors de 800 habitants, dès novembre 1954. Dans les crimes de guerre, il y a aussi l’utilisation du gaz VX et sarin, les essais nucléaires au Sahara, etc.» «Il y a eu également ces crimes d’Etat – même si dans ce cas il n’y a pas eu de définition juridique – commis à Paris le 17 octobre 1961 et le 8 février 1962 où la décision de répression a été prise en Conseil des ministres», indique encore Henri Pouillot à l’adresse de celle qui veut «ressortir le Karcher remisé à la cave» depuis l’ère Sarkozy.
«Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive», regrette Henri Pouillot qui juge les propos de la femme politique française «inacceptables». «D’autant plus, déplore-t-il, pour une candidate à la fonction suprême à la présidence de la République». «Un tel négationnisme est comparable à celui de Jean-Marie Le Pen considérant que les chambres à gaz sont un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale», conclut l’ingénieur français.
Ben Bella, Boumédiène, Chadli, le Sahara… Les archives déclassifiées de l’agence américaine constituent une plongée fascinante dans les arcanes du pouvoir algérien entre 1962 et 1988.
Sans être aussi explosifs et dévastateurs que les câbles diplomatiques de WikiLeaks, les documents que la CIA a récemment déclassifiés, conformément au Freedom of Information Act de 1966, qui oblige le gouvernement fédéral à donner libre accès à certains documents administratifs, n’en sont pas moins édifiants. Élaborés sur la base d’informations récoltées sur le terrain par les agents de la Centrale, ces mémorandums sont constitués de briefings quotidiens, de notes de synthèse, d’analyses et d’études prospectives qui touchent à tous les secteurs de la vie d’un pays. Ils proposent aux différentes responsables de l’administration américaine de précieux et indispensables supports stratégiques, orientations et autres conseils susceptibles de les aider dans le decision making.
Ainsi, peu de temps avant la visite historique du président Chadli Bendjedid aux États-Unis en avril 1985, la CIA avait produit des centaines de pages d’analyses sur le régime algérien, son arsenal militaire, sa situation économique, ses relations avec ses voisins, ainsi qu’un portrait psychologique du chef de l’État. Bien que certains de ces documents aient été caviardés pour protéger les sources de renseignements ou le processus de leurs collectes – procédé très courant chez tous les services d’intelligence du monde –, ils offrent une plongée fascinante et riche dans les arcanes du pouvoir algérien depuis l’indépendance du pays, en 1962, jusqu’à la fin des années 1980.
« NOUS NE CROYONS PAS QUE BOUMÉDIÈNE UTILISERA L’ARMÉE POUR RENVERSER BEN BELLA. »
La CIA jugeait Boumédiène loyal
La CIA a-t-elle surestimé les capacités du président Ahmed Ben Bella, arrivé au pouvoir en 1962 avec le soutien de l’armée des frontières, à se maintenir à son poste ? Dans une longue note secrète élaborée avec le concours de différentes branches du renseignement et de l’intelligence, la Centrale écrit le 23 décembre 1964 : « Nous pensons que les chances de Ben Bella de demeurer au pouvoir durant les deux prochaines années sont bonnes. » L’agence de Langley estime que le président devrait s’appuyer sur l’establishment militaire, notamment Houari Boumédiène, vice-président et ministre de la Défense, qui « semble loyal ». Le mémo ajoute : « Nous ne croyons pas que Boumédiène utilisera l’armée pour renverser Ben Bella, sauf dans des conditions extrêmes. »
Dans le cas où Ben Bella « venait à mourir ou s’il était assassiné, Boumédiène assumerait probablement un rôle dominant en association avec la clique gouvernante ». Le 19 juin 1965, près de six mois après ces prévisions, Ben Bella est renversé par un coup d’État conduit par Boumédiène. Ce jour-là, un mémo secret de la CIA atterrit sur le bureau du président américain, Lyndon B. Johnson. L’agence annonce le putsch et esquisse un bref portrait de Boumédiène. Pourquoi s’est-il donc retourné contre Ben Bella ? La CIA suppose que cette éviction serait liée à de récentes manœuvres contre Abdelaziz Bouteflika, son ministre des Affaires étrangères.
BOUTEFLIKA : « SI L’ESPAGNE QUITTE LE SAHARA, AUCUN OFFICIER ALGÉRIEN NE FRANCHIRA LA FRONTIÈRE »
La CIA n’y croyait pas
C’est un mémo de cinq pages intitulé « L’Invasion marocaine du Sahara espagnol » que le directeur de la CIA, William Colby, adresse, en ce 3 octobre 1975, au chef de la diplomatie américaine, Henry Kissinger. Hassan II, note Colby, « a réitéré, en août, son intention d’accaparer le Sahara espagnol avant la fin de l’année, par la force si nécessaire ». Il pourrait se « décider à passer à l’acte dans un moment de faiblesse des Espagnols ». Pour le patron de la CIA, Rabat s’attend à une résistance de la part de 5 000 légionnaires espagnols et des forces aériennes stationnées sur les îles Canaries, mais peut-être aussi des forces terrestres algériennes.
Les Marocains, analyse le rapport, sont plutôt sceptiques quant à une éventuelle intervention militaire algérienne. Pour deux raisons. La première est le message rassurant adressé en juillet 1975 par le président Boumédiène à Hassan II via Abdelaziz Bouteflika, son ministre des Affaires étrangères. Lequel a déclaré, dans un palais de Marrakech, que, « si l’Espagne quitte le Sahara, aucun officier algérien ne franchira la frontière ». Les Algériens, a-t-il ajouté, ne veulent plus jamais revivre la guerre des Sables de 1963 avec le voisin marocain.
Les forces marocaines sous-estimées
La deuxième raison est liée à une ruse de guerre du Palais à forte charge symbolique. Les Marocains avaient en effet « enrôlé » à leurs côtés des soldats syriens, égyptiens, voire saoudiens, et des combattants palestiniens. Ces troupes arabes serviraient de barrière psychologique à une éventuelle intervention militaire d’Alger. Même si l’armée marocaine, qui disposait de 12 000 à 15 000 soldats dans le Sud, a mis en place une structure de commandement dans la région, la CIA est persuadée qu’elle éprouverait d’énormes difficultés à déclencher et à maintenir une offensive massive contre les forces espagnoles ou algériennes.
« S’il se décidait à faire la guerre, nous pensons que Hassan II aurait alors sérieusement sous-estimé une éventuelle réplique espagnole à une invasion », écrit Colby. L’Espagne n’a pas vocation à rester au Sahara ni à engager une guerre coloniale, mais elle résistera à une éventuelle éviction. Quid des Algériens ? Favorables à l’indépendance du Sahara, ils n’envisagent pas d’intervenir militairement. L’agence américaine s’attend donc à ce qu’Alger soutienne le Polisario, masse des troupes aux frontières avec le Maroc pour mettre la pression sur Hassan II et renouvelle son aide aux dissidents marocains. Les Algériens mèneront certainement « un intense effort diplomatique international pour dénoncer l’agression marocaine ». Le 11 décembre 1975, les troupes marocaines occupent Laayoune.
« L’ALGÉRIE NE SOUTIENT PLUS LE « TERRORISME PALESTINIEN » »
Tournant dans le soutien à la cause palestinienne
La mort de Boumédiène en décembre 1978 et l’arrivée au pouvoir de Chadli Bendjedid marquent-elles un tournant dans la politique d’Alger à l’égard de la cause palestinienne ? Dans un mémorandum daté du 26 juin 1980, les analystes de CIA estiment qu’il n’existe aucune preuve que l’Algérie soutienne actuellement le « terrorisme palestinien ». Par le passé, elle avait accordé un support opérationnel, notamment des passeports vierges, à divers groupes palestiniens, tout comme elle avait permis à maintes reprises aux auteurs de détournements d’avion d’atterrir sur son sol ou encore avait refusé d’extrader les ravisseurs.
Pour différentes raisons, note la CIA, ce type d’aide n’est plus proposé aux « groupes terroristes ». Le nouveau régime souhaite en effet densifier ses relations avec les pays occidentaux, contrairement à Boumédiène, réputé proche des Soviétiques. Le nouveau pouvoir a pris conscience des dégâts occasionnés par ce soutien sur l’image du pays. « L’usage de passeports algériens par des combattants du Fatah dans l’attaque à la grenade qui a ciblé en juillet 1978 l’ambassadeur irakien à Londres a généré une mauvaise publicité », juge la CIA. Les détournements d’avion vers l’Algérie ont également desservi le gouvernement, qui a probablement compris les dangers que lui faisait courir son implication dans ces opérations.
Soutien de Yasser Arafat
Les autorités algériennes, note l’agence américaine, offrent des privilèges diplomatiques à l’OLP et à certains de ses membres influents. Des groupes radicaux, comme le FPLP de Georges Habache, ancien compagnon de Yasser Arafat, pourraient profiter de l’hospitalité algérienne pour mener des opérations secrètes à partir de leur bureau d’Alger. Toutefois, il est peu probable que les Algériens ferment les yeux sur ces activités, pronostique le mémo.
Les agents de la Centrale rappellent que l’Algérie est membre (avec l’Irak, la Syrie, le Sud-Yémen, la Libye et le Soudan) du Front du refus, « le plus radical et le plus farouche des groupes arabes anti-Israël ». Des signes laissent à penser, avance la CIA, que l’Algérie est probablement le plus modéré de ces États. Et qu’elle soutiendrait Yasser Arafat et l’aile modérée de l’OLP. Bonne pioche. Le 15 novembre 1988, huit ans après cette note, Arafat proclamait à Alger la création de l’État palestinien.
« CHADLI FAIT FACE […] À LA MENACE GRANDISSANTE DES FONDAMENTALISTES ISLAMISTES »
La victoire des islamistes aux législatives
L’alerte est donnée le 7 janvier 1987. Dans un Directorate of Intelligence, analyse élaborée sur la base de renseignements collectés par ses agents sur le terrain, la CIA prévient que le régime de Chadli, en proie à une crise économique née de l’effondrement des cours du pétrole en 1986, est désormais miné par des luttes de factions. De plus, il doit gérer un « mécontentement populaire croissant ». La Centrale estime que si la position du président « semble assez sûre », il pourrait « toutefois affronter cette année des difficultés politiques et économiques d’une telle magnitude qu’il serait affaibli et forcé de composer avec ses adversaires ».
La déflagration n’aura pas eu lieu cette année-là, mais dix-huit mois plus tard. En octobre 1988, de violentes émeutes éclatent. Chadli décrète l’état d’urgence et fait appel à l’armée pour restaurer l’ordre. La répression fait plus de 500 morts. Dans un mémorandum secret daté du 17 octobre, Charles E. Allen, officier au National Intelligence Warning, fait part des inquiétudes de son département. Il écrit : « Les efforts de Bendjedid pour régler les problèmes de l’Algérie ne s’attaquent pas aux causes profondes du mécontentement populaire, et il fait face à une opposition soutenue des vieux militants du parti [FLN] d’une part et à la menace grandissante des fondamentalistes islamistes. » Bien que le calme soit rétabli, constate-t-il, la marge de manœuvre de Bendjedid est encore plus étroite qu’auparavant, et il ne dispose virtuellement pas des ressources pour satisfaire les demandes du peuple.
La suite ? Une analyse saisissante de lucidité tant elle est prémonitoire. Charles E. Allen : « Les réformes économiques orientées vers l’ouverture du marché ne dureront que le temps d’un premier essai. Et d’autres désordres et violences auront lieu. » L’écrasante victoire des islamistes aux législatives de décembre 1991 oblige Chadli à renoncer au pouvoir, sous la pression des militaires. Les élections sont annulées. Les groupes islamiques armés entrent en action. L’état d’urgence est restauré en février 1992. L’Algérie plonge dans la guerre civile.
L’AFFAIRE WARREN
Une antenne de la CIA à Alger ? Les Algériens en découvrent l’existence en janvier 2009 après les révélations de la chaîne américaine ABC News sur une affaire de mœurs mettant en cause Andrew Warren, chef de cette antenne entre septembre 2007 et octobre 2008. Âgé à l’époque de 41 ans, Warren avait été mis en cause par deux Algériennes qui l’accusaient de les avoir violées dans la résidence de l’ambassade, à Alger. Jugé en 2011, l’agent secret a été condamné par un juge fédéral de Washington à soixante-cinq mois de prison pour agression sexuelle sur l’une des plaignantes. Radié en 2011, Andrew Warren a déposé plainte en 2015 contre l’ancien chef de la CIA, Leon Panetta, pour atteinte à la vie privée.
Discrétion
Au-delà du scandale, l’affaire a obligé les Américains à faire preuve de davantage de discrétion dans leurs activités d’intelligence en Algérie. À l’ambassade américaine, sur les hauteurs d’Alger, le Chief of Station travaille sous couverture diplomatique avec un adjoint, une assistante, au moins un analyste et sans doute un agent du Special Collection Service, un service de renseignements géré conjointement par la CIA et la National Security Agency (NSA).
Réseau
Edward Snowden, ex-analyste du renseignement américain aujourd’hui réfugié à Moscou, a révélé d’ailleurs la présence au sein de cette ambassade, ainsi que dans son consulat, d’une équipe et d’équipements consacrés au Special Collection Service. Ce dernier s’intéresse aux communications échangées par téléphone ou via internet par les diverses institutions et organismes publics et privés en Algérie. La CIA collecte ses renseignements grâce à des agents officiant dans les deux représentations et à des espions agissant sous couverture, ainsi qu’à travers des échanges diplomatiques avec des responsables du pouvoir ou de l’opposition, des membres de chancelleries étrangères en poste à Alger, des experts, des chefs d’entreprise, ainsi que des journalistes.
Dans le recueil de ses Mémoires qui vient de paraître, l’ex-homme fort de l’armée algérienne, Khaled Nezzar, apporte un nouvel éclairage sur quelques épisodes marquants de l’histoire nationale et régionale algérienne.
Sa réputation de général le plus bavard de la Grande Muette ne se dément pas avec le temps. Grande gueule devant l’Éternel, admiré par certains, honni par d’autres, le général-major Khaled Nezzar, 79 ans, n’a pas son pareil dans l’armée algérienne. Ancien ministre de la Défense avant de prendre sa retraite, acteur de premier plan au sein d’un système où la frontière entre le politique et le militaire n’est jamais étanche, Nezzar a longtemps compté parmi les décideurs les plus influents du pays.
Auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il revient sur sa longue carrière militaire, Nezzar cultive néanmoins encore le goût du secret, comme au temps de la révolution ou du parti unique. Dans le premier tome du Recueil des Mémoires du général Khaled Nezzar, sorti récemment à Alger, il raconte petits et grands épisodes qui ont marqué l’histoire de l’Algérie, notamment entre l’indépendance, en 1962, et le début de la guerre civile, en 1991.
De Ben Bella à Chadli, en passant par Boumédiène, Hassan II ou encore Kadhafi, cet ouvrage retrace une époque dont les grands protagonistes ne sont plus de ce monde, mais qui auront marqué, chacun à leur façon, le cours de l’histoire de leurs pays respectifs.
Stationné avec son bataillon de soldats à Bou-Saâda, à 240 km au sud-est d’Alger, Khaled Nezzar reçoit de Boumédiène l’ordre de marcher sur Alger aux côtés de l’armée des frontières. Objectif : porter Ahmed Ben Bella à la tête du jeune État algérien. « Tournez les canons vers le bas, lui dit Boumédiène, je ne veux pas de sang, mais il faut arriver à Alger. »
Et Nezzar de brosser un portrait saisissant de ce colonel aussi ambitieux que taciturne. Un visage « osseux et anguleux avec des pommettes saillantes, un front immense, des yeux petits et presque sans cils, une lippe charnue, immobile, pour cacher une dentition ravagée par le mauvais tabac ». Bien sûr, l’âge, l’exercice du pouvoir, une meilleure hygiène de vie et une heureuse vie de couple après des années de célibat avaient changé Boumédiène. Mais cet homme aux multiples facettes gardera toujours ce regard si particulier.
« IL N’Y A AUCUNE HUMANITÉ DANS LE REGARD DE HOUARI BOUMÉDIÈNE QUAND IL SE POSE SUR CELUI QUI A FAIT NAÎTRE SA VINDICTE »
« Un regard fixe, écrit Nezzar, vibrant d’un flux intensément expressif, venant de ces profondeurs de l’être où naissent des instincts primitifs de certains animaux qui savent que, pour survivre, ils doivent mordre et terrasser. Il n’y a aucune humanité dans le regard de Houari Boumédiène quand il se pose sur celui qui a fait naître sa vindicte. » Ses nombreux opposants morts, exilés, excommuniés ou assassinés en savent quelque chose, à commencer par Ahmed Ben Bella, que Boumédiène a porté au pouvoir avant de l’en déloger.
Ben Bella et les sous-marins égyptiens
Les historiens avancent plusieurs raisons pour expliquer la rupture entre Boumédiène et Ben Bella qui débouchera sur le coup d’État du 19 juin 1965. Khaled Nezzar rapporte un épisode qui marque, selon lui, le divorce officiel entre les deux anciens partenaires. Mai 1965. Ministre de la Défense et vice-président, Boumédiène se rend à Moscou à la tête d’une importante délégation militaire.
Irrité par ce déplacement, Ben Bella ordonne le rapatriement de l’avion qui avait conduit les Algériens en URSS. Sans en avertir Boumédiène. À Moscou, les Soviétiques insistent pour que celui-ci prolonge son séjour afin d’assister à la fête nationale du 9-Mai. Les égards avec lesquels est traité son ministre de la Défense agacent Ben Bella, qui dépêche une autre délégation pour prendre part aux cérémonies commémoratives. La crise qui couvait entre les deux hommes sort du cadre algéro-algérien pour prendre une dimension internationale.
QUE FAISAIT L’OFFICIER ÉGYPTIEN DANS UN HÔTEL DE LA CAPITALE ET POURQUOI DES SOUS-MARINS SE TROUVAIENT-ILS NON LOIN DU PORT D’ALGER ?
Embarrassés par les rivalités qui minent les deux délégations présentes sur leur sol, les Russes multiplient les acrobaties pour faire en sorte que les frères algériens ne se croisent pas. Bien que stoïque et flegmatique, Boumédiène vit l’initiative de Ben Bella comme un affront personnel. C’est un casus belli. « C’est ce jour, peut-être, que Ben Bella a scellé son sort », pense Khaled Nezzar.
Que faisait l’officier égyptien dans un hôtel de la capitale et pourquoi des sous-marins se trouvaient-ils non loin du port d’Alger ? Peut-être que le président égyptien Gamal Abdel Nasser, qui avait pris sous son aile Ahmed Ben Bella, comptait intervenir en Algérie pour sauver la tête de son ami. Ulcérés par le coup d’État qui a renversé leur allié, les Égyptiens réclament à Boumédiène la restitution des cinq avions de chasse MIG-15 qu’ils avaient offerts à l’Algérie en guise de cadeau d’indépendance.
Les regrets du patron de la SM
Alger, décembre 1978. Après une agonie d’un mois et demi, Houari Boumédiène s’éteint à l’âge de 46 ans. Discrète pendant que le défunt se mourait dans une chambre stérile de l’hôpital Mustapha d’Alger, la bataille pour sa succession oppose Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères et dauphin autoproclamé, à Mohamed Salah Yahiaoui, patron du FLN. Mais, contre tous les pronostics, un troisième homme apparaît sur les écrans radars.
Il s’agit du colonel Chadli Bendjedid, chef de la 2e région militaire. Sauf que sa candidature n’agrée pas tous ses collègues de l’armée, notamment Khaled Nezzar et Selim Saadi, chef de la 3e région militaire. Nezzar écrit : « Selim et moi étions convaincus que Chadli était le moins qualifié pour exercer la magistrature suprême. Il a des connaissances politiques limitées et un caractère émotif et influençable. »
MOINS MALLÉABLE ET INFLUENÇABLE QU’IL N’Y PARAÎT, REDOUTABLE TACTICIEN ET FIN STRATÈGE, CHADLI S’EMPLOIERA À « DÉBOUMÉDIÉNISER » LE POUVOIR
Les réserves des deux hommes n’auront pas d’influence sur la suite des événements. Chadli sera désigné comme successeur officiel de Houari Boumédiène grâce au travail en coulisses de Kasdi Merbah, le directeur de la redoutable sécurité militaire (SM), qui détient des dossiers sensibles sur tous les dirigeants algériens.
Pourquoi Merbah a-t-il écarté Bouteflika et Yahiaoui ? Son principal souci, expliquera-t-il plus tard, était de désigner un officier afin de préserver l’unité et la cohésion de l’armée, véritable détentrice du pouvoir et garante de la stabilité du pays. « En réalité, juge Nezzar, le chef des services, dans la perspective de conserver la réalité du pouvoir, avait choisi l’homme dont le profil psychologique lui convenait. » En clair, Chadli serait une marionnette entre les mains de Merbah. Mais ce dernier s’est lourdement trompé.
Moins malléable et influençable qu’il n’y paraît, redoutable tacticien et fin stratège, Chadli s’emploiera à « déboumédiéniser » le pouvoir en écartant progressivement la vieille garde, à commencer par Kasdi Merbah, qui sera assassiné par un groupe terroriste en 1993. Quelques années plus tard, son épouse rencontre Khaled Nezzar au cours d’un voyage. Dans l’avion, elle lui fait cette confidence : « Mon mari répétait souvent, avec un soupir, “j’aurais dû écouter Khaled Nezzar”. »
Chadli et le mur marocain
Peu après l’arrivée au pouvoir de Chadli, en février 1979, Hassan II entame la construction du fameux « mur de défense », de 2 720 km, une ligne de fortification pour se protéger des attaques du Front Polisario. Et tente, parallèlement, de se rapprocher de l’Algérie, avec laquelle les relations diplomatiques sont rompues depuis mars 1976.
Grâce aux bons offices des Saoudiens, Hassan II et Chadli Bendjedid se rencontrent une première fois en février 1983, à la frontière algéro-marocaine. Pour Khaled Nezzar – alors chef de la 2e région militaire, qui longe la frontière entre les deux voisins –, ce rapprochement est une ruse de la part du roi du Maroc, qui fait miroiter une solution politique à la crise entre Alger et Rabat.
« Hassan II a des arrière-pensées, écrit Nezzar. Le roi a tout ce qui manque à Chadli : la connaissance parfaite du dossier, la psychologie des hommes, la capacité à feindre et le manque de scrupules qui facilite les volte-face. Chadli n’a pas mesuré au juste prix ce que coûterait à Hassan II, sur le plan intérieur, un abandon de sa politique agressive au Sahara. »
Avec Mohamed Touati, chef d’état-major de la 3e région militaire, Nezzar adresse un mémo à Chadli « pour attirer son attention sur les raisons de ce brusque accès d’amitié envers l’Algérie » de la part du monarque marocain. Les deux hommes proposent des mesures pour empêcher la construction du mur : ouvrir aux combattants du Polisario un champ d’action pour pénétrer dans le territoire marocain, consolider les forces motorisées de l’armée algérienne et, enfin, déployer les hélicoptères de combat et les MIG pour protéger l’espace aérien de l’Algérie.
Lors d’un conclave à Béchar avec le commandement militaire, Chadli approuve le plan, mais refuse de le faire appliquer. Pourquoi ? Explication de Nezzar : « Il se trouve auprès du président des avis opposés, au motif que ce plan pourrait conduire à une guerre généralisée et que le contexte international n’est pas favorable. »
Quand Nezzar plante le roi
Mai 1991. Hassan II est à Oran à l’invitation du président algérien. Au cours du dîner offert en son honneur, le roi échange avec Khaled Nezzar, alors ministre de la Défense. Ce dernier lui fait part de la vision des généraux algériens des relations entre les deux voisins. « Nous militaires, lui confie-t-il, ne souhaitons qu’une chose : que les problèmes qui existent soient résolus – et résolus d’une façon pacifique. Ensuite nous aimerions nous engager avec l’armée marocaine dans une coopération pour créer les conditions d’une défense commune. L’union du Maghreb sera acquise dès lors que les économies et les forces armées des deux pays en seront les piliers et le moteur. »
Réplique du souverain marocain : « Si c’est comme ça que vous voyez le Maghreb, envoyez, dès demain, une brigade s’installer à Rabat. » Le ministre algérien de la Défense sait que le souverain marocain a une trop grande connaissance de la politique algérienne pour être honnête. « La façon dont est articulée l’Assemblée populaire nationale [APN] n’a pas de secrets pour lui », admet-il.
Le dîner terminé, Chadli demande à Nezzar de faire visiter à son hôte la base navale de Mers el-Kébir, ainsi que ses installations. Pour Nezzar, cette demande est plus qu’embarrassante. Comment le patron de l’armée pourrait-il jouer les guides avec Hassan II alors que les chars algériens sont sur le pied de guerre et que les unités sont sous pression ? Comment dévoiler aux officiers marocains les détails de la principale base navale du pays ? Le risque de démobilisation des troupes de Nezzar n’est pas exclu.
Que faire ? Avaler la couleuvre ou désobéir à l’initiative présidentielle, qu’il juge incongrue ? Khaled Nezzar décide de planter tout le monde et reprend l’avion pour Alger. Le lendemain, le secrétaire général du ministère marocain de la Défense, le commandant de la gendarmerie royale et le directeur des services de sécurité lui rendent visite dans son bureau pour lui transmettre une invitation royale à se rendre à Rabat. Nezzar ne donnera pas suite.
Rabat accepte de livrer le chef du GIA
Si Khaled Nezzar n’est pas allé à Rabat pour honorer cette invitation de Hassan II, il s’y rendra pour une occasion très particulière au printemps 1993. L’Algérie est alors plongée dans une effroyable guerre civile depuis déjà une année quand Abdelhak Layada, fondateur et chef du Groupe islamique armé (GIA), se rend discrètement au Maroc sous une fausse identité pour s’y cacher et tenter de se procurer des armes. Les services de renseignements algériens le localisent dans un hôtel de Oujda, près de la frontière algérienne.
Comment faire pour mettre la main sur Layada ? Organiser une opération à l’intérieur du territoire marocain, au risque de provoquer une crise diplomatique entre les deux capitales, ou informer les Marocains de sa présence sur le sol ? Khaled Nezzar décide d’appeler Driss Basri, ministre de l’Intérieur, pour évoquer la situation sécuritaire sans mentionner le cas d’Abdelhak Layada.
Le général Smaïn Lamari, numéro deux du DRS algérien (les services secrets, dissous en 2016), se rend alors au Maroc pour informer les Marocains de la présence du chef du GIA à Oujda et réclamer sa livraison. Les Marocains n’accèdent pas tout de suite à cette demande. Hassan II souhaite d’abord s’entretenir à Rabat avec Khaled Nezzar. Dans une villa royale, la rencontre entre les deux hommes dure deux heures. Alors qu’ils évoquent les modalités de la remise à l’Algérie du chef terroriste, le souverain marocain se tourne vers son hôte en s’exclamant : « Vous vous rendez compte, nous avons récupéré des stocks d’armes ! »
HASSAN II VA SE SERVIR DE CET ATTENTAT COMME D’UNE MACHINE INFERNALE CONTRE L’ALGÉRIE
Khaled Nezzar est convaincu que les services marocains ont menti à leur roi. Pour lui, l’emplacement des stocks d’armes a été révélé aux Marocains par Smaïn Lamari lors de son séjour au Maroc. Comment ? Ayant infiltré un réseau de soutien au GIA, les services algériens avaient noté les numéros de ces armes pour faciliter leur traçabilité. Le 29 septembre, Abdelhak Layada est officiellement extradé vers l’Algérie, où il sera jugé et condamné à mort. Gracié, il vit aujourd’hui libre, dans une banlieue d’Alger.
Son passage au Maroc provoquera un dommage collatéral, qui pèse encore sur les relations entre les deux capitales. Selon Nezzar, c’est l’une des armes automatiques de ces stocks qui a été utilisée dans l’attentat qui secouera, en août 1994, un hôtel à Marrakech. « La preuve que cet attentat a été monté par les services marocains, écrit Nezzar. Hassan II va se servir de cet attentat comme d’une machine infernale contre l’Algérie. » L’attaque aura comme conséquence la fermeture, jusqu’aujourd’hui, des frontières entre les deux pays.
Kadhafi implore l’aide algérienne
Mars 1987. Les troupes tchadiennes, appuyées par l’aviation française, prennent d’assaut la base libyenne de Ouadi Eddoum, dans la bande d’Aouzou, annexée par le colonel Kadhafi. Craignant que les Tchadiens ne remontent vers le nord pour s’emparer de territoires libyens, le « Guide » sollicite une aide militaire d’urgence auprès de l’Algérie.
Chadli charge Khaled Nezzar, chef d’état-major, d’une mission à Tripoli. Sous une tente dans le palais Al-Aziziya, il rencontre Kadhafi pour connaître la nature de l’aide attendue. De retour à Alger, Nezzar élabore un plan qui prévoit surtout le déploiement de troupes algériennes dans le nord de la Jamahiriya afin de permettre aux armées libyennes de défendre leur territoire au sud.
Le plan validé par Chadli, Nezzar retourne à Tripoli pour le soumettre au colonel. Ce dernier donne son accord, mais pose cette condition : « Les unités algériennes doivent venir sans munitions ! Il leur sera alloué, sur place, des munitions d’instruction à justifier par le reversement des étuis », rapporte Nezzar dans son livre. Les Algériens sont estomaqués par cette requête du colonel. Informé, Chadli reste sans voix. Le plan d’aide tombe à l’eau. « Nous doutons de l’équilibre mental de celui qui ose imaginer une telle aberration », conclut Nezzar.
Acteur de légende et première star noire d’Hollywood, Sidney Poitier est mort à 94 ans, a annoncé vendredi le vice-Premier ministre des Bahamas, où l’acteur a grandi.
« Nous avons perdu une icône, un héros, un mentor, un combattant, et un trésor national », a écrit le vice-Premier ministre Chester Cooper sur sa page Facebook à propos de l’acteur de La Chaîne ou encore de Dans la chaleur de la nuit, sans mentionner la cause de son décès.
Né prématuré à Miami, en Floride, le 20 février 1927, à l’occasion d’un déplacement de ses parents venus des Bahamas voisines, Sidney Poitier obtient ainsi la double nationalité américaine et bahaméenne.
En 1964, il est le premier Afro-Américain à remporter l’Oscar du meilleur acteur pour Le Lys des champs. « Le voyage a été long pour en arriver là », lançait-il très ému, en recevant la statuette dorée.
Grâce à ses rôles, le public a pu concevoir que des Afro-Américains pouvaient être médecin (« La porte s’ouvre » – 1950) , ingénieur, professeur (« Les anges aux poings serrés » – 1967), ou encore policier (« Dans la chaleur de la nuit » – 1967).
« Les espoirs de tout un peuple »
Mais à 37 ans, lorsque l’acteur au sourire incandescent reçoit son Oscar, il est la seule star de couleur à Hollywood. « L’industrie cinématographique n’était pas encore prête à élever plus d’une personnalité issue des minorités au rang de vedette », décryptait-il dans son autobiographie This Life.
« À l’époque,(…) j’endossais les espoirs de tout un peuple. Je n’avais aucun contrôle sur les contenus des films (…) mais je pouvais refuser un rôle, ce que je fis de nombreuses fois ».
Dans Devine qui vient dîner ? en 1967, il campe le fiancé d’une jeune bourgeoise blanche le présentant à ses parents, un couple d’intellectuels qui se croient ouverts d’esprit. La rencontre est un choc, et donne un film majeur sur le racisme de l’époque.
Les militants de la cause noire critiquent cependant âprement Sidney Poitier pour avoir accepté ce rôle de médecin de renommée internationale, aux antipodes des discriminations dont souffrent ses pairs. Il est désigné comme le « Nègre de service », « fantasme de blanc ». Ses qualités irréelles de gendre idéal masquent sa négritude et les problèmes racistes, estiment-ils.
En 2002 Sidney Poitier recevait un Oscar d’honneur pour « ses performances extraordinaires, sa dignité, son style et son intelligence ».
Soixante ans après les accords d’Evian, le président français a entrepris de « réconcilier les mémoires ». Mais il pourrait bien s’être trompé de combat.
« Réconcilier les mémoires » entre la France et l’Algérie. Emmanuel Macron en a fait le chantier mémoriel de son quinquennat. Si ses opposants lui reprochent un tempo saccadé, le président français s’est emparé du sujet comme aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait. Déjà, en 2017, il annonçait la couleur lors d’une interview à la télévision algérienne. En déplacement dans le pays, le candidat d’alors avait décrit sans détour la colonisation comme « un crime contre l’humanité ».
À son arrivée à l’Élysée, sa mue en chef d’État s’est opérée et il a rapidement accéléré la cadence des annonces : ouverture d’archives, reconnaissance, en septembre 2018, de la responsabilité de la France dans la mort du mathématicien Maurice Audin en 1957, rapport Stora en janvier 2021, puis qualification, le 2 mars, du meurtre de l’avocat Ali Boumendjel de « crime français ». Une position osée et assumée, quitte à bousculer au sein des profondeurs de l’État français. Parce qu’il s’agit bien de cela. Raconter ce que l’État fut, les faits qui l’accusent, sans pour autant remettre en cause le sacro-saint triptyque républicain.
Pacification posthume des histoires
Malgré la témérité dont il fait preuve, Emmanuel Macron ne peut se défaire des ombres du passé, nichées dans les plis de l’Histoire. Et l’expression « réconciliation des mémoires » en est la formulation la plus à-propos. Un euphémisme qui révèle bien plus qu’il ne dit. Tout est politique et le choix des mots n’échappe pas à l’axiome.
À VOIR COMBIEN LE SUJET DE LA GUERRE D’ALGÉRIE ALIMENTE LES POPULISMES, IL EST URGENT DE SOLDER CETTE HISTOIRE
Emmanuel Macron, qui n’a pas vécu cette guerre, a bien saisi, pourtant, les enjeux liés à cette pacification posthume des histoires. Comme le rappelle l’historien Benjamin Stora, plus de 7 millions d’individus sont les héritiers de la guerre d’Algérie, qu’ils soient descendants d’appelés, de militants FLN, de harkis ou de rapatriés. À voir combien le sujet occupe l’inconscient des débats politiques français sur l’islam, l’immigration ou le passé colonial, et alimente les populismes de tous bords – dont le zemmourisme –, il est évidemment urgent de solder ce pan d’histoire.
Écrire un nouveau chapitre du roman national
Or cette maxime qui consisterait à « réconcilier les mémoires » cache en creux un impensé. Un silence étouffé par le bruit des slogans politiques. Est-ce vraiment aux « mémoires », c’est-à-dire à leurs dépositaires, à leurs héritiers, de bâtir cette réconciliation ? N’existe-t-elle pas déjà, cette concorde ? Dans la vie quotidienne et réelle, la question de la guerre d’Algérie n’est pas au cœur des discussions, mais prend la forme de blessures silencieuses, intimes, pudiques, de celles que l’on garde pour soi. Et si elles s’expriment, c’est souvent à travers les stimuli du déclassement social, du chômage, du manque de pouvoir d’achat, du goût pour le complotisme, du racisme le plus cru, de la bêtise. Les affres de cette histoire douloureuse éclatent au grand jour comme le révélateur chimique d’un mal être social et identitaire.
Pourquoi, alors, cette expression est-elle devenue un leitmotiv ? Est-ce le remède espéré à cette nausée que provoquent les pages indignes de l’histoire française ? La République projette une attente sur les millions de citoyens liés à la dernière séquence décoloniale. Ils porteraient, en eux, les ressources pour dénouer les écheveaux de la société, ce qui la contraint en son cœur, l’empêche d’écrire son roman national, d’ouvrir un nouveau chapitre. Plus que « les mémoires », ce sont les faits qu’Emmanuel Macron devrait réconcilier avec le récit républicain.
6 janvier 2022 à 09:44
Par Nadia Henni-Moulaï
Journaliste, auteure de « 1954-1962 – La guerre d'Algérie. Portraits croisés » (aux éditions Les Points sur les i)
Fabrice Riceputi, enseignant d’histoire et membre de l’association Histoire coloniale et postcoloniale, a mis en ligne le site « 1 000 autres », qui recense les fiches écrites par les autorités françaises sur quelque mille personnes disparues en 1957 pendant la bataille d’Alger.
Opérationnel depuis le 15 septembre, le site 1 000 autres est animé par les historiens du collectif Histoire coloniale et postcoloniale et l’Association Maurice Audin. En 1957, la capitale algérienne a été le théâtre d’une intense bataille qui a coûté la vie à environ 3 000 personnes. C’est dans ce contexte qu’a notamment disparu Maurice Audin.
Pour Fabrice Riceputi, enseignant d’histoire et membre de l’association Histoire coloniale et postcoloniale, le projet « 1 000 autres » peut aider à reconstituer l’Histoire. Depuis sa mise en ligne, lui et ses collaborateurs ont déjà reçu une dizaine de réactions de personnes ayant retrouvé un proche parmi leurs fiches.
Jeune Afrique : Où et quand avez-vous trouvé ces documents ? Étaient-ils faciles d’accès ?
Fabrice Riceputi : J’ai découvert le dossier dans le cadre de mon travail sur Paul Teitgen, un ancien résistant et déporté durant la Seconde guerre mondiale, qui avait travaillé dans la police à Alger et dénoncé des crimes de guerre. C’était en 2017, aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, dans le sud de la France. Il s’agit de documents provenant de la préfecture d’Alger, plus précisément du Service des liaisons nord-africaines. En clair, c’était un outil de surveillance politique des Algériens.
SUR LES DOCUMENTS, ON TROUVE PRESQUE TOUJOURS LE NOM, LE PRÉNOM, LA PROFESSION, LA DATE ET LE LIEU D’ARRESTATION
Le dossier n’était pas particulièrement protégé. En fait, un certain nombre d’archives ne peuvent être communiquées publiquement avant soixante ans. C’est le cas de ce dossier, qui a longtemps attendu dans les cartons dans lesquels nous l’avons trouvé. En 1957, en pleine guerre d’Algérie, le gouvernement de Guy Mollet avait cédé face à l’opinion publique, et autorisé une commission à enquêter sur la répression par les autorités françaises. Cet organe, notamment sur indication de Teitgen, avait demandé à avoir accès aux fichiers de la préfecture, mais la demande avait été rejetée.
De combien de fiches disposez-vous ? Que disent-elles ?
Nous disposons d’environ 1 012 fiches, dont quelque 850 proviennent des cartons trouvés à Aix-en-Provence. Certaines concernent d’ailleurs des personnalités de premier plan de la lutte indépendantiste, comme celle de Djamila Bouhired. Pour celles exhumées récemment, toutes proviennent d’Alger et portent sur une période allant de mars à octobre 1957. La bataille d’Alger, elle, court grossièrement de janvier à octobre. Même si leur contenu diffère, on trouve presque toujours le nom, le prénom, la profession, la date et le lieu d’arrestation. Celle de Maurice Audin, par exemple, précise : « en cas de découverte, prévenir son épouse… »
Ces fiches donc, sont celles de « disparus ». Elles peuvent aider à reconstituer des histoires, des parcours, des biographies et des événements. À l’époque, elles devaient aussi servir à répondre aux nombreuses personnes se manifestant pour dire qu’un de leur proche avait disparu. Dans plus de 70% des cas environ, les demandes de proches de personnes disparues restaient sans réponse. On trouve des cas dans lesquels l’armée a répondu que l’individu avait été libéré, alors que la presse annonçait dans le même temps son exécution…
CES FICHES PEUVENT AIDER À RECONSTITUER DES HISTOIRES, DES PARCOURS, DES BIOGRAPHIES ET DES ÉVÉNEMENTS
Existe-t-il d’autres dossiers comme celui-ci ?
C’est difficile à savoir. Avant sa mort, Paul Aussaresses [général de l’armée française et défenseur de l’usage de la torture en Algérie, ndlr] avait confié avoir tenu à jour un dossier dans lequel le « L » de « libéré », en face de certains noms, signifiait en fait que le détenu était mort… Mais personne n’a jamais vu ce dossier. On sait une chose : un des premiers actes des officiers parachutistes en mai 1958, suite au coup d’État du 13 mai, a été de détruire ces documents. On dispose de films montrant des militaires les sortir de la préfecture pour tout faire disparaître.
Le site a été mis en ligne dans la foulée de la reconnaissance de l’usage systématique de la torture en Algérie par le président français Emmanuel Macron. Est-ce fortuit ?
Nous avions les fiches et nous savions ce que nous voulions en faire. Nous savions aussi qu’il se préparait des annonces importantes et nous ne voulions rien compromettre.
À qui appartiennent ces documents ?
À l’État français. Emmanuel Macron a évoqué l’idée de transmettre les archives, mais on parle de centaines de kilomètres de rayonnage. Je pense que c’est de l’esbroufe.
Je viens de prendre connaissance de vos propos tenus le 3 janvier : « En Algérie, il y a eu effectivement des exactions, il y a eu des pages sombres de l’histoire de France qui ont été écrites mais crimes contre l’humanité, c’est ce qu’on reproche aux nazis et à Hitler, et je ne pense pas qu’on puisse parler de crimes contre l’humanité ». Je dois dire que je suis inquiet qu’une candidate à la Présidence de la République puisse déclarer une telle énormité.
Appelé pendant la Guerre de Libération de l’Algérie, j’ai été affecté de juin 1961 à mars 1962 à la Villa Susini à Alger. Cette Villa a eu le « privilège » d’être un centre de torture qui a fonctionné pendant toute cette période (d’autres centres de torture à Alger n’ont fonctionné que quelques mois ou quelques années). C’est là que Jean-Marie Le Pen s’est « remarquablement » distingué pendant la Bataille d’Ager, faisant disparaître, selon les rumeurs, des corps dans des cuves d’acide. La Légion étrangère avait « abrité » de nombreux SS qui s’y étaient réfugiés pour échapper aux jugements, mais qui ont mis en œuvre leur expérience et formé des tortionnaires français.
Je vous joins mon livre de témoignage sur cette triste expérience que j’y ai vécue dans cette villa. Je vous invite aussi à visiter mon site qui devrait vous permettre de combler une partie de vos lacunes au sujet de cette période.
Comment pouvez-vous dire, compte tenu de la pratique institutionalisée de la torture, qu’il ne se serait pas commis de crimes contre l’humanité. En 2002, dans le cadre des émissions qui allaient éclairer la commémoration du 40ème anniversaire de la fin de cette Guerre, un documentaire, essentiellement tourné à la Villa Susini (dans lequel je témoigne) est passé sur France 2 relatant justement ces tortures et tout particulièrement les viols massivement utilisés alors.
Mais il n’y a pas eu que ce type de crimes contre l’humanité commis au nom de la France. La liste est longue : il y a eu aussi les crevettes Bigeard, les camps d’internement pudiquement appelés de regroupement (à ce sujet, le rapport Rocard établi avant la fin de cette guerre dénombrait déjà plusieurs centaines de milliers de morts).
Il y a eu aussi ces crimes de guerre comme les villages rasés au napalm : les historiens estiment entre 600 et 800 villages. Sur mon site vous trouverez le reportage que j’ai fait quand j’ai découvert les ruines de ce village de Zaatcha, village alors de 800 habitants (2 fois Oradour sur Glane, même si ce n’est pas seulement le nombre des victimes qui en détermine l’importance) et ce, dès novembre 1954. Dans les crimes de guerre il y a aussi l’utilisation du Gaz VX et Sarin, les essais nucléaires au Sahara...
Il y a eu également ces crimes d’état (même si dans ce cas il n’y a pas eu de définition juridique) commis à Paris le 17 octobre 1961 et le 8 février 1962 où la décision de répression a été prise en conseil des ministres. Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive !!!
Alors, non, Madame de tels propos sont inacceptables, d’autant plus pour une candidate à la fonction suprême à la Présidence de la République. Un tel négationnisme est comparable à celui de Jean-Marie Le Pen considérant que les chambres à gaz sont un « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale »
Merci cher Henri pour ta lettre que tu as envoyée à Pécresse et je tiens à rajouter ce crime contre l'humanité car comme les nazis la France coloniale et raciste a aussi brûlé des corps dans des fours à chaux
Arrestations de civils menés vers leur propre exécution avant de finir brûlésdans desfoursà chaux de Guelma.
J’ai honte de cette France là : ce qui m’a le plus marqué dans le documentaire d’hier soir : « L’autre 8 mai 1945 » à la manière des nazis, l’armée coloniale française a employé des fours à chaux pour brûler des corps.
Le 8 mai 1945 signifie la fin du nazisme. Il correspond aussi à l’un des moments les plus sanglants de l’histoire nationale. La répression colonialiste venait d’y faire ses premiers accrocs face à une population farouchement déterminée à se promouvoir aux nobles idéaux de paix et d’indépendance.
Faim, famine, chômage et misère semblaient résumer la condition sociale de la population musulmane algérienne colonisée par la France, population surtout agricole souvent déplacée car les colons s’étaient saisis des meilleures terres, et de plus dans une période de guerre, de sécheresse et d’invasion de criquets. « Des hommes souffrent de la faim et demandent la justice… Leur faim est injuste. » écrivait Albert Camus début 1945 dans Combat.
Le 8 mai 1945 fut un mardi pas comme les autres en Algérie. Les gens massacrés ne l’étaient pas pour diversité d’avis, mais à cause d’un idéal. La liberté. Ailleurs, il fut célébré dans les interstices de la capitulation de l’état-major allemand. Ce fut la fin d’une guerre. La Seconde Guerre mondiale. Cela pour les Européens.
Mais pour d’autres, en Algérie, à Sétif, Guelma, Kherrata, Constantine et un peu partout, ce fut la fête dans l’atrocité d’une colonisation et d’un impérialisme qui ne venait en ce 8 mai qu’annoncer le plan de redressement des volontés farouches et éprises de ce saut libertaire.
« S'il n'y a pas de corps, il n'y a pas de victimes à recenser »
Le gouvernement français provisoire, ordonne l'intervention de l'armée dans une répression violente contre la population musulmane. La marine y participe avec son artillerie, ainsi que l'aviation. La répression, menée par l'armée et ses milices, est d'une incroyable violence : exécutions sommaires, massacres de civils, bombardements de mechtas. Deux croiseurs, le Triomphant et le Duguay-Trouin, tirent plus de 800 coups de canon depuis la rade de Bougie sur la région de Sétif.
L'aviation bombarde et rase complètement plusieurs agglomérations kabyles. Une cinquantaine de mechtas sont incendiées. Les automitrailleuses font leur apparition dans les villages et elles tirent à distance sur les populations. Les blindés sont relayés par les militaires arrivés en convois sur les lieux.
À l'image d'une milice de 200 personnes qui se forme à Guelma sous l'impulsion du sous-préfet André Achinais qui distribue toutes les armes disponibles, soit les 60 fusils de guerre qui équipaient les tirailleurs et se livre à une véritable chasse aux « émeutiers ».
Pendant deux mois, l'Est de l'Algérie connaît un déchaînement de folie meurtrière. De nombreux corps ne peuvent être enterrés, ils sont jetés dans les puits et dans les gorges de Kherrata.
Des miliciens utilisent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres. Un témoin du massacre qui habitait à quelques centaines de mètres du four à chaux décrit l'insupportable odeur de chair brûlée et l'incessant va-et-vient des camions venant décharger les cadavres, qui brûlaient ensuite en dégageant une fumée bleuâtre. Les auteurs de cette épuration décidèrent de réemployer les «techniques» que les nazis allemands avaient utilisées dans les camps de la mort. Ils brûlèrent les corps dans des fours selon la logique voulant que «s'il n'y a pas de corps il n'y a pas de victimes à recenser».
L' histoire n'en retiendra rien, le négationnisme étant pour les autres. Un bachagha travaillant pour l'administration française expliqua dans les colonnes d'un journal de l'époque : «Jamais, tant que je vivrai, je n'oublierai le souvenir de ces viols, ces incendies, de ces canons, de ces mitrailleuses, de ces troupes, l'arme au pied, amassées aux abords du village et dans le village, de ces arrestations, de ces exécutions massives, de ces délations de fellahs terrorisés…».
Pendant de longs mois, les Algériens musulmans qui, dans les campagnes, se déplaçaient le long des routes continuèrent à fuir pour se mettre à l'abri, j'ai vu des Français faire descendre d'un camion cinq personnes les mains ligotées, les mettre sur la route, les arroser d'essence avant de les brûler vivants». Un massacre sans précèdant qui se produisait au moment ou des défilés officiels étaient organisés en Algérie même pour célébrer la capitulation allemande et la fin de la guerre.
Le nombre de victimes
Le nombre de victimes algériennes reste encore aujourd’hui impossible à établir mais on peut l’évaluer à plusieurs dizaines de milliers de morts. Le consul général américain à Alger parlera de 40.000 morts. Les Oulémas plus proches du terrain, avanceront le chiffre de 80.000 morts.
Selon l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, « la seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes et que reste, dans les mémoires de tous, le souvenir d’un massacre qui a marqué cette génération ».
L’autre 8 mai 1945 marque le début de la guerre d’Algérie et, aujourd’hui, en France, il y a encore des nostalgiques du colonialisme, il y a encore des nostalgiques de l’Algérie Française… vos amis… nous savons qui ils sont… ils vous accompagnaient lors de la sortie du film " Hors la Loi " en avant-première à Marseille… ce sont des xénophobes et des racistes… leur chef a dit un jour : « les fours crématoiresne sont qu'un « point dedétail de l'Histoirede la Seconde GuerreMondiale ».
Honte à celui qui a osé dire cela.
Honte à vous qui êtes ses amis.
Guelma: le four à chaux d’Héliopolis, le crématoire pour les martyrs du 8 mai 1945
Ci-dessus :Les rails menant au camp d'extermination
d'Auschwitz-Birkenau, en Pologne occupée par les nazis.
Joséphine Baker au Panthéon - Capture d'écran du site de l'Elysée
Panthéoniser… Le dictionnaire en donne la définition suivante : « Honorer une personnalité en transférant ses restes au Panthéon ». Ce monument a été destiné aux illustres, hommes de préférence puisqu’avec cette nouvelle entrée, six femmes y sont représentées sur 81 honorés. L’opération a eu, depuis son lancement, des laudateurs, des détracteurs et des sceptiques. Dans Le Monde diplomatique, Alain Garrigou en a retracé l’histoire non linéaire sur deux siècles ; c’est le 4 avril 1791 que l’Assemblée constituante a fait de l’Église Sainte Geneviève, le « Panthéon des grands hommes ». Rappelant la qualification de Mona Ouzouf (« École normale des morts ») et l’aspect vieillot des cérémonies, il montre que si certains sont entrés au Panthéon, d’autres en sont sortis. Sa mise au point est salutaire pour écorner « l’aperçu d’éternité » que donne un grand monument historique. Il précise encore : « Les controverses sur l’usage du Panthéon ne furent donc pas seulement des querelles parfois ridicules sur les personnages aimés ou haïs, mais expriment des oppositions radicales sur les valeurs ».
Cette dernière phrase s’applique parfaitement au dernier choix d’entrée au Panthéon. En effet, nul n’ignore qu’il y a eu concurrence entre deux femmes. Les pétitions lancées pour soutenir leur candidature ont obtenu : pour Joséphine Baker, 37820 signatures et 35000 pour Gisèle Halimi. Laurent Kupferman avait lancé la pétition sur change.org, « Osez Joséphine au Panthéon », en août 2021 alors que celle pour Gisèle Halimi avait été lancée dès août 2020 par l’Association « Les Effrontées ». En janvier 2021, Benjamin Stora dans le rapport remis au chef de l’État, « sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », listait, à la fin de ses préconisations, « l’entrée au Panthéon de Gisèle Halimi, grande figure féminine d’opposition à la guerre d’Algérie ». Est-il utile de noter que ce n’est pas la seule cause défendue par la célèbre avocate ? De plus, ses qualités d’écrivaine ne sont plus à démontrer et faisaient de son nom, une candidature de poids. La guerre d’Algérie reste, il faut bien le constater, le talon d’Achille de toute reconnaissance publique en France. Il est juste de noter que d’autres noms de femmes à introniser dans le Temple de la République ont été avancés ces dernières années comme ceux d’Olympe de Gouges, de George Sand, de Lucie Aubrac, de Simone Weil ou de Louise Michel.
Sur le site de France Inter, Christine Siméone retrace le parcours de l’aboutissement du 30 novembre 2021. En plus des différentes étapes à remporter dont la plus importante est l’acceptation du Chef de l’État puisque c’est lui qui prend la décision, le ou la candidat(e) doit être de nationalité française et une partie de ses restes doit être disponible. Cependant cette seconde condition connaît des dérogations : ainsi des cercueils vides, comme celui de Joséphine Baker, sont ceux de Germaine Tillion et de Geneviève de Gaulle-Anthonioz en mai 2015.
De nombreuses personnalités ont soutenu la candidature de Joséphine Baker comme Régis Debray, Pascal Bruckner ou Pascal Ory qui a donné les qualifications qui sont revenues dans tous les articles : « artiste populaire, patriote française, militante antiraciste, mère adoptive d’une famille arc-en-ciel ». Le communiqué officiel de décision de panthéonisation insiste. L’artiste serait « l’incarnation de l’esprit français », circonscrit à « la France éternelle des Lumières universelles ». La photo qui accompagne le communiqué est celle de la résistante et non de l’artiste de music-hall…
Dans Diacritik, le 3 décembre 2021, Rodho dessinait :
Puisque, vraisemblablement, c’est la position des candidates par rapport à la guerre d’Algérie qui a été un critère discriminant, nous avons eu la curiosité de voir le rapport à l’Algérie de Joséphine Baker. Car, contrairement à de nombreux écrivains et intellectuels africains Américains – comme James Baldwin ou William Gardner Smith – il ne semble pas qu’elle ait perçu une équivalence entre le racisme subi aux États-Unis et le racisme qui frappait les colonisés en France.
Néanmoins, Farid Alilat dans un article récent de Jeune Afrique redonne avec précision les dates et les raisons de ses séjours en Algérie. La première fois que l’artiste s’y rend, c’est le 1er décembre 1931 – on sort tout juste des fêtes du Centenaire de l’Algérie française –, pour une tournée dans la capitale. Elle loge à l’hôtel Saint George et fait salle comble au « Majestic » : elle y chante, « J’ai deux amours ». En 1936, marquée par son passage à Alger, elle chante « Nuit d’Alger », romance peu « engagée »…
Oh, douce nuit d’Alger Quand la brise se lève Et caresse mon rêve D’un parfum d’oranger Je voudrais que le jour Plus jamais ne se lève
Comme paraissent brèves Les minutes d’amour Je sens au fond de mon cœur Une force qui m’attire Tout me parle de bonheur Chaque étoile est un sourire
Oh douce nuit d’Alger Quand la brise se lève Et caresse mon rêve D’un parfum d’oranger Cachant la tête sous une aile Les oiseaux se sont endormis Dans l’air une fraîcheur nouvelle Renait enfin voici la nuit
Oh douce nuit d’Alger Quand ta brise se lève Et caresse mon rêve D’un parfum d’oranger.
Son second voyage a lieu en janvier 1941 et cette fois, elle loge à l’hôtel Aletti. Elle fait une tournée (Oran, Alger, Mostaganem et Blida) d’une semaine mais fait passer aussi messages et renseignements. Elle part alors au Maroc où elle sera immobilisée plusieurs mois à cause d’une fausse couche et de l’ablation de l’utérus. Rétablie, elle ne repart qu’en 1943 ; elle traverse l’Algérie pour quelques représentations pour les soldats alliés. En octobre 1943, elle donne un gala à l’Opéra d’Alger en présence de de Gaulle qui, dans sa loge où il l’a fait appeler, lui offre une petite croix de Lorraine en or. Elle traverse l’Algérie en jeep et fait une tournée en Tunisie, Égypte, Libye, Liban, Palestine. Elle revient à Alger en 1944 mais cette fois avec l’uniforme de sous-lieutenante de l’armée de l’air de la France Libre (comme officier de propagande). Elle y reste près de cinq mois et retourne ensuite en France à son métier de music-hall. Son troisième voyage est d’ordre personnel : elle retourne à Alger en pleine Bataille d’Alger. C’est alors qu’elle adopte deux orphelins de guerre, Brahim, un petit Kabyle et Marianne, une petite Pied-noire.
Je rejoins alors l’ambiguïté ressentie par Rokhaya Diallo et qu’elle a exprimée dans une tribune du Nouvel Obs du 30 novembre 2021. Des sentiments contradictoires l’habitent face à l’événement : admiration et gêne. Elle reconnaît que J. Baker a, autant qu’elle a pu le faire, détourné les clichés qui construisaient ses spectacles, par le burlesque et l’humour. Sans ce traitement décalé, ils seraient insupportables car la femme « primitive » dénudée, c’était monnaie courante. Elle a su le faire « avec impertinence et majesté » mais « cette exotisation des corps noirs, toujours diffuse au XXIe siècle est fermement ancrée dans notre imaginaire ». Poursuivant son analyse, elle écrit : « De nos jours, aux Noir.e.s qui dénoncent le racisme, on oppose souvent le cas de Joséphine Baker, pensant ainsi prouver l’ouverture de notre pays en comparaison des terribles États-Unis alors éhontément ségrégationnistes. Mais ce mythe de la bienveillance française à l’égard d’Afro-Américain.e.s est fallacieux. Dans son documentaire « les Marches de la liberté », le romancier noir américain Jake Lamar a rappelé ce qui lui permettait de s’extirper des contrôles au faciès réguliers : « Quand ils voient mes papiers, je suis américain et il n’y a plus de problème. Ce n’est pas aussi simple pour mes amis d’origine maghrébine, africaine ou caribéenne. » Hier comme aujourd’hui, la France chérit les Noirs états-uniens tout en faisant subir vingt fois plus de contrôles policiers à ses propres ressortissants lorsqu’ils sont perçus comme arabes ou noirs ».
Joséphine Baker aurait-elle apprécié cet honneur de la République ? Peut-être. Mais ce qui est sûr, c’est qu’une panthéonisation ne peut s’apprécier que du point de vue de celui qui en prend la décision et non du point de vue du défunt ou de la défunte. En 2009-2010, Nicolas Sarkozy avait souhaité panthéoniser Camus et ne put le faire face au refus de son fils, Jean, qui y voyait une récupération de son père par le Président de la République. Le débat fut rude pour Aimé Césaire avec le refus catégorique des Martiniquais de cet honneur bien tardif. Finalement, cela s’est soldé par une plaque à sa mémoire. Il y a ainsi des inscriptions (Toussaint Louverture et Louis Delgrès) et des plaques commémoratives.
Dans l’article qu’il écrivit pour l’entrée au Panthéon de l’image de Césaire, le 6 avril 2011, « La deuxième mort d’Orphée nègre ou le temps des nécrophages », l’écrivain martiniquais, Daniel Boukman, se posait la question : « Et maintenant quel est le nom de l’homme (ou de la femme) d’« outre-mer » que le Préposé aux Affaires Nécrophagiques rêve d’inscrire sur ses tablettes, pour, un jour prochain, en petites bouchées comptées, le dévorer ? » Il a désormais la réponse : d’outre-mer, certes mais pas au sens où on l’entend dans le lexique politique français : ce nom est celui d’une Française née Américaine, Joséphine Baker. Au moment où des débats de plus en plus caricaturaux et scabreux s’expriment haut et fort sur l’identité française et le refus de la pluralité des cultures au sein d’une même nation, il est facile de redorer son blason avec une femme qui a célébré la France sans faire de vagues sur les contradictions de la République. Sa dimension artistique, la plus pérenne dans la mémoire, a permis une cérémonie affichant une « modernité » pour dépoussiérer les habituelles entrées au Panthéon, sans bousculer l’opinion publique et partisane sur tous les thèmes qui font litige : « L’Américaine qui aimait tant Paris coche toutes les cases de la réconciliation mémorielle selon Macron », comme l’écrit Charlie Hebdo.
On peut privilégier une autre mémoire que celle du Panthéon. En effet, la véritable mémoire d’une figure des arts et des lettres ne se constitue-t-elle pas ailleurs dans les « écritures » d’héritiers et d’héritières ? Celles et ceux qui ne restent pas dans l’hagiographie qui demande nécessairement de raboter le peu correct… pour mettre en valeur les contradictions d’un être ?
Notoriétés attestées
En 2017, Catel Muller et José-Louis Bocquet faisaient paraître un roman graphique conséquent au simple titre : Joséphine Baker. Il fallait bien près de six cents pages pour dessiner et raconter la vie tumultueuse de cette artiste. Dans Jeune Afrique de janvier 2017, Catel Muller souligne bien que cette adoption rapide de l’artiste par l’intelligentsia parisienne a été ambigüe : « cette négrophilie est à double tranchant ». Car l’avant-garde renvoie toujours la vedette à une sauvagerie animale, à un primitivisme d’autant plus absurde que cette « sauvageonne africaine », cette « Créole », cette « Tonkinoise » est née dans le Missouri ! Mais la star va déjouer une fois de plus les déterminismes. « Grâce à son humour, à son talent, elle réussit finalement à ne plus être vue uniquement comme une Noire, mais comme une artiste. »
Il m’a semblé que la plus profonde inscription de Joséphine Baker était se trouvait du côté de la recherche d’une célébrité populaire et d’un roman. Combien de petites filles ont-elles été déguisées en Joséphine Baker – pas la résistante mais l’artiste – dans les années trente et après ?
Premier témoignage inattendu : en 2019, David Teboul a édité un récit recueilli auprès de Simone Veil, Simone Veil. L’aube à Birkenau. C’est un livre très original dans sa conception et bouleversant et émouvant dans sa réalisation, mêlant récit, entretiens, photos. Il est très sobre, pudique, prenant. Dans la 3e partie, « Simone et Denise », on tombe sur une photo en pleine page de treize enfants déguisés. L’avant-dernière plus petite est Simone Jacob… déguisée en Joséphine Baker – cheveux plaqués, tutu en raphia mais pas de bananes, le corps noirci. En regardant la photo, sa sœur Denise précise : « C’était un bal déguisé. Tu as été empoisonnée. Pour te déguiser en Joséphine Baker, on t’avait enduit la peau avec un produit. Ta peau ne respirait plus. Tes pores se sont bouchés, ta peau s’est asphyxiée ».
Le second témoignage de la célébrité de Joséphine Baker date de 2005. Gisèle Pineau, romancière guadeloupéenne, publie son sixième roman au Mercure de France. Le roman commence quand la petite fille, protagoniste de l’histoire [que nous allons suivre à travers les pérégrinations de son nom – Josette, Joséphine, Joss], arrive dans l’île de sa grand-mère maternelle, Théodora. Elle vient d’être arrachée, sans préparation et sans ménagement, à la famille d’accueil où elle a été heureuse, de 4 à 9 ans, à la moitié des années 80. Elle est « transférée » de la ferme de la Sarthe à ce lieu où elle doit, lui dit-on, « renouer avec ses racines ». Il lui faut échanger tata Michelle contre grand-mère Théodora. Grâce à cette tata Michelle, Joséphine Baker habite le roman et la vie de la petite fille. Josette est dans l’avion et le sourire commercial de l’hôtesse de l’air lui fait penser à l’âne Bouillon de la ferme, appelée ainsi en détestation du mari de la Baker : « Jo Bouillon était le mari le plus détesté, « avec son air de grand benêt, ses oreilles à moitié décollées et ses yeux morts, je vois vraiment pas ce qu’elle a pu lui dégoter d’intéressant, moi, à ce couillon de Bouillon. Il avait vraiment l’air d’un âne à côté d’elle. On raconte même qu’il était de la jaquette. J’te jure ! », crachait-elle, mi-fâchée, mi-désabusée, gardant intactes, au fond de ses yeux, sa tendresse et sa vénération pour la Baker ».
Désemparée, la petite fille se réfugie dans ses souvenirs qui, en la ramenant à sa tata Michelle, ne peuvent qu’imposer Joséphine Baker. Ainsi, lors de son arrivée à la ferme et après des passages successifs dans des familles d’accueil où elle a été malmenée et mal soignée, son lavage en règle n’est que l’entrée en matière d’autres changements : le plus important, celui de son nom. Tata Michelle s’est mise à l’appeler Joséphine au lieu de Josette. Après lui avoir donné des explications un peu vaseuses, elle lui donne la vraie raison de ce choix, de ce « prénom d’emprunt » : « Tata Michelle me rebattait les oreilles de cette autre Joséphine, vedette internationale, célébrité de son vieux temps, courtisée par des rois et des ducs. A l’entendre, la grande Joséphine qui m’avait précédée dansait et chantait mieux que personne. Elle était née dans la boue et la misère, là-bas chez les sauvages, aux Amériques, à Saint Louis du Missouri ».
Suit alors une biographie de Joséphine Baker qui n’oublie ni la ceinture de bananes, ni les robes de diva, ni son immense célébrité. « Je te jure, parole, ça lui a ouvert les portes de s’appeler Joséphine ». Et pour finir de convaincre la petite fille, Tata Michelle met un disque 45 tours avec la chanson, « Bonsoir, my love ». S’appeler Josette en 1975 est à peine croyable car c’est un prénom de vieille alors que « Joséphine » lui ouvrira toutes les portes : « Je peux te jurer que tu seras une étoile aussi, ma petite Joséphine. Une grande danseuse, une chanteuse internationale… Tu es plus noire qu’elle, faut pas se coller des œillères, mais la chance est de ton côté et je lis dans tes yeux, aussi sûr que deux et deux font quatre, aussi vrai qu’il y a une lune et un soleil qui se pointent à tour de rôle dans le ciel ».
Si la peau noire de Joséphine ne pose pas problème à la mère d’accueil, les cheveux crépus oui. Aussi résout-elle la question en les coupant le plus possible et, pour faire passer la pilule, montre à la petite fille la Baker sur les disques, avec peu de cheveux. Elle coupe, au son de Ram-pam-pam, sa chanson préférée : « Quand Tata me rasait la tête, les enfants ricanaient et me traitaient de mouton noir tondu d’Afrique. Tata Michelle était une vieille folle et moi je n’étais rien d’autre que le jouet de son délire, une poupée entre ses mains ». Mais la musique endiablée de la Joséphine emporte tout et au son répété de la même chanson, les cheveux tombent.
Entre ses souvenirs de la Sarthe et le réel du présent guadeloupéen où elle doit vivre, celle qui désormais s’appelle de nouveau Josette, a des moments d’incertitude sur le lieu où elle se trouve. Ainsi quand sa grand-mère lui dit qu’elles vont aller à Saint-Louis, le sang de Josette ne fait qu’un tour : vont-elles se retrouver dans la ville de naissance de la Baker ? En réalité, elles vont dans la villa de Madame Margareth pour laquelle Théodora semble avoir la même dévotion que Tata pour Joséphine Baker. D’ailleurs, les deux célébrités se superposent souvent dans le roman et dans la perception de la vie de Josette. Celle-ci sait bien que pour expliquer pourquoi « Saint Louis » l’a fait réagir il lui faudrait confier à Théodora ce qu’elle ne lui a jamais dit : son changement de prénom, les chansons qu’elle connait par cœur. Elle se souvient alors, avec une précision extrême, de son déguisement pour le Mardi-gras en Joséphine Baker : « J’était vêtue d’un tricot blanc, d’un collant rose et d’une ceinture de bananes. Elle avait cousu mon costume toute seule, juste en regardant la pochette d’un disque de Joséphine. Elle avait plaqué mes cheveux sur ma tête et sur mon front avec du blanc d’œuf, pour que je ressemble encore plus à la vraie. Elle m’avait prise en photo devant l’école. Elle avait même collé la photo dans son album de fan de Joséphine Baker. […] Malgré tout ça, j’aimais toujours ma Tata ».
Sa grand-mère l’emmène régulièrement chez Madame Margareth que celle-ci soit absente ou présente. C’est une romancière et lorsqu’elle la voit en vrai, Josette est bien déçue de l’écart entre la personne en face d’elle et toutes les jolies photos éparpillées dans la maison. Vieillir est un naufrage pense Josette : il n’y a que Tata pour voir Joséphine Baker belle même à 70 ans ! : « Joséphine Baker avait vieilli avec son siècle, c’était visible à l’œil nu. Sur la fin, elle perdait ses cheveux et ne portait plus que des perruques retenues par des épingles cachées, des tiares de verroterie et des diadèmes de Cléopâtre. Sa chair s’était fanée aussi sûrement que celle de Mémé […] A soixante ans passés, elle continuait à sourire de toutes ses dents sur les pochettes de ses disques, pour faire croire à Tata Michelle qu’elle était toujours la Vénus d’ébène du Missouri, celle qui avait débarqué en 1925 à Paris. La perle noire de la Revue nègre, pauvre Joséphine… Elle avait quand même été écrasée par le bulldozer de la vieillesse ». Avec le temps, Josette a accepté son nom et oublié l’autre : « Et adieu la Vénus d’ébène des années 2000 ! Si quelqu’un m’avait appelée Joséphine dans les rues de Grand-Bourg, je ne me serais pas retournée. J’en avais fini avec ce temps de strass et de paillettes. J’étais redevenue Josette ».
Lycéenne, elle s’appelle plus volontiers Joss que Josette ! Quand le carnaval se prépare, elle va avoir une idée : bien qu’elle se souvienne de la haine et du dégoût pour cette Joséphine Baker quand Tata l’avait déguisée et surtout de l’œuf sur les cheveux, elle décide de reprendre le déguisement mais pour toutes les lycéennes. Après tout, la Guadeloupe est le pays de la banane et toutes ces ceintures de bananes lui rendraient hommage. Comme il n’y a pas d’objection à sa proposition, elle passe à sa réalisation : « Je sais seulement que j’eus le sentiment que j’allais partager mon histoire sarthoise ave la Guadeloupe ».
Joss se venge de l’humiliation ressentie petite fille, la ceinture de bananes devenant « un trophée, un butin de guerre, un trésor de pacotille. C’était un pied de nez fait à la vie. Aussi un cadeau pour Tata ». La vie réservait toutes les surprises possibles. Sa grand-mère est effondrée. Joss se rêve Vénus d’ébène en tête du cortège : « Trois cents Joséphine défileraient le lendemain derrière mon char. Trois cents filles aux cheveux gominés comme ceux de la Miss qui fit trembler Paris. Trois cents ceintures de bananes lâchées au rythme des tambours. Trois cents paires de jambes, courant, sautant et dansant dans les rues de Pointe-à-Pitre. Et nous allions assiéger la ville comme une armée de Barbares ».
Elle envoie des photos à Tata qui est au septième ciel, persuadée d’avoir transmis sa vénération à sa « fille ». Quittant la Guadeloupe après son baccalauréat, Joss s’installe à Paris dans l’appartement de Madame Margareth et malgré ses recherches d’un chemin à suivre, tourne en rond dans le mystère de son abandon et dans le désintérêt que sa mère a toujours manifesté à son égard. Au plus mal, elle se réfugie à la ferme et somme Tata de lui dire la vérité sur sa petite enfance et sur son abandon : « De me la restituer dans toute sa cruauté. Nue. Sans fard ni paillettes ni décor de music-hall ».
Forte de cette vérité, Joss a pu écrire l’histoire de sa vie, « Sous le signe de Joséphine » : le livre a enthousiasmé un éditeur et un film se fait. Elle retourne avec l’équipe de tournage dans la Sarthe et celle-ci propose à Tata et Mémé d’aller au château des Milandes. Tata est ravie mais ne perd rien de sa pugnacité quand elle sent certains membres de l’équipe de tournage se moquaient d’elles et prendre Joséphine Baker pour ce qu’elle n’était pas :
« Qu’en pensez-vous, Tata Michelle ? Une rue portant le nom de Joséphine Baker ! » Tata baissa la tête. « Elle n’aurait pas voulu cela, commença-t-elle avec un chat dans la gorge. Tout ce que Joséphine demandait, c’était que les gens cessent de se battre et se mettent à vivre ensemble pour de vrai. Et moi je suis d’accord… » Le perchiste ricana dans le dos de Tata. Tata se tourna vers lui, le foudroya du regard et puis explosa ; « Qu’est ce qu’il croit, le parigot de mes fesses ! Qu’on est des bêtes de foire ! Je vois bien que depuis le début que vous voulez nous faire passer pour des dindes parce qu’on habite à la ferme ! Vous tous, vous êtes rien que des veaux ! […] On n’est ni des singes savants ni des perroquets d’Amazonie. On dit ce qu’on pense et ce n’est pas donné à tout le monde. J’ai ma fierté moi, monsieur ».
Vers la fin du roman, Joss est dans une chambre d’hôtel et travaille à un nouveau roman, Clair de blues. Elle cherche toujours qui elle est véritablement dans ce monde où l’exotisme le dispute au racisme. Alors survient la dernière mention de la Baker dans le roman : « Est-ce que les miroirs lui renvoyaient des images cruelles d’elle-même ? Était-elle étreinte par le doute et la peur dès que les strass et les bravos n’étaient plus de mise, sitôt qu’elle avait refermé la porte à ses admirateurs ? Tandis qu’elle ôtait ses faux cils et sa lourde perruque bouclée, ses perles et ses dorures de reine, la négrillonne sortie de la boue de Gratiot Street venait-elle lui tirer la langue et lui rappeler Saint Louis du Missouri, les spectres blancs du Ku Klux Klan ? Osait-elle lui dire que tout ce qu’elle représentait n’était que simulacre et futilités face au spectacle des nègres noirs pendus aux branches des arbres, corps pourrissants, ballotés par le vent, les Stranger Fruit chantés par Lady Day ? »
On voit comment, d’un bout à l’autre de la narration, Joséphine Baker habite ce roman non comme un clin d’œil amusant et léger mais comme une pierre-témoin qui structure le voyage à la recherche d’elle-même de Josette-Joséphine-Joss. Pas de « résistance », d’officier de l’armée de l’air mais une femme noire ayant vécu en équilibre sur une ligne pleine d’ambiguïté dans un monde de Blancs. Au terme de ce voyage, plus que la panthéonisation, c’est la réflexion sur la reconnaissance par le centre dominant ou le rejet dans la marge qui nous semble le plus intéressant à interroger. On peut le faire en s’appuyant sur les réflexions de bell hooks – décédée trop tôt en ce 15 décembre 2021 –, et à laquelle on rend ainsi hommage.
Gloria Jean Watkins (1952-2021) a forgé son pseudonyme de « bell hooks » à partir des noms de sa mère et de sa grand-mère. Elle l’écrit tout en minuscules pour mettre l’accent sur ce qu’elle écrit, sur ses idées et non sur la personne qui les signe. bell hooks écrit dans « Choosing the margin as a space of radical openness » (Choisir la marge comme un espace de libération radicale), Framework: The Journal of Cinema and Media, No. 36 (1989) : « Regarder la marge comme un espace et une position de résistance est crucial pour les réprimés, les opprimés, les colonisés. Si nous considérons seulement la marge comme un signe, marquant la condition de notre douleur et de nos privations, alors un sentiment de désolation et de désespoir envahit d’une manière destructive le sens même de notre existence. C’est là, dans cet espace de désespoir collectif que notre créativité, notre imagination est en danger, là que notre esprit est totalement colonisé, là que la liberté que nous espérons est perdue. L’esprit qui résiste au colonialisme se bat véritablement pour la liberté d’expression. Au fait, le combat ne commence peut-être même pas avec le colonisateur, il peut commencer à l’intérieur d’une communauté et d’une famille colonisée et ségrégée. Je veux noter que je ne suis pas en train de défendre la notion romantique d’un espace de marginalité qui serait « pur » où les opprimés vivent loin de leurs oppresseurs. Je veux souligner que ces marges ont été à la fois des espaces de répression et des espaces de résistance. Et comme nous sommes bien capables de nommer la nature de cette répression, nous connaissons mieux les marges comme espaces de privation. Nous sommes plus silencieux quand il faut parler des marges comme lieux de résistance. Nous sommes plus souvent prisonniers du silence quand il faut parler des marges comme lieux de résistance » (traduit par Évelyne Trouillot).
En faisant son possible pour effacer la marge, le Panthéon rend-il hommage à une frondeuse du music-hall, s’inventant un pays qui l’accepte ? On peut en douter au moins à moyen terme.
Néanmoins, Farid Alilat dans un article récent de Jeune Afrique redonne avec précision les dates et les raisons de ses séjours en Algérie. La première fois que l’artiste s’y rend, c’est le 1er décembre 1931 – on sort tout juste des fêtes du Centenaire de l’Algérie française –, pour une tournée dans la capitale. Elle loge à l’hôtel Saint George et fait salle comble au « Majestic » : elle y chante, « J’ai deux amours ». En 1936, marquée par son passage à Alger, elle chante « Nuit d’Alger », romance peu « engagée »…
Oh, douce nuit d’Alger Quand la brise se lève Et caresse mon rêve D’un parfum d’oranger Je voudrais que le jour Plus jamais ne se lève
Comme paraissent brèves Les minutes d’amour Je sens au fond de mon cœur Une force qui m’attire Tout me parle de bonheur Chaque étoile est un sourire
Oh douce nuit d’Alger Quand la brise se lève Et caresse mon rêve D’un parfum d’oranger Cachant la tête sous une aile Les oiseaux se sont endormis Dans l’air une fraîcheur nouvelle Renait enfin voici la nuit
Oh douce nuit d’Alger Quand ta brise se lève Et caresse mon rêve D’un parfum d’oranger.
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