Delphine Peiretti-Courtis. © Editions la découverte
Rencontre avec Delphine Peiretti-Courtis, auteure d’une enquête qui revient sur un certain classement racial, établi par le corps médical, entre le XVIIIème et le XXème siècle, dans « Corps noirs et médecins blancs », publié aux éditions de La Découverte.
Delphine Peiretti-Courtis est agrégée et docteure en histoire, matière qu’elle enseigne à l’université d’Aix-Marseille (France). Auteure d’une thèse sur les représentations et les savoirs sur les corps noirs dans la littérature médicale française des années 1780 aux années 1950, elle l’a remaniée et complétée pour en faire son premier livre, « Corps noirs et médecins blancs », publié aux éditions La Découverte, en 2021. Rencontre.
Jeune Afrique : Comment vous est venue l’idée de vous intéresser aux corps noirs et aux préjugés qui les entourent ?
Delphine Peiretti-Courtis : Durant mes études, j’étais passionnée par l’histoire du corps, du genre, et par l’histoire de l’Afrique. J’ai décidé de travailler sur ces sujets de manière croisée en partant de la question des préjugés raciaux et sexuels sur les corps noirs. Le corps définit l’identité d’un individu ou d’une population aux yeux d’autrui, il représente l’altérité. Les populations sont divisées en races à partir du XVIIIème siècle et ce sont les populations africaines qui donnent lieu aux discours et aux représentations les plus divers. Dans les études des médecins blancs apparaissent, ou se renforcent, des préjugés déjà existants sur le sexe et la sexualité de ce qu’ils nomment la « race noire ».
Pourquoi avoir choisi l’angle de la médecine et de l’anthropologie ?
À partir du XVIIIème siècle, c’est le domaine médical qui prend en charge l’étude de la diversité humaine, qui s’interroge sur l’origine de l’humain et la médecine se substitue peu à peu à la religion, devenant une source de savoir essentielle au XIXème siècle. Les préjugés deviennent donc des connaissances scientifiques irréfutables qui vont durablement imprégner les représentations.
LE PRÉJUGÉ SUR L’AUTRE EXISTE BIEN AVANT LE XVIIIÈME SIÈCLE
Comment s’est déroulé votre processus de recherche ?
Il s’agit d’une enquête qui a duré plus de dix ans. J’ai entamé mes recherches sans a priori, en partant des écrits médicaux. J’ai travaillé dans des hôpitaux, au Muséum d’histoire naturelle de Paris, au musée du Quai-Branly et dans des universités en épluchant des dictionnaires, des monographies sur les races humaines, des traités de médecine, des rapports de missions coloniales, des correspondances d’administrateurs coloniaux, des rapports de dissection ou encore des encyclopédies. J’ai passé au crible les tables des matières aux mots « corps », « anatomie », « physiologie », « pathologie », « race ». Je me suis également intéressée à la diffusion de ces savoirs en étudiant des affiches, des publicités, des journaux et des manuels scolaires.
À quel moment commence, et se termine, cette période de fabrique des préjugés dans la sphère médicale ?
Le préjugé sur l’autre existe bien avant le XVIIIème siècle. Le préjugé racial, par exemple, apparaît avec l’esclavage mais c’est réellement la science, qui va classifier l’humanité en « races ». Au début du XIXème siècle, les préjugés se développent, se multiplient, les études sur les « races » humaines passionnent les scientifiques qui s’attachent à dresser des frontières intangibles entre les groupes humains et à définir leur identité puisque, selon eux, les différences entre groupes s’expliquent par l’inné et par la race. Tout au long du XIXème siècle, les scientifiques multiplient les critères d’analyse, les outils, les méthodes de recherche pour étudier précisément les peuples et créer des catégories.
C’est au milieu du XXème siècle que la science abandonne progressivement ces études, avec l’invalidation du concept de « race » par les généticiens qui prouvent que l’humanité partage le même patrimoine génétique. 1945 représente également un tournant, le concept de « race » ayant été utilisé par les nazis pour légitimer le génocide des juifs. La période des indépendances contribue également à l’abandon progressif de ces études. On a donc une invalidation scientifique mais aussi politique, éthique et morale de ces catégories.
Pourquoi cet intérêt de la médecine pour le corps noir ?
C’est dans l’optique de déceler les mystères de la diversité humaine et des spécificités raciales que la médecine va s’intéresser à la caractéristique physique la plus évidente, la couleur de peau, sa texture, avant de se tourner ensuite vers l’intérieur du corps. Les scientifiques étudient les corps noirs car ils cherchent à étayer les thèses polygénistes et monogénistes. Pour les monogénistes, toutes les populations dériveraient d’une population unique, voire d’un couple unique. L’évolutionnisme, doctrine qui naît en 1859 sous l’impulsion de Charles Darwin, va se greffer à la théorie monogéniste, prouvant qu’il n’y a qu’une espèce humaine. Le darwinisme social, en revanche, soutient que certains êtres jugés supérieurs doivent guider les êtres considérés comme inférieurs pour que l’humanité puisse évoluer.
Comment se bâtit cette fabrique des préjugés ?
Les médecins n’avaient pas vraiment conscience de fabriquer des préjugés, ils pensaient construire des savoirs, des connaissances. C’est une période où la société a une grande confiance en la science. Les chercheurs utilisent la dissection, avec l’idée que l’intérieur des corps ne peut pas mentir, tout comme les mensurations. Le chiffre est une donnée fiable. La scientificité dont se targue la médecine vient également de l’empirisme qu’offrent les observations de terrain : la photographie anthropométrique fournit un « reflet du réel », incontestable selon eux.
Paul Broca, grand chirurgien, père de l’anthropologie et polygéniste, étudiait les crânes et les cerveaux. Pour lui, les dimensions du crâne des Africains sont inférieures à celles des populations blanches, ce qui prouverait leur infériorité intellectuelle. Paul Broca et certains de ses confrères se sont aussi attelés à comparer la taille des avant-bras d’Africains et d’Européens dans les années 1870, montrant que ceux des Africains étaient plus longs, ce qui serait une ressemblance avec les bras des singes ! On retrouve les conclusions de Paul Broca sur les avant-bras dans un manuel scolaire, pour caractériser les corps noirs, jusqu’au milieu du XXème siècle !
ON ASSIGNE DE MANIÈRE PROGRESSIVE ET CROISSANTE DES CARACTÉRISTIQUES BESTIALES AU CORPS NOIR
Ces recherches médicales ne s’arrêtent visiblement pas à la couleur de peau.
La carnation est un point de départ, car c’est le marqueur le plus représentatif de l’altérité physique. Mais les scientifiques se heurtant à une grande diversité de couleurs de peau, ils dépassent rapidement ce critère pour s’intéresser à d’autres caractéristiques physiques comme la forme du nez et de la bouche, la pilosité ou l’avancement de la mâchoire qui serait révélateur d’un instinct carnassier. Ces études physiologiques conduisent les scientifiques à des conclusions sur le degré de civilisation des uns et des autres, qui vont être complétées par des études morales répertoriant les qualités et les défauts supposés de ces peuples africains.
Y a t-il une volonté du domaine médical d’animaliser le corps noir?
On ne peut pas attribuer aux scientifiques, au départ, l’objectif d’animaliser le corps noir. Ces études se déroulent sur une longue période et l’animalisation des corps va être progressive. Elle commence dès le XVIIIème siècle avec des discours exotisant ou animalisant les Noirs à l’époque de l’esclavage, mais il n’y a pas encore de rationalisation scientifique. Il y a en revanche une volonté d’éloigner la race blanche de l’animal, ce qui conduit au rejet des populations africaines vers un statut inférieur, proche de la bête. La hiérarchisation des populations humaines est organisée par paliers, allant du singe à l’homme blanc. Au cours du XIXe siècle, on assigne de manière progressive et croissante des caractéristiques bestiales au corps noir. Cette animalisation, et l’accumulation de « preuves » scientifiques d’une infériorité des populations africaines, contribuent par la suite à légitimer la présence européenne sur le continent africain pendant la colonisation.
LA FEMME AFRICAINE REPRÉSENTE LE MYSTÈRE ABSOLU POUR CES HOMMES BLANCS, CAR ELLE EST FEMME ET NOIRE
Y avait-il, à l’époque, une différence entre la manière de traiter le corps noir masculin et le corps noir féminin ?
On considère, au XIXème siècle, que plus l’écart entre les sexes est accentué, plus les civilisations sont avancées. En Afrique, les corps et le développement intellectuel entre l’homme et la femme seraient trop similaires, symbole de primitivité. La femme africaine représente le mystère absolu pour ces hommes blancs, car elle est femme et noire. Les femmes noires sont admirées pour leur robustesse, mais aussi pour leur instinct maternel. Ce paradoxe des genres est aussi présent chez les hommes, le corps glabre et élancé ramène à une part de féminité pour les médecins qui critiquent leur oisiveté. La notion d’hypersexualité est commune aux deux genres, puisque la race noire serait régie par ses instincts primaires innés dus au climat chaud, à une culture plus libre. Les médecins blancs se fixent comme objectif de rétablir l’ordre qui ne serait pas pris en charge par les hommes africains, légitimant la présence coloniale. Les médecins imbriquent dans leurs discours les catégories de race, de genre et de sexe.
Les chercheurs et médecins ne voient-ils pas que nombre de leurs préjugés ne sont finalement pas fondés ?
Oui et c’est justement pour cette raison que la science des races humaines va se déliter progressivement, après avoir tenté de se renforcer à chaque échec. Quand les médecins se rendent compte qu’un critère comme la couleur de peau est infondé, ils en cherchent un autre. Quand il est clair que le sang est de la même couleur pour tous, ils s’intéressent à sa composition, dans l’idée de résoudre le mystère des différences innées et immuables, d’approfondir des catégories raciales. Après un siècle d’études, la science des races présente de plus en plus de failles, incapable de dresser des catégories étanches et fixes allant au-delà des différences physiques observables comme la couleur de peau, les empreintes digitales et les groupes sanguins. C’est pour cette raison que les médecins vont s’intéresser à des critères moraux, intellectuels et culturels pour dessiner les contours des races d’une autre manière.
AUTOUR DE 1920/ 1930, LA VOLONTÉ DE LÉGITIMER LA COLONISATION DEMEURE ENCORE TRÈS FORTE
À partir de quand ce qui était considéré comme une vérité devient un préjugé ?
La culture se superpose à l’inné et les catégories ne disparaissent pas mais se transforment. L’ethnographie et l’anthropologie se développent tout comme les études en sciences sociales, on s’intéresse davantage à l’acquis pour voir les populations d’une autre manière. Les études de terrain par certains médecins coloniaux vont par exemple montrer que l’intelligence n’est pas due à la taille du cerveau, on rejette peu à peu l’idée d’uniformité de la race noire. Cette progression, autour de 1920/ 1930, se fait d’abord sur le territoire africain, puisqu’en métropole, la volonté de légitimer la colonisation demeure encore très forte. On en arrive ensuite à l’invalidation du concept de race par les généticiens, au milieu du XXème siècle.
Comment expliquer que ces stéréotypes soient encore présents aujourd’hui alors qu’ils ont été fabriqués à une époque révolue ?
Parce que la science les a présentés comme des vérités, des savoirs pendant plus d’un siècle et demi, parce que la politique se les est appropriés pour justifier un projet colonial. L’effort de déconstruction n’a pas été aussi vivace que l’effort de construction, ce qui peut expliquer leur pérennité, souvent de manière inconsciente, dans les sociétés. Les plus anciens d’entre nous n’ont peut-être pas bénéficié des programmes scolaires où l’on déconstruit réellement le concept de race en parlant de l’esclavage, de la Shoah et de la colonisation.
Corps Noirs et médecins blancs, de Delphine Peiretti-Courtis, La Découverte, 354 pages, 22 euros
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