Les fachistes se dénoncent... (Ben)
FIGAROVOX/TRIBUNE - Le 19 mars 2022, voilà 60 ans qu'auront été signés les accords d'Evian. Or ces accords n'ont pas mis fin à la guerre d'Algérie, contrairement à ce qui est souvent affirmé, mais marqué le début de nouvelles tueries, estime Jean Tenneroni. Comment ne pas s'inquiéter du traitement déséquilibré de la mémoire de ce conflit?, argumente l'auteur.
Ancien officier, Jean Tenneroni est Français d'Algérie. Il a été membre consultatif du conseil d'administration de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre.
L'annonce subite d'une ouverture anticipée de quinze années des archives d'enquête judiciaire françaises liées à la guerre d'Algérie ne laisse pas d'étonner. Depuis de nombreuses années les chercheurs travaillant sur des sujets difficiles ont pu y avoir accès par dérogation. Intervenu deux jours après la visite du ministre des affaires étrangères à Alger, cet accès sans restriction, mais non sans risque, ne garantira plus la confidentialité des sources d'information (aveux, témoignages, informateurs), qui toutes n'ont pas disparu, sans que cela ne présume en aucune façon d'une ouverture réciproque du côté algérien. Soulignons en effet que, à l'inverse de la France, l'Algérie interdit aujourd'hui l'accès à ses archives relatives au conflit.
Quelles questions relatives à la mémoire du conflit sont en revanche légitimes aujourd'hui côté français ?
Le lieu opportun pour honorer nos morts, d'abord. Quarante ans après la fin de la guerre d'Algérie, le Président Jacques Chirac inaugura quai Branly, le 5 décembre 2002, un « mémorial national de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie », de conception moderne, constitué de trois colonnes lumineuses où défilent les noms de plus de 26.000 soldats morts pour la France en Afrique du Nord, mais aussi ceux de 1600 victimes civiles.
C'est depuis lors devant ces piliers de lumière que se rassemblent les représentants des mémoires vives de ce conflit, faute d'avoir pu rapatrier d'Alger « Le Pavois », ce majestueux monument aux morts (construit par le sculpteur Paul Landowski, auteur du célèbre Christ rédempteur de Rio de Janeiro) symbole de la fraternité d'armes quelle que fut leur confession, des anciens combattants d'Algérie de la Grande guerre et de ceux qui contribuèrent à libérer la France de l'occupant nazi. En 1978 cette sculpture fut recouverte d'un sarcophage de béton sur décision de Houari Boumediene, juste avant qu'il ne décède.
Faut-il aussi rappeler que des centaines de militaires furent aussi tués, et que si la France libéra après le 19 mars 1962, les prisonniers algériens détenus, 60% des 400 militaires français capturés ne revinrent pas vivants, selon l'estimation généralement retenue ?
Jean Tenneroni
Après le lieu, il fallait une date pour honorer les morts de ce conflit, qui n'avait été reconnu comme guerre que trois ans auparavant (loi du 18 octobre 1999), en tenant compte de toutes les parties dans un contexte de relations particulières avec l'ancien adversaire. Ont servi en Algérie de l'ordre de 1.520.000 militaires (dont 78 % d'appelés ou de rappelés), dont on peut estimer qu'aujourd'hui un peu moins de la moitié sont vivants. Ils en sont revenus avec des expériences différentes, souvent difficiles, selon leur période d'activité, leur lieu d'affectation et la dangerosité de leurs fonctions. De manière générale, ce conflit a laissé des traces d'amertume chez les combattants pour plusieurs raisons, mais souvent en raison de sa fin chaotique et déshonorante - et ce malgré un indéniable succès militaire sur le terrain. Chez les pieds-noirs et plus encore chez les « harkis », cette guerre a suscité des traumatismes dus à la terreur subie et à l'indignité de leur accueil en métropole.
Compte tenu de ces circonstances, les gouvernements successifs entreprirent de prendre en compte progressivement les souffrances et les attentes des uns et des autres en satisfaisant à des exigences de reconnaissance et de réparation, que ce soit par l'attribution de la carte de combattant à tous les militaires ayant séjourné sur ce territoire, par des indemnisations compensant en partie la perte des biens ou la situation précaire pour les rapatriés, par l'institutionnalisation d'une journée particulière d'hommage (le 25 septembre) pour les harkis et à présent, porté par un projet de loi, par la réparation des conditions honteuses de l'internement d'une grande partie d'entre eux dans des camps en métropole, mais aussi par d'indispensables mesures d'amnistie prises pendant quarante ans pour recouvrer l'unité nationale mise à mal durant cette guerre.
En l'absence d'une date incontestable marquant la fin effective des combats couronnée d'une victoire, Jacques Chirac, qui avait été sous-lieutenant durant ce conflit, choisit avec discernement cette date anniversaire d'inauguration du 5 décembre, historiquement neutre. L'option du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu au lendemain des accords d'Évian conclus entre le gouvernement français et le GPRA, avait toujours été écartée comme l'explique dès 1981 François Mitterrand : « …cela ne peut être le 19 mars, car il y aura confusion dans la mémoire de notre peuple. Ce n'est pas l'acte diplomatique rendu à l'époque qui pourrait s'identifier à ce qui pourrait apparaître comme un grand moment de notre histoire, d'autant plus que la guerre a continué, que d'autres victimes ont été comptées et qu'au surplus il convient de ne froisser la conscience de personne. »
En effet, ce cessez-le-feu n'entraîna que la fin des actions militaires de l'armée française contre l'ALN tandis que redoublait la violence dans ce qui était encore pour une centaine de jours les départements français d'Algérie. Au contre-terrorisme violent et désespéré de l'OAS, répondit une terrifiante campagne d'enlèvements et d'exécutions d'Européens perpétrée par le FLN à la faveur d'une inaction de l'armée française tenue de ne plus intervenir directement comme l'a montré le général Maurice Faivre. Un exode massif des Français d'Algérie eut lieu consécutivement à ces violations des accords d'Évian récusés d'ailleurs comme une « plate-forme néocolonialiste » par le clan d'Oujda (Ben Bella, Boumediene), sorti victorieux de purges sanglantes et instaurant une dictature à la fois socialiste et islamique dans laquelle les Européens n'avaient pas de place. S'ensuivit une épuration politique barbare à l'encontre d'au moins 70.000 « harkis » et de leur famille, laissée sans protection et sans possibilité de se réfugier en France face à des éléments plus ou moins incontrôlés.
Choisir le 19 mars pour honorer les victimes militaires et civiles de la guerre d'Algérie, c'est donc d'emblée en exclure toutes ces victimes, non pas seulement car elles ont été tuées ou ont disparu après cette date, mais parce que le calvaire de ces populations fidèles à la France aurait pu être évité, ou en tout cas être amoindri, si l'armée française n'avait pas eu ordre de ne plus les défendre après cette date. Faut-il aussi rappeler que des centaines de militaires furent aussi tuées, et que si la France libéra après le 19 mars les prisonniers algériens détenus, 60% des 400 militaires français capturés ne revinrent pas vivants selon l'estimation généralement retenue ?
C'est en rupture avec le choix commémoratif du 5 décembre inspiré par l'apaisement mémoriel, qu'une nouvelle majorité sénatoriale, inspirée par la FNACA (fédération nationale des anciens combattants en Algérie), association de combattants classée à gauche, exhuma en décembre 2012 une proposition de loi votée à l'Assemblée nationale in extremis en 2002 faisant du 19 mars une autre journée consacrée à la guerre d'Algérie pour toutes ses victimes, mais aussi pour les combats en Tunisie et au Maroc ce qui est pour le moins saugrenu concernant un évènement lié directement à l'indépendance de leur voisin. Parmi les vives réactions d'indignation à cette fragmentation mémorielle mérite d'être citée celle du précédent président de la République, Nicolas Sarkozy : « choisir la date du 19 mars, c'est entretenir la guerre des mémoires… Adopter le point de vue des uns contre les autres, et considérer qu'il y a désormais un bon et un mauvais côté de l'Histoire et que la France était du mauvais côté ».
Les signes actuels d'un traitement dissymétrique et militant de ce conflit, notamment depuis la remise du rapport Stora au chef de l'État, ne peuvent d'ailleurs pas rassurer : alors que les massacres de Français innocents désarmés de la rue Isly à Alger (27 mars 1962) et d'Oran (5 mars 1962), dont j'ai parlé dans ces colonnes, ne sont à ce jour toujours pas reconnus, la commémoration présidentielle du soixantième anniversaire de la répression sanglante de la manifestation pro FLN à Paris du 17 octobre 1961 a donné lieu, hormis quelques articles rigoureux comme celui de Guillaume Perrault dans les pages Débats du Figaro et sur FigaroVox, à un très large battage médiatico-idéologique avec une surenchère dans le nombre des malheureuses victimes, un gommage du contexte criminogène du FLN, voire une demande de reconnaissance de « crime d'État » exprimée le jour même dans Libération par Benjamin Stora.
Faut-il vis-à-vis des Franco-Algériens, dont les parents ou grands-parents ont choisi de vivre en France, les assigner à leurs origines et nourrir en eux une aversion envers la France ?
Jean Tenneroni
On peut s'interroger sur les finalités de conduire de telles actions partisanes sur la guerre d'Algérie. S'agit-il, au prétexte de vouloir se rapprocher de l'Algérie, de s'aligner sur ses positions officielles concernant la « guerre de libération », qui procèdent davantage de sa glorification que d'une recherche libre d'historiens ? Faut-il vis-à-vis des Franco-Algériens, dont les parents ou grands-parents ont choisi de vivre en France, les assigner à leurs origines et nourrir en eux une aversion envers la France ? Comme l'a rappelé Jean Sévilla dans les vérités cachées de la guerre d'Algérie, « ceux qui, des deux côtés de la Méditerranée, instrumentalisent l'histoire de la colonisation pour intenter à sens unique des procès à charge portent donc une lourde responsabilité morale en fournissant des arguments – fallacieux – à ceux qui partent en guerre contre la France ».
Par ailleurs, la demande de panthéonisation de Gisèle Halimi a été écartée à juste titre. Avocate courageuse, elle défendit inconditionnellement les combattants du FLN et ses propos méprisants sur les harkis montrent qu'elle n'aurait certainement pas été d'accord avec le président de la République pour dire qu’« insulter un harki, c'est insulter la France ». S'il faut lui rendre un hommage national, ce n'est sans doute pas aux Invalides, cœur battant de l'Armée française qu'elle ne portait justement pas dans le sien et, comble de l'ironie, sous le regard sévère de la statue de l'empereur alors qu'à Rouen le maire adepte de la cancel culture souhaiterait déboulonner celle de Napoléon pour y placer la sienne ? Le parvis des droits de l'homme offrirait un cadre plus propice pour cette figure du féminisme.
Enfin, ce n'est pas sans une réelle appréhension sur l'ampleur qui pourra être donnée au soixantième anniversaire d'un cessez-le-feu qu'attendent ceux qui en ont souffert ou ceux qui tiennent pour un grand déshonneur cette « capitulation sans défaite » pour reprendre une formule de l'époque. Pour eux, le 19 mars ne résonne pas tel le coup de sifflet d'une fin de partie, mais plutôt comme le cri sanguinaire de l'hallali. Ne ressentiront-ils pas comme une nouvelle trahison de leur faire revivre, après tant d'années, le cauchemar de l'abandon ?
S'il faut chercher de réels gestes de bonne volonté de part et d'autre de la Méditerranée le rapport Stora ayant recommandé l'étude de la restitution unilatérale à l'Algérie du canon Le Consulaire, dit « Baba Merzoug », installé dans le port militaire de Brest, ne vaut-il pas mieux suivre la proposition du Souvenir français, qui œuvre à conserver le souvenir des morts pour la France, de procéder à un échange avec Le Pavois d'Alger ?
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