« Faut-il que je sois blanche pour vous plaire mieux » chantait Joséphine Baker dans la chanson « Si j’étais blanche ». Dans une tribune à « l’Obs », la documentariste Rokhaya Diallo s’interroge sur les ambiguités d’une panthéonisation.
Le nom de Joséphine Baker convoque en moi des sentiments contradictoires. Admirative de la résistante héroïque, la femme noire que je suis a toujours été embarrassée par l’image de son corps présenté comme exotique. Et ces bananes qui ornaient ses hanches me rappellent celles jetées à la figure des footballeurs ou à celle de Christiane Taubira – tous assignés, à travers ce fruit, à une humanité inexorablement primitive.
Bien sûr, Joséphine Baker a été cette Parisienne ayant enfin le visage d’une femme non blanche, me permettant moi aussi de m’affirmer comme telle aujourd’hui. Bien sûr, je me réjouis de la voir rejoindre ce temple des « grands hommes » reconnus par notre patrie. Artiste engagée, elle est aussi la première star féminine noire de notre pays, la femme la plus photographiée du monde à son époque. J’admire la grâce avec laquelle elle s’est imposée au cours d’une période où les visages noirs étaient rares dans la sphère publique et où les corps des femmes étaient contraints.
Toutefois, l’attention portée à ses courbes m’indispose et l’imaginaire colonial qu’elle incarne me gêne. Bien qu’états-unienne, cette femme noire se déhanchant quasi nue au rythme de sonorités vives satisfaisait les stéréotypes racistes. Du fait de sa couleur de peau, Joséphine Baker contribuait indirectement au mythe de « l’œuvre » coloniale républicaine. « L’œuvre » d’un pays où circulaient des cartes postales exhibant des femmes « indigènes » contraintes à des poses dénudées aux côtés d’hommes colonisateurs pérorant fièrement auprès du seul érotisme que la bienséance tolérait sous couvert de mission civilisatrice.
Originaire des contrées caricaturées dans ces spectacles, je mesure à quel point ce regard empreint de fascination a façonné l’image de « la » femme noire, indocile et féline, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les magazines de papier glacé. Un regard qui semble me poursuivre par-delà les siècles. Comment oublier l’attention malsaine ayant accueilli Rama Yade, la première femme noire ayant accédé à une position gouvernementale ? Dans le droit fil historique des clichés racistes, celle qui était diplômée de Sciences Po a été dépeinte par les médias (et je vous livre leurs termes tels quels) comme « la belle Rama », « perle noire de Sarko », « noire, très noire, belle, très belle », une femme « physique, instinctive ».
Cette exotisation des corps noirs, toujours diffuse au XXIe siècle, est fermement ancrée dans notre imaginaire collectif. Elle a connu une de ses mises en scène les plus explicites à travers « la Revue nègre », il y a presque un siècle. Le talent de Joséphine Baker rencontre alors une société avide de trouver une image concrète de ses représentations sexistes et racistes.
J’ai toujours défendu un féminisme selon lequel le droit des femmes à disposer de leur corps ne peut être une option : c’est le cœur de la lutte. Et Joséphine Baker s’en est emparée avec impertinence et majesté. Pourtant, la monstration de ce corps féminin noir, présenté comme intrinsèquement sexuel à ce moment précis de l’histoire, me semble avoir été fabriquée à dessein, comme pour mieux dessiner le contraste avec la sacralisation de la délicate féminité blanche.
Joséphine Baker n’était pas dupe. Elle n’était pas la victime d’un spectacle mis en scène à son corps défendant. Si elle a initialement refusé de danser nue, outrée par cette proposition qu’elle jugeait infamante au point de demander le retour immédiat dans son pays natal, elle est parvenue par la suite à se jouer des fantasmes, devenant une diva aussi atypique qu’effrontée. C’est aussi en détournant les préjugés sexistes qu’elle fit de son insoupçonnable féminité un atout lui permettant de collecter des renseignements au bénéfice de la Résistance, avec un courage indéniable.
Seulement, à mes yeux, la reconnaissance élogieuse de son patriotisme va de pair avec les soupçons qui pèsent aujourd’hui sur tout.e Français.e non blanc.he osant se montrer un tant soit peu critique vis-à-vis de notre sacro-sainte république. Comme jadis la mère patrie coloniale « bienveillante », la France du XXe siècle exige une admiration béate et acritique de ses sujets. Joséphine Baker vénérait la France qui lui avait tout offert, et cette posture de gratitude est attendue de nous ses citoyen.ne.s non blanc.he.s. Certes, elle n’avait rien à reprocher à la France. Ce n’est pas forcément le cas de nombreux Noirs d’hier et d’aujourd’hui.
Joséphine Baker est devenue un symbole antiraciste en résistant contre l’Allemagne nazie et en s’insurgeant contre l’Amérique raciste, mais, contrairement à Gisèle Halimi, dont la panthéonisation a été écartée, elle n’a jamais pris position contre la colonisation française.
On lui a même proposé d’être la reine de l’Exposition coloniale en 1931, comme si son existence justifiait le récit dominant quant à la nécessité coloniale. Joséphine Baker ne déplorait-elle pas dans la chanson « Si j’étais blanche » : « Je voudrais être blanche. Pour moi quel bonheur, si mes seins et mes hanches changeaient de couleur ! » avant de s’interroger : « Faut-il que je sois blanche pour vous plaire mieux ? »
De nos jours, aux Noir.e.s qui dénoncent le racisme, on oppose souvent le cas de Joséphine Baker, pensant ainsi prouver l’ouverture de notre pays en comparaison des terribles Etats-Unis alors éhontément ségrégationnistes. Mais ce mythe de la bienveillance française à l’égard d’Afro-Américain.e.s est fallacieux. Dans mon documentaire « les Marches de la liberté », le romancier noir américain Jake Lamar a rappelé ce qui lui permettait de s’extirper des contrôles au faciès réguliers :
« Quand ils voient mes papiers, je suis américain et il n’y a plus de problème. Ce n’est pas aussi simple pour mes amis d’origine maghrébine, africaine ou caribéenne. »
Hier comme aujourd’hui, la France chérit les Noirs états-uniens tout en faisant subir vingt fois plus de contrôles policiers à ses propres ressortissants lorsqu’ils sont perçus comme arabes ou noirs. La France qui applaudissait Joséphine Baker était aussi celle qui opprimait mes aïeux colonisés, les exhibait dans des zoos humains et pratiquait toujours les travaux forcés (abolis en 1946, soit près de cent ans après l’abolition de l’esclavage) dans les colonies.
Tandis que la France glorifie Joséphine au Panthéon en se félicitant d’incarner, dixit l’Elysée, « la France éternelle des Lumières universelles », elle discrimine massivement sur le marché du travail et dans l’accès au logement, et se voit régulièrement condamnée par des instances internationales du fait de ses violences policières racistes. Et nos écrans persistent à cantonner les femmes noires à des rôles secondaires et caricaturaux.
C’est ce qui m’a toujours perturbée. Je sais et j’ai toujours su que le sort de Joséphine ne relevait pas de la norme. La star flamboyante était une exception parmi la masse des damnés. Et je crains qu’elle ne soit devenue aujourd’hui le prétexte d’un discours voué à dédouaner la France pour mieux faire taire les critiques légitimes.
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