Pendant trois ans, dans les années 1850, la jeune femme, qui n’a même pas 30 ans, prend la tête des combats contre les troupes de l’empire colonial dans le massif du Djurdjura. Récit en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF).
Portrait présumé de Lalla Fatma N'Soumer (1830-1863). (WIKIMEDIA COMMONS
Régulièrement, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique à travers les journaux de l’époque. Aujourd’hui, retour sur la résistante kabyle Lalla Fatma N’Soumer.
En ce mois de juillet 1854, un quart de siècle après le début de la conquête, l’Algérie est partiellement occupée. Elle a été soumise dans le sang par les 100 000 hommes du général Bugeaud, qui meurt en 1849 du choléra dans son hôtel particulier parisien. Mais seules les plaines des régions d’Alger, de Constantine et d’Oran sont aux mains des Français. Au nord-est, la Kabylie, une terre montagneuse bordée par la Méditerranée, demeure une poche de résistance. Après avoir hésité sur le sort qu’il fallait réserver à cette région, l’armée française décide de s’y attaquer. Le chef de bataillon Charles Wolff, qui sert en Algérie depuis sa sortie de Saint-Cyr en 1843, participe à l’expédition. A Tazrouk, au cœur du massif du Djurdjura, au terme de la bataille de la vallée du Haut-Sebaou qui va durer deux mois, ses 8 000 hommes doivent battre en retraite… face à une jeune femme : Lalla Fatma N’Soumer.
Il s’agit de la première victoire de celle qui va être surnommée la « Prophétesse du Djurdjura ». Du haut de ses 24 ans, elle va mener la résistance contre les Français pendant trois ans, jusqu’à sa capture en 1957. Il existe peu de récits de ce côté-ci de la Méditerranée. Mais son nom est resté dans les poèmes, les chansons et les traditions orales kabyles. La presse du Second Empire ne commencera à évoquer la combattante que lorsqu’elle sera faite prisonnière. Le 19 juillet 1857, « le Sémaphore de Marseille », le plus ancien journal de la cité phocéenne, dont Emile Zola sera plus tard le correspondant parisien, glisse ainsi son nom dans la liste des prisonniers importants capturés par l’armée. Elle est la seule femme.
« Les opérations du corps expéditionnaire dans la Kabylie du Djurdjura sont à peu près terminées, peut-on lire. […] La vigueur et l’audace de nos soldats ayant eu raison des Beni-Mellikeuch, des Beni-Touragh, des llliten et des Illoul-ou-Maleu, les Beni-Hidjer n’osèrent pas attendre, pour se soumettre, l’arrivée de nos colonnes sur leur territoire, et, dès à présent, il n’existe plus, dans toute l’étendue de la grande Kabylie, une seule tribu qui n’ait fourni des otages, payé l’impôt de guerre et accepté enfin, pour la première fois, la domination étrangère, celle de la France. »
« Des prises considérables ont été faites, parce qu’on a eu le soin de tourner et d’occuper les débouchés du Djurdjura, et que toutes les illustrations [figures, NDLR] kabyles, dont l’influence était à craindre pour la tranquillité du pays, sont maintenant entre nos mains, rapporte ensuite le journal. El-Hadj-Omar, l’instigateur de l’insurrection qui éclata du côté de Dra-el-Mizan dans le mois de septembre de l’année dernière ; Cheik-on-Arab, la tête et le bras des Beni-Baten ; Lalla Fatma, la célèbre maraboute des Illilten ; son frère le marabout Si-Mohammed Tayeb […], tous ces personnages qui, par haine ou par intérêt, furent toujours nos ennemis, se sont vus obligés de se présenter devant M. le maréchal gouverneur général. »
Il est rarissime que des femmes participent aux combats, encore plus qu’elles les mènent. Lalla Fatma N’Soumer, née à Ouerdja, dans l’actuelle wilaya de Tizi Ouzou, en 1830, l’année même du début de la conquête française, est la fille d’un responsable d’école coranique et fait partie d’une famille prestigieuse de marabouts de la tribu des Illilten. Fait exceptionnel, encore, elle a réussi à se faire une place dans la concertation politico-religieuse et est considérée elle-même comme une « maraboute », une sage, une sainte femme, instruite, cultivée, qui affirme avoir eu des révélations prophétiques. « Lalla », accolé à son patronyme, est un titre honorifique, un signe de distinction, l’équivalent du « Sidi » masculin. C’est une « belle » prise de guerre, comme s’enthousiasme « le Constitutionnel », le 22 juillet.
« Le 11 au matin, rapporte le journal, les trois divisions, réunies à la division Maissiat, campée au col de Chellata, opérant simultanément, envahirent, par des mouvements combinés, tout le pays ennemi. Pendant la nuit, le général Yusuf avait fait occuper par deux compagnies de tirailleurs algériens les crêtes mêmes du Djurdjura, de manière à arrêter toute émigration, et pour la première fois le drapeau français flottait sur le pic du Djerdjeber, l’un des plus élevés du Djurdjura […]. Tous les villages furent enlevés en un clin d’œil par nos braves troupes. […] D’énormes troupeaux tombèrent entre nos mains, et à neuf heures du soir, un convoi de deux cents femmes prisonnières et d’enfants en nombre proportionné entrait dans le camp, la célèbre maraboute Lalla Fatma en tête. Depuis la prise de la smala d’Abd el-Kader [principal opposant à l’armée française et héros de la résistance algérienne qui capitule en 1847, NDLR], on n’avait rien vu de pareil. »
Lalla Fatma N’Soumer est une femme libre. Elle a été obligée, adolescente, d’épouser un cousin − un mariage arrangé –, mais elle a réussi à convaincre les hommes de sa famille de l’« enlever » du foyer conjugal, comme l’autorise le droit coutumier kabyle : elle n’est pas divorcée, ce qui est strictement interdit, mais c’est une thamenafekt, une « insurgée », qui théoriquement n’est soumise au pouvoir d’aucun homme. Les portraits d’elle la montrent enveloppée dans des foulards rouges, couverte de bijoux en argent berbères, les yeux soulignés d’un trait de khôl. Elle entre dans la résistance en 1847, lors de l’insurrection du Dahra, elle n’a que 17 ans. Très vite, les autorités de son village les désignent, elle et son frère, le marabout Sidi Tahar, pour diriger les combattants de la région.
Elle tombe lorsque les troupes de Jacques Louis Randon − le gouverneur général de l’Algérie qui obtient son bâton de maréchal avec la prise de la Kabylie du Djurdjura − parviennent à encercler les tribus berbères. Lalla Fatma N’Soumer résiste en vain, repliée dans le village de Takhlijt Ath Atsou, à 1 040 mètres d’altitude, sur les hauteurs nord du Djurdjura. Elle est arrêtée le 11 juillet 1857 par le général Joseph Vantini, dit « Yusuf ». Un personnage de roman : probable fils d’un grenadier corse de Napoléon Ier, enlevé dans sa jeunesse par un pirate barbaresque avant de réussir à s’échapper, ce quadrilingue français-arabe-turc-espagnol avait démarré sa carrière militaire comme interprète des troupes françaises. Il a participé à toutes les expéditions depuis les débuts de la conquête, y compris celle de la prise de la smala d’Abd el-Kader.
« La célèbre Lalla Fatma, la prophétesse des Illeltin, la Velléda [vierge voyante germanique du Ier siècle après Jésus-Christ, NDLR] de ces montagnes », comme la qualifie « le Constitutionnel » le 25 juillet 1857, s’ajoute au tableau de chasse du général Yusuf.
La jeune femme est conduite au camp du gouverneur général Randon à Timesguida, emprisonnée à Tablat et placée ensuite en résidence surveillée. Elle meurt en 1863, à l’âge de 33 ans, deux ans après son frère. Ce n’est que trois décennies plus tard, le 11 juillet 1891, date anniversaire de son arrestation que « le Figaro » lui rendra un hommage, ambigu, sur le thème : comment autant d’héroïnes berbères ont-elles pu se révéler dans une population aussi infériorisée ?
« Tous [les] textes, articles du kanoun [droit coutumier, NDLR] ou chansons grivoises, tous s’accordant à ravaler les femmes kabyles au niveau de l’esclave, comment peuvent-ils s’accommoder avec ce que l’histoire nous apprend du grand rôle politique ou héroïque joué par certaines d’entre elles.
Sans remonter jusqu’à la Kahina, la grande reine des Berbères, qui, au septième siècle, réunit toutes les tribus indigènes contre l’invasion arabe, opposa aux hordes conquérantes les flammes d’une dévastation systématique et tomba couverte de blessures sous les murs de Bagaïa sa capitale, que d’autres noms on pourrait citer !
Est-ce de ce troupeau de femmes abruties par l’esclavage, le dur labeur et la misère sordide qu’est sortie cette Lalla-Khedidja, la sainte, la maraboute, la prophétesse du Djurdjura qui, tout en tournant la meule de son moulin à bras, humiliait la morgue des tolbas, comme l’enfant Jésus confondait la science des prêtres et des Pharisiens ?
Est-ce l’une d’elles, cette autre Lalla-Khedidja qui, si longtemps, vers 1840, maintint autour du tombeau miraculeux de Bou-Kobreïn la confrérie des Rahmanya menacée par les discordes intestines et disposa du souverain pontificat en faveur des plus méritants ?
Est-ce l’une d’elles, cette Lalla-Fatma qui, en 1857, prophétisait sous les frênes de Sommeur, insurgeait contre nous la Kabylie orientale, et tombait entre nos mains comme prisonnière de guerre ?
Et ces autres femmes qui, dans les combats entre tribus, allaient relever les blessés sous le feu de l’ennemi, ramenaient au combat leurs maris et leurs fils, prenaient de leurs mains expirantes le long fusil à garniture d’argent, et, au nombre de quatorze dans une seule affaire, tombaient de la mort des braves ? »
La tombe de Lalla Fatma N’Soumer dans le lieu-dit de Tourtatine, à Tablat, devient un lieu de pèlerinage en Kabylie. Sous la pression de féministes, ses cendres sont transférées en 1995 dans le Carré des martyrs de la révolution algérienne, les héros nationaux, au cimetière d’El-Alia, le plus grand du pays, dans la banlieue d’Alger.
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