Le massacre d’une quarantaine de civils, le 24 décembre 2021, dans l’est de la Birmanie, rappelle la persistance de conflits ethniques depuis l’indépendance du pays, en 1948. Une situation qui s’est aggravée depuis le putsch militaire de février 2021.
Le Cardinal Charles Bo (à gauche) partage un gâteau de Noël avec le général Min Aung Hlaing, chef des forces armées, à Rangoon, le 23 décembre 2021. • MYANMAR MILITARY INFORMATION TEAM / AFP
L’émotion internationale est à la hauteur du carnage. Le 24 décembre 2021, une quarantaine d’hommes, de femmes et d’enfants ont péri dans des véhicules incendiés par l’armée birmane, dans le village de Hpruso, situé au cœur de l’État Kayah, à la frontière avec la Thaïlande. Deux employés de l’ONG britannique Save The Children ont été retrouvés parmi les cadavres. Issus d’une localité à majorité chrétienne, les civils s’apprêtaient à célébrer la Nativité du Christ.
La veille de ces atrocités, le 23 décembre, l’archevêque catholique de Rangoun Charles Bo, créé cardinal en 2015 par le pape François, partageait un gâteau de Noël avec le chef de la junte militaire au pouvoir, le général Min Aung Hlaing. Faut-il en conclure que le cardinal Bo a trahi ses fidèles, dans le cadre d’une guerre de religions entre bouddhistes (90 %) et chrétiens (6 %) ?
La réalité de ce vaste pays d’Asie est plus complexe. « La population est composée à 72 % de Birmans, ou “Bamas”, venus de l’Himalaya il y a plus d’un millénaire, qui se sont fixés dans la vallée de l’Irrawaddy, l’artère centrale du pays », explique Jean Hourcade, ancien conseiller culturel à l’ambassade de France en Birmanie, de 2000 à 2005, et membre du groupe de prospective Asie21. « Les Birmans ont repoussé dans les montagnes de l’ouest, du nord et de l’est les ethnies qui étaient là avant eux. »
Une division créée sous le règne des Britanniques
Ces ethnies montagnardes, notamment les Karen, Kachin, Shan, Chin et Kayah (ou "Karenni"), sont elles-mêmes divisées en plusieurs groupes partageant des traditions et une langue commune. Alors que les Birmans et les Shan sont bouddhistes, de nombreux Karen, Chin, Katchin et Kayah ont reçu l’Évangile de missionnaires catholiques au XVIIIe siècle, puis de prédicateurs baptistes, arrivés dans le sillage du colonisateur britannique au XIXe siècle.
« Il faut toujours chercher la Perfide Albion ! », s’exclame David Camroux, chercheur associé au Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po. « Après avoir aboli la monarchie birmane en 1885, les Britanniques ont divisé pour régner. Ils avaient deux administrations : une pour le centre birman du pays, et une pour les montagnards périphériques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Birmans ont soutenu les Japonais, tandis que les minorités ethniques sont devenues les auxiliaires de l’armée britannique. »
Allié des Japonais, le général birman Aung San retourne sa veste à la fin du conflit et négocie l’indépendance avec Londres qui devient effective en 1948. « Aung San est un héros national en Birmanie. Sa photo est dans toutes les maisons comme sur les billets de banque », affirme Jean Hourcade, qui souligne la vision clairvoyante du jeune chef : « Il avait compris que le pays était ingouvernable, et qu’il fallait un système fédéral, où chaque ethnie serait représentée. »
Une nation éclatée entre ses ethnies
En février 1947, les accords de Panglong donnent une large autonomie aux différents groupes ethniques de Birmanie. Mais Aung San n’aura pas le temps de mettre son projet en œuvre. Le 19 juillet, il est assassiné à l’âge de 32 ans par un militaire de son entourage. Presque immédiatement après, la guerre éclate entre l’armée régulière et les rebelles de l’Union nationale karen (KNU). « La Birmanie existait sur le papier, mais il n’y avait pas de nation birmane », pointe David Camroux. Les années suivantes, d’autres ethnies prennent les armes, fournissant un prétexte à l’état-major birman pour s’emparer du pouvoir par un coup d’État, en 1962.
Depuis, perdure un des conflits internes les plus vieux du monde. À Rangoun, les généraux considèrent que la Tatmadaw (« forces armées ») est garante de l’unité du pays. « L’idéologie de la junte est l’ethnonationalisme birman et bouddhiste, décrypte David Camroux. Comme au Pakistan, les militaires vivent dans une sorte de huis clos, avec leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs médias. »
La figure charismatique de Aung San Suu Kyi
Après avoir réprimé des manifestations démocratiques en 1988, les militaires birmans consentent à des élections libres en 1990, remportées par Aung San Suu Kyi, fille du héros Aung San, revenue de son exil en Grande-Bretagne. L’état-major refuse de reconnaître sa défaite, et place en résidence surveillée la charismatique « Lady », comme la surnomment respectueusement les Birmans.
Apôtre de la non-violence, Aung San Suu Kyi gagne l’estime de l’Occident, et reçoit le prix Nobel de la paix en 1991. Pour maintenir leur pouvoir coûte que coûte, les généraux exaltent le bouddhisme comme ferment identitaire birman. Maître du régime de 1992 à 2011, le général Than Shwe met en scène sa piété, faisant construire de gigantesques pagodes dans la nouvelle capitale Nay Pyi Taw, bâtie en secret sur les conseils de son astrologue, et inaugurée en 2005.
De leur côté, les ethnies rebelles, adossées aux frontières de l’Inde pour les Chin, de la Chine pour les Kachin, de la Thaïlande pour les Karen et les Kayah, luttent avec âpreté contre les forces régulières, avec des pics d’affrontements selon les périodes. « Dans les années 1990, l’armée birmane a saccagé les zones ethniques pour asseoir son pouvoir », rappelle Thomas Oswald, journaliste pour l’Aide à l’Église en détresse, et scénariste de Suis l’homme en blanc (Éditions du rocher), une bande dessinée sur l’évangélisation des Karen. Ces derniers sont majoritairement chrétiens, et vivent un étonnant œcuménisme entre catholiques et protestants.
Une démocratisation sous contrôle
« La coalition des chrétiens karen leur a permis de tenir bon face au régime, assure Thomas Oswald. Malgré la guerre, ils ont su conserver certaines valeurs morales, comme le refus de participer au trafic de drogue, ce qui a entraîné une scission de guérilleros karen bouddhistes. » En effet, la Birmanie concentrait à la fin des années 1990 près de 50 % de la production mondiale d’opium et affinait 75 % de l’héroïne mondiale. Un commerce auquel participent aussi bien l’armée que plusieurs groupes rebelles.
En 2007, la Révolution de safran, soutenue par des moines bouddhistes, pousse l’armée à envisager une démocratisation sous son contrôle. Libérée en 2010, Aung San Suu Kyi accepte un partage du pouvoir avec les généraux, un choix incompris par ses admirateurs occidentaux. « Elle n’a pas trahi !, proteste Jean Hourcade. Elle a tenté un compromis avec les restrictions qui lui étaient imposées, et elle reste adulée dans son pays. » En 2015, la « Lady » remporte les élections, et devient présidente de facto, sous le titre de conseillère d’État.
Pendant les années 2010, l’étau se desserre, certains groupes rebelles acceptant de conclure des cessez-le-feu. Toutefois, l’état-major continue de contrôler l’économie et excite les tensions entre Birmans et Rohingyas, une communauté musulmane venue du Bangladesh, dont certains membres ont pris les armes.
Le coup d’État de 2021
Encouragée par le moine Ashin Wirathu, la persécution qui se déchaîne contre les Rohingyas à partir de 2017 se révèle, comme pour les chrétiens, davantage ethnique que religieuse. « Pendant la campagne contre les Rohingyas, des musulmans d’autres ethnies vivaient en paix à Rangoun », observe Thomas Oswald. Accusée de cautionner la répression, Aung San Suu Kyi achève de perdre son crédit auprès des Occidentaux, qui oublient sa condition de semi-prisonnière des militaires, et son nationalisme birman.
La population lui renouvelle sa confiance aux élections de 2020, infligeant une sévère humiliation aux partis manipulés par les généraux. Ceux-ci renouent avec leurs vieilles habitudes, et reprennent la totalité du pouvoir par un coup d’État, le 1er février 2021. Aung San Suu Kyi est de nouveau emprisonnée, alors que le moine Wirathu, arrêté en 2019 sous la pression internationale, est libéré par l’armée…
Parallèlement, la Tatmadaw lance une grande offensive en octobre 2021, destinée à écraser les guérillas ethniques, dont le massacre de Noël à Hpruso n’est qu’une des nombreuses exactions commises dans son sillage. « Nous sommes dans un cycle de violences, accentué par le fait que le gouvernement démocratique en exil a décrété la lutte armée, en septembre 2021, relate David Camroux. II y a des assassinats de fonctionnaires et de militaires, et le pays est paralysé par un mouvement de désobéissance civile : un tiers des professeurs, des médecins et des infirmières ont démissionné, de nombreux citoyens refusent de payer leurs impôts… »
Le recours à une solution politique ?
Par ailleurs, le putsch militaire a réussi à fédérer contre lui des groupes ethniques rebelles avec les partisans birmans d’Aung San Suu Kyi, dont les plus déterminés sont les jeunes éduqués, qui ont grandi avec la démocratisation. « Ils savent ce qu’on leur a volé, et sont conscients de l’oppression des minorités », constate le chercheur. Signe de cette nouvelle donne, le vice-président en exil Duwa Lashi La est Kachin, et son premier ministre Mahn Win Khaing Than est Karen.
« Le problème ethnique ne peut pas être résolu par les armes, mais par une solution politique, avec de larges autonomies pour ces peuples », plaide David Camroux. « Un régime vraiment fédéral paraît compliqué avec l’ethnie majoritaire bama. Il y aurait une trop grande disparité de population, tempère Jean Hourcade. Il faudrait au moins une prise en compte de l’altérité par le gouvernement birman. »
L’ancien conseiller à l’ambassade de France à Rangoun avoue sa perplexité devant l’avenir. « Les bouddhistes, qui tiennent le pays, croient en l’impermanence : on voit les choses telles qu’elles sont, mais elles peuvent être différentes demain. Donc un beau jour, le régime birman peut changer d’avis, comme il l’a fait en rappelant Aung San Suu Kyi », avance-t-il. Âgée de 76 ans, la « Lady » sera-t-elle en mesure d’incarner encore une alternative, et de préparer sa succession ?
La délicate partition des Églises chrétiennes
Alors que son gouvernement en exil souhaite profiter de la présidence française de l’Union européenne pour obtenir une reconnaissance officielle (déjà accordée par le Sénat en juillet 2021), les Églises chrétiennes jouent une partition délicate. Car, s’il a toujours défendu les droits des minorités ethniques, en particulier la liberté religieuse des chrétiens, l’épiscopat catholique s’est bien gardé de cautionner le séparatisme en tant que tel.
D’où le désir affiché du cardinal Bo de conserver un dialogue avec la junte militaire, tout en lui adressant des critiques virulentes. « J’appelle les militaires à arrêter les bombardements et les tueries. J’appelle le mouvement pour la démocratie et les groupes ethniques armés à lutter sincèrement pour la paix », a-t-il écrit sur Twitter, le 27 décembre, ajoutant : « Et je prie du plus profond de mon cœur pour la fin des tragédies que nous avons vues ces derniers jours et semaines. »
Au milieu des déchirements de la Birmanie, ce rôle de médiateur que peut jouer l’Église a pris le visage d’Ann Nu Tawng. En février 2021, cette religieuse catholique et infirmière auprès de la population Kachin s’est interposée à mains nues entre la police et les manifestants prodémocratie. Désarmée, témoignant de sa foi, croyant au dialogue envers et contre tout.
https://www.lavie.fr/actualite/le-noel-sanglant-dune-birmanie-plongee-dans-la-guerre-civile-80031.php
.
Les commentaires récents