1Officier de réserve ayant résilié son sursis en 1956, chef de la Section administrative spécialisée d’Aïn Chejra située dans une région pauvre du Constantinois, Nicolas d’Andoque se souvient : Chaque jour, là-bas, nous nous attachions à un pays et à ses habitants au plus profond de nous-mêmes [2][2]Guerre et paix en Algérie. L’épopée silencieuse des SAS, Paris,…. Pourtant, avant de découvrir l’Algérie, que de craintes et d’interrogations ! Dans la plupart des cas, les départements algériens sont perçus de façon confuse. Pour certains, ils font partie intégrante de la nation, pour d’autres, ils sont une anomalie coloniale, une contrée étrangère dont on sait très peu de choses. Partir pour ce pays ensoleillé, à la fois proche et lointain, c’est plonger dans l’inconnu. Curiosité de la découverte de l’autre, préjugés, incompréhensions et gestes de solidarité sont, de même, à la clef des regards croisés entre Français d’Algérie sous l’uniforme et hommes du contingent métropolitain.
2Cette approche partielle, qui pose souvent plus de questions qu’elle n’en résout, doit être interprétée comme un élément d’explication, perfectible, des divers dysfonctionnements qui présidèrent aux relations entre métropole et départements algériens. Établie à partir d’une enquête nationale que nous avons lancée, voilà huit ans, dans le cadre de l’Unité mixte de recherche no 5609 du CNRS (États, sociétés, idéologies, défense) rattachée à l’université de Montpellier III, cette étude est la synthèse des 800 témoignages enregistrés par nos étudiants et par nous-même [3][3]Pour la méthodologie, la quinzaine de départements prospectés…. À cette mémoire recomposée, s’ajoute la mémoire vive des lettres, carnets personnels ou journaux de marche des anciens combattants, sortis de fonds privés ou des archives des Services historiques des armées de Terre et de l’Air. Enfin, les témoignages publiés constituent le dernier élément indispensable du corpus.
Découverte de l’Algérie
3Quand les effectifs commencent à suivre une courbe exponentielle, en fonction de l’extension de l’insurrection et de la volonté du gouvernement Guy Mollet d’éviter les « petits paquets » de la guerre d’Indochine pour utiliser un effet de masse contre la rébellion, un élément capital apparaît : l’absence de transition entre l’armée métropolitaine et la vieille armée d’Afrique. Il n’y a aucun relais digne de ce nom, pas de transmission des savoir-faire. Les rares officiers « africains » font figure de dinosaures, comme le général Spillmann, commandant la division territoriale de Constantine. Lorsqu’à l’automne 1954, il préconise une reconquête lente des cœurs à la façon de la IIIe Légion Augusta dans les Aurès, son supérieur, le général Cherrière, surnommé « Babar », commandant la 10e Région militaire (Algérie) lui répond par le marteau-pilon de grandes opérations de peigne fin tombant le plus souvent dans le vide [4][4]Pour de plus amples détails, cf. notre t. II, Les Portes de la…. Le comble pour les héritiers de Lyautey et des officiers des affaires musulmanes est de voir la théorie de la contre-révolution, apprise dans les camps de prisonniers viêtminhs, appliquée à l’Algérie. Les Centurions, rentrant d’Indochine, avides de prendre leur revanche, confondent d’ailleurs dans leur vocabulaire, les Fells et les Viets, appelés aussi Chinois verts ou VM (pour Vietminh et vélomoteurs). D’où un hors-sujet important : l’assimilation du FLN, populiste, traditionaliste sur le plan familial et surtout musulman, à la subversion communiste mondiale, pour ne rien dire des fautes politiques, comme la pratique de la responsabilité collective appliquée à partir de mai 1955 et qui constitue le plus sûr des sergents recruteurs de l’adversaire, vu les exactions commises en réponse au terrorisme. Dès novembre 1954 débarquent à Alger, avec les casques lourds et les guêtres blanches, des troupes entraînées et équipées pour le théâtre d’opérations OTAN du Centre-Europe. De son côté, l’armée d’Afrique a du mal à se relever de l’enlisement indochinois. Les désertions de tirailleurs, culminant en 1955, la tiennent d’abord en odeur de suspicion, unités de zouaves, de chasseurs d’Afrique et de Légion étrangère exceptées. En fait, ces 370 000 hommes, dont 340 000 pour la seule armée de Terre en décembre 1956 [5][5]3/1H1261, SHAT., forment une gigantesque troupe coloniale sans traditions, rustique, abandonnant ses chars, redécouvrant la marche à pied, mais plaquée sur l’Algérie ; l’absence d’initiation rend les premiers contacts brutaux.
4Il faut dire que les conditions d’acheminement du contingent ne prêtent pas à la méditation. Après avoir été parqués quelques jours dans le camp des isolés métropolitains, le fameux camp de Sainte-Marthe, à Marseille, immense foutoir, aux dires de nombreux témoins, les rappelés de 1955 et de 1956, les appelés des classes 1954-1 à 61-2/C [6][6]Avant 1954, les classes de jeunes gens de 20 ans ne portent que… sont embarqués, le plus souvent de nuit pour éviter les incidents, dans le plus total inconfort. La République manque parfois d’égards envers ceux qu’elle envoie au casse-pipe, remarque le sergent aviateur Serge Lefort, en août 1957. De rares privilégiés (officiers de réserve ou sous-officiers rappelés) peuvent échapper à ces rudes contingences pour aller déguster une bouillabaisse sur le Vieux-Port, comme le sergent Robert Brisson, rappelé en mai 1956 au sein du 265e Bataillon d’infanterie [7][7]Fonds privé Robert Brisson. Le 265e BI, formé de rappelés…. Dès l’embarquement, ces soldats-citoyens deviennent de simples numéros. Certaines jeunes recrues portent d’ailleurs sur leur casque le numéro de leur régiment écrit à la craie afin de faciliter le « triage » au port de débarquement.
5La traversée, à fond de cale, laisse parfois des souvenirs amers. Les plus chanceux prennent, à Port-Vendres, le Kairouan, navire le plus rapide (une nuit par temps calme) entre la métropole et l’Algérie. D’autres connaissent Les Gaités de l’escadron que leur réservent de vieux rafiots épuisés par leurs campagnes d’Extrême-Orient, comme l’Athos II, reliant en plus de quarante heures l’Algérie.
6La mine chiffonnée par le manque de sommeil et le cœur au bord des lèvres selon l’état de la mer, l’appelé est désemparé à son arrivée en Algérie. Une sourde révolte l’anime parfois, et seuls comptent les jours qui les séparent de leur libération, de leur désir d’apercevoir au petit matin Notre-Dame-de-la-Délivrance, la Vierge-de-la-Garde, à Marseille, symbole de leur retour en métropole après une expérience douloureuse dont on ne veut pas, même si la plupart des appelés font leur devoir en Algérie. Le sergent des transmissions Claude Canin, classe 59-2/B, l’exprime en ces termes : L’Algérie n’est pas mon pays, et tous les gens qui vivaient là-bas n’étaient pas mes frères ; une seule idée : quitter les lieux.
7Mais à ce sentiment d’un « vol de jeunesse », à l’inquiétude de l’inconnu, se mêle aussi la curiosité de la découverte [8][8]Sur les circonstances de l’accueil, notamment des brochures de…. Certains sont éblouis par la terre d’Afrique. André Guiraud, classe 58-2/C, employé ostréiculteur affecté au 14e Bataillon de chasseurs alpins, se souvient de son arrivée à Bône dans la douceur du printemps de 1959. À l’aube, le Maréchal Joffre entre lentement dans la rade. Sortis des cales empuanties, des hommes agglutinés envahissent par centaines les ponts. Le soleil levant découpe le cirque de montagnes. Le silence n’est troublé que par l’appel du muezzin et le ronron des machines. Comme beaucoup, André Guiraud a le sentiment de découvrir un pays étranger d’une beauté farouche. Dès le débarquement, des GMC conduisent les chasseurs alpins du 14e BCA au PC du bataillon situé à Combes, à 35 km à l’est. À l’inverse, le caporal Jean Jonquet, classe 57-2/B, ne garde pas un bon souvenir de son arrivée à Bône. Après la tempête essuyée par le Sidi-Okba, il est immédiatement aligné avec ses camarades de l’aviation légère de l’armée de Terre sur le quai pour subir une piqûre (contre la fièvre jaune). Après leur première distribution de cartouches qui indique la réalité d’une guerre, les hommes embarquent à destination de Constantine dans des wagons à bestiaux, portant l’inévitable mention : hommes 40, chevaux en long 8. Est révolu le temps des dames de la Croix-Rouge qui distribuaient, en 1956, petits pains aux raisins et boîtes de jus de fruits, ainsi qu’une carte postale à chacun pour annoncer à leur famille leur arrivée.
8Le récit des débarquements permet de reconstituer la trame de la guerre d’Algérie, plus particulièrement à Alger-la-Blanche dont la majesté de l’amphithéâtre de maisons suscite l’admiration par beau temps. Ceux qui arrivent en 1956-1957 gardent le souvenir d’un ballet militaire bien réglé : service d’ordre impressionnant, quais balisés, convois de camions militaires en attente. Ces précautions obéissent d’abord à un impératif de sécurité : de la ville parvient le bruit des détonations. Il s’agit aussi d’éviter toute manifestation à caractère séditieux comme en 1956 avec les rappelés. La foule algéroise assiste nombreuse aux arrivées, ce qui comble les vœux du gouvernement Guy Mollet soucieux de montrer la reconnaissance de l’Algérie française envers la métropole. Le caporal-chef O., classe 53-1, rappelé à l’activité le 10 mai 1956 et affecté au 224e Bataillon d’infanterie, se souvient de l’accueil réservé au Ville d’Alger. Les Algérois applaudissent lorsque le paquebot accoste, mais les caméras des actualités cinématographiques s’arrêtent brutalement de tourner : les premiers rappelés qui descendent des passerelles baissent leurs pantalons en signe de protestation, cette guerre ne les concerne pas. En revanche tout se passe bien le 7 juillet 1956, lorsque 81 appelés du 1er Régiment du train (Paris) sont affectés au 228e BI. À la descente du bateau, Pierre Halfon témoigne : De gentilles demoiselles nous passaient autour du cou un collier de fleurs. Des dames patronnesses leur offraient un verre d’orangeade (made in Algérie). Puis, à la file, nous franchissons une sorte de rideau, une bâche fermant l’entrée d’un hangar. Dans la pénombre, nous attendait un adjudant qui nous enlevait le collier de fleurs (pour resservir aux suivants) et le remplaçait par une cartouchière en toile en nous remettant entre les mains, sans cérémonies, un gros fusil Garant... Au bout de la chaîne, à la sortie du hangar, une rame de camions stationnait, prête au départ [9][9]Jean Pouget, Bataillon RAS, Presses de la Cité, 1981, p. 48..
9Après la bataille d’Alger, en dépit d’un accueil de plus en plus sec, jusqu’à l’année 1961 marquée par la reprise des attentats FLN puis OAS, les appelés débarquant à Alger notent l’étrange quiétude qui y règne. Ils découvrent la réalité de la guerre lorsque des plates-formes portant des mitrailleuses abritées derrière des sacs de sable sont placées devant les locomotives. On trouve les mêmes impressions de voyage pour ceux qui arrivent par Philippeville ou Oran. Cette dernière ville étonne : on s’attend à trouver une cité typique avec sa casbah ; on découvre les gratte-ciel d’une agglomération moderne, et on a la surprise d’y entendre parler espagnol. Les contacts avec la population restent des plus limités. Les odeurs de merguez et de piment filtrent à travers les bâches des GMC (les camions restent bâchés pour éviter les jets de grenades). La première jupe légère d’une belle fille européenne ou les bidonvilles ne sont aperçus que de façon furtive de l’arrière des camions.
10Pour ceux qui sont affectés dans les garnisons de l’intérieur du pays, le voyage semble bien long dans les chemins de fer à voie étroite comme la Rafale ou l’Inox. Avant l’arrivée à destination, de nouveaux délais de transport sont imposés par la formation de convois de GMC. C’est l’occasion de découvrir le pays : la chaleur surprend, mais aussi la neige, en hiver, dès les premières chaînes côtières. Si le parfum du danger accompagne l’exploration, les paysages méditerranéens laissent une impression de beauté sauvage et tourmentée, mais aussi d’ordre lors de la traversée d’immenses orangeraies et de champs de vigne. À son arrivée en Kabylie, le sergent Paul Fauchon, classe 54-2/C, du 43e d’artillerie, note dans son journal : Quel effort de la part des Français, c’est splendide et incroyable [10][10]Journal de marche du sergent Paul Fauchon. Kabylie,…. Classe 55-2/1, M., témoin qui a voulu garder l’anonymat, affecté dans l’ALAT (aviation légère de l’armée de terre), se souvient du premier jour de ses vingt-huit mois d’Algérie : D’Alger à Blida, un paysage magnifique. Un jardin exotique, fleurs et fruits à volonté. Dans cette nature du grand Sud torturée par le vent et d’hypothétiques torrents, striée de gorges étroites, et baignée de lumière incandescente, la magie des djebels gagne peu à peu. Mais dans la montagne, la misère des terres caillouteuses et abandonnées, les poteaux télégraphiques sciés, gisant au bord de la route, indiquent que sous ce ciel de feu règne l’insécurité.
Les Français d’Algérie
11Certains comptent seulement les jours qui les séparent de leur libération, d’autres s’intéressent à ce pays, beau, généreux et cruel, et à ses habitants. Au sein de régiments de l’armée d’Afrique le plus souvent, métropolitains et Français d’Algérie se découvrent. Bien des malentendus président à leurs rapports, mais la curiosité et même l’intérêt sentimental pour ceux qui, succombant au charme des filles européennes d’Algérie, convolent ensuite en justes noces, ne sont pas absents. Encore faut-il tenir compte de méfiances originelles, parfois confirmées par de pénibles expériences. Camille Pivano, sergent au 19e Régiment du génie en 1956-1957, résume un sentiment partagé, semble-t-il, dans le contingent : Les pieds-noirs étaient un peu distants, j’avais l’impression qu’on les gênait, qu’on perturbait leurs habitudes. Ils avaient besoin de nous parce qu’on était là pour les défendre, mais on les gênait parce qu’ils avaient l’habitude de commander. [...] Bref, ce n’était pas la France, mais le pays des Algériens [11][11]Patrick Rotman et Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom :…. Dans son enquête réalisée auprès de soixante anciens élèves des grandes écoles, Benoît Kaplan conclut à un rendez-vous manqué entre Français d’Algérie et métropolitains, surtout après la semaine des barricades, à Alger, en janvier 1960 [12][12]Une génération d’élèves des grandes écoles en Algérie. Mémoire…. Après avoir interrogé 39 appelés du département des Vosges, Claire Mauss-Copeaux note, dans sa thèse, que colons et pieds-noirs sont toujours perçus de façon négative [13][13]Images et mémoires d’appelés de la guerre d’Algérie, 1955-1962,….
12Toutefois, à propos d’un sujet aussi délicat, il convient d’écouter les doléances de ceux que l’on entend peu : les Français d’Algérie. Ceux que nous avons interrogés reconnaissent, comme Bérard G., classe 53, rappelé né à Alger, à propos des soldats métropolitains : Dans l’ensemble, ils étaient peu curieux du pays dans lequel ils vivaient. Le sergent Georges-Claude Liermann, classe 54-1, né à Lourmel près d’Oran, affecté au 3e zouaves puis au 14e BCA, confirme que, généralement, pour les appelés les questions algériennes étaient étrangères à la vie de la nation. Georges Devallet, classe 52-2, officier rappelé en 1955 dans une compagnie rurale, puis cadre d’une UT (unité territoriale), se souvient surtout de la parfaite entente avec les officiers rentrant d’Indochine.
13Les Français d’Algérie n’apprécient pas les réflexions désobligeantes. Ils évoquent alors les précédents des deux conflits mondiaux au cours desquels leurs pères donnèrent généreusement leur sang pour secourir la métropole. Dans une lettre envoyée à la revue Le Bled, mais non publiée, le soldat Roger Tari constate, en août 1957 : Le seul fait que nous soyons « pieds-noirs » apporte un certain écart et même un certain mépris de la part des métropolitains. Pourquoi ? Ne sommes-nous pas aussi français que les métropolitains ? Dernièrement un ami me disait : « Pourquoi sommes-nous venus vous défendre ? Nous n’avons rien à faire ici, ce n’est pas notre place ». Je sais qu’il est dur de vivre loin de chez soi, loin de ceux que l’on aime. [...] Mais à ceux qui disent cela et qui le pensent vraiment, je pose simplement cette question : « Que sont allés faire nos pères en France au cours de la dernière guerre ?» [14][14]*3/1H2470, SHAT. Les rappelés algériens de 1955, convoqués de septembre à décembre, versés ensuite dans les unités territoriales assurant la garde de points sensibles comme les ports, sont parfois des vétérans des campagnes d’Italie ou de Provence. Ils apprécient de passer le flambeau à de jeunes métropolitains qui leur sont redevables, en partie, de leur liberté retrouvée [15][15]Erwan Bergot, La Guerre des appelés en Algérie, 1956-1962,….
14Le vocabulaire révèle l’incompréhension. L’appellation pieds-noirs est donnée tardivement aux Français de souche européenne par leurs compatriotes métropolitains. Les Français d’Algérie, se définissant eux-mêmes Algériens comme il existe des Bretons ou des Provençaux, surnomment les métropolitains Francaouis, puis Patos. Les hommes du contingent ressentent parfois ce mépris exprimé par François Mora, étudiant activiste : Les militaires sentent le cuir bouilli, le pinard, la chambrée. Troupe du Nord de l’Europe qui traîne avec elle son mélange de boustifaille, d’oignon, d’urine, avec de plus, cette senteur fadasse, l’odeur de la peau à laquelle restent accrochées la paille des étables et les fanes de pommes de terre. Ce sont les vilains de là-bas... [16][16]Une prière pour Alger, Paris, Saurat, 1987, p. 49..
15Là encore il faut tenir compte de la chronologie. À l’inverse d’une idée reçue, les gestes d’entraide ont été nombreux jusqu’en 1958 à l’égard des Patos dont on brocarde la marche en canard. Si le contingent se méfie de l’esprit petit blanc d’Oranais ou d’habitants de Bab-el-Oued, s’il dénonce la morgue de quelques gros colons, en revanche, surtout dans le bled, il apprécie l’esprit d’entreprise et la faconde de La Famille Hernandez. En partageant un jour de Pâques, la mouna, ou galette traditionnelle, certains découvrent avec plaisir les croustillantes histoires bônoises ; il y est fortement question des os de tes morts et autre purée, entre deux jurons concernant le sexe et la scatologie. Des Français d’Algérie, le contingent retient des mots comme pataquès (imbroglio) et le célèbre bras d’honneur. On retient aussi le gestuel, comme se taper dans les mains, coudes levés quand on veut exprimer une complicité. Ces contacts font parfois tomber les préjugés. L’un concerne les appelés français d’Algérie accusés d’être des sursitaires professionnels ou de se planquer dans les états-majors. En 1958, le chef de corps du 2e Régiment de chasseurs d’Afrique, unité de tradition de l’armée d’Afrique, constate : Ils (Français nés en Algérie) forment une jeunesse que tous les cadres du régiment ne cessent d’admirer. Rapidement instruits, actifs, débrouillards, doués de qualités d’adaptation remarquables, ils ont aussi une endurance qui étonne souvent, une capacité de souffrir qui émeut [17][17]Rapport sur le moral, 1H2415, SHAT..
16Des parrainages ont lieu, y compris pour ces turbulents rappelés. Dans son journal intime, Paul Roseau, le père de Jacques Roseau [18][18]Parce qu’il avait tendu la main à Yacef Saadi, un des chefs…, note qu’au village de Novi chaque famille adopte spontanément un ou plusieurs filleuls du bataillon de rappelés du 22e RI. Ils sont gavés de bons repas et de cadeaux. Paul Roseau évoque à ce propos la dette morale des Français d’Algérie envers les soldats rappelés, massacrés à Palestro quelques mois plus tôt : Ils sont morts pour nous [19][19]Jacques Roseau et Jean Fauque, Le 113e été, Robert Laffont,…. Les archives confirment cette entraide et ce respect mutuel, notamment dans l’Oranais. Le 19 novembre 1956, le 3e Bureau de la division militaire d’Oran remet un rapport sur la campagne d’Algérie, termes souvent employés cette année-là et qui confirment, à l’inverse de la langue de bois des politiques, que l’armée est bien en guerre d’Algérie. Il y est précisé : En ce qui concerne les populations françaises de souche, [...] de nombreux témoignages de reconnaissance affluent pour l’action menée et les sacrifices consentis par l’armée, de nombreuses marques de bonne volonté sont données un peu partout, et ce fait vient heureusement équilibrer largement dans l’esprit des militaires les trop nombreuses manifestations d’égoïsme et d’incompréhension, pour ne pas dire plus, qui sont le fait des prétendues élites intellectuelles ou économiques locales [20][20]*1/1H3196, SHAT.. À la même date, le lieutenant-colonel Audin, chef de corps du 31e Groupe de chasseurs à pied, observe : Les Européens nous accueillent en général avec beaucoup de sympathie, d’autant plus que leur vie et leurs biens sont en danger, mais ne portent pas toujours l’effort nécessaire d’autodéfense pour assurer leur propre sécurité [21][21]Ibid.. Comme beaucoup d’autres, Francis F., classe 56-2/B, du 110e Régiment d’infanterie mécanisée, se souvient de l’ambiance familiale du Noël passé dans une famille d’ouvriers. Les métropolitains sont parfois étonnés par le niveau de vie modeste des cousins d’Algérie, qui sont loin de mener la vie de nabab qu’on leur attribuait. Ils en apprécient d’autant plus la bonbonne de rosé frais que le fermier a su réserver aux hommes qui gardent ses récoltes [22][22]Nous avons souvent trouvé cette allusion au rosé, vin que l’on…. Quelques privilégiés savent d’ailleurs exprimer leur reconnaissance. Le 22 juillet 1957, dans une lettre à sa fiancée restée en Bretagne, le soldat G. P., du 57e Bataillon de transmissions, note qu’en échange de la protection dont il bénéficie un grand colon de Tiaret se montre généreux :
17Ma petite Jeannette chérie.
18Le matin rien, une simple petite sortie en ville. À midi, grande réception, sur la terrasse d’une grande minoterie, offerte par le propriétaire de notre local actuel, un repas appétissant et une ambiance du tonnerre. Comme menu : une salade de tomates, crevettes à la mayonnaise, riz à l’Espagnol (sic) (...) ce qui nous a fait boire un bon petit coup du savoureux rosé du pays, bien sûr là-dessus une bombe glacée et le café.
19Se retrouve pour cette dernière génération du feu, un autre réflexe qui permet de solides amitiés entre métropolitains sous les armes et Français d’Algérie : la solidarité des « pays ». Classe 56-1/B, soldat au 117e d’infanterie, secteur de Boufarik, Jean Garnier est originaire du couloir rhodanien. La famille Laurent a des ancêtres nés dans la Drôme, et il la trouve fort sympathique. De plus : Pour la Noël, ils nous ont offert 25 bouteilles de mousseux. C’est sympa de leur part [23][23]Il est en outre fort satisfait que la fille Laurent convole…. Faut-il pour autant parler de « réseaux » de solidarité ? Dans un seul cas certainement, celui des Corses. Les relations entre les appelés de l’île de Beauté et leurs compatriotes installés en Algérie sont excellentes et les gestes d’entraide fréquents (61 % des personnes interrogées ont rencontré des Corses d’Algérie) [24][24]La rencontre est parfois fortuite. Classe 56-1/ ? (no du mois….
20Le sous-lieutenant de réserve Serge Letard, du bataillon de garde 01/541 des fusiliers de l’Air, éprouve de l’admiration pour les industrieux colons de la Mitidja, qui expriment leur reconnaissance envers les troupes venues les protéger. Selon le bulletin de liaison Foyer rural de Mahelma du 28 février 1958, le maire et la population de ce village ont offert quatre jours plus tôt, pour services rendus, un apéritif d’adieu aux hommes de la 2e compagnie de l’Air. On se sépare en chantant Ce n’est qu’un au revoir. À propos des Français d’Algérie, Serge Letard observe cependant que la barrière de la culture et de la religion empêche toute convivialité avec les Arabes, même si les rapports sont parfois chaleureux. Même regard critique pour les autres officiers de réserve, près de 80, que nous avons interrogés avec nos étudiants et qui expriment une certaine sympathie envers les Français d’Algérie avant les drames du putsch et de l’OAS. Pour cette minorité d’appelés, cette perception doit beaucoup à l’accueil dans les familles. Ainsi en est-il des officiers du corps de santé, comme le docteur Gérard Zwang. Devenu chirurgien de guerre, il distingue les bons pieds-noirs qui s’intéressent comme lui à la musique et ont des filles plutôt agréables à regarder [25][25]Chirurgien du contingent. Suez – Algérie,….
21Ceux qui regardent l’Algérie avec intérêt notent que les colons restent figés dans leurs conceptions sans envisager une évolution remettant en cause leurs prérogatives. Daniel Beveraggi, sursitaire incorporé avec la 56.2/B, affecté à la 3e compagnie saharienne de transport, remarque que la plupart des Français d’Algérie refusent la réalité démographique et politique. Le fossé de l’incompréhension entre métropolitains et Français d’Algérie apparaît au lendemain de la révolution manquée de mai-juin 1958. Elle aurait dû fondre tous les Algériens dans une même entité, selon les vœux des plus farouches partisans de l’Algérie française, nombreux parmi le corps des officiers. Dans son dernier rapport sur le moral du 10 mars 1960, le général Challe, commandant de la 10e RM, constate qu’à côté d’une masse musulmane trop attentiste, alors que l’armée s’engage chaque jour plus avant dans la réalisation d’une Algérie plus égalitaire, les Français d’Algérie : en sont restés à l’idéal de « l’Algérie de papa », qu’après les effusions sentimentales du Forum, ils se refusent à accepter les conséquences de cette nuit du 4 août [26][26]1H2415, SHAT..
22L’épisode des barricades de janvier 1960, la magie du verbe intoxiquée par les pulsions sentimentales contraires à la raison, la dérive fasciste de quelques activistes, puis la marche vers l’indépendance, confirment le divorce armée - Français d’Algérie. La liste des doléances l’emporte alors. Des colons algériens, on ne retient souvent que le syndrome des paysans meusiens qui, en 1916, osaient faire payer très cher le verre de vin aux poilus montant en ligne. L’affaire du verre d’eau constitue en elle-même une crise mémorielle entre métropolitains et Francais d’Algérie. Que de fois avons-nous noté cette vente d’eau potable (30 centimes ou plus le litre) aux appelés métropolitains venus protéger fermes et cultures ! Essayons d’être serein, ce qui n’est pas une mince affaire dans cette histoire de passions qui peut aller jusqu’à mort d’hommes. En effet, dans son ouvrage de souvenirs, le caporal-radio du 7e d’infanterie, Jean Baudou, classe 56-2/B, raconte comment en mai 1958, dans la région de Tlemcen, un sergent de la compagnie opérationnelle, tue d’une rafale de mitraillette un vigneron européen : Je sens le capitaine contrarié. « Que s’est-il passé ? » Le sous-officier répond décontracté : « Ce con, il voulait nous faire payer l’eau ! » en pointant son doigt vers un robinet scellé dans le mur [27][27]En Algérie. La guerre d’un jeune appelé forézien, « Godillots….
23Cette assertion, invérifiable, cache une situation propre au pays de la soif. En Afrique du Nord, l’eau potable non contaminée est rare. Certains points portent même la trace de cette pénurie, notamment sur les pistes sahariennes (Bidon V...). On conçoit que son utilisation soit faite avec parcimonie, et que nombre de militaires préfèrent la bière à une eau de citerne ou de puits [28][28]Sur cette question, cf. le sous-chapitre « La dive canette »,…. Maintenant imaginer que tout colon qui roule en DS 19 est un affreux vendeur d’eau tient de la légende, même si certains ont pu avoir ce geste qui choque le petit gars du contingent. Mais les quelques « profiteurs » ne sont pas seulement de souche européenne. André Diet, appelé lozérien, dans une lettre du 9 novembre 1956 à ses parents, note : Comme nous n’avons pas d’eau, ce sont les Arabes (sic) qui viennent nous l’apporter pour 2 francs le litre [29][29]Sofiane Maza, Les Appelés lozériens de la guerre d’Algérie,….
24La question du verre d’eau accompagne, pour les hommes du contingent, cette attitude étonnante de la part de grands propriétaires qui protègent leurs tracteurs dans des hangars, tandis que la troupe loge sous la tente. Déjà, le 6 novembre 1956, le chef d’escadron Jouanno, commandant le 585e Groupe de transport rattaché à la 5e Division blindée, note, à propos du village de colonisation de Lavayssière, dans l’Oranais : La mise à l’abri d’animaux et de matériels agricoles paraît à leurs yeux présenter plus d’importance que celle des militaires venus défendre leurs intérêts [30][30]*1/1H3196, SHAT.. Claude Barafort, classe 60-1/B, 8e hussards, en poste au village d’Arthur, dans l’Ouarsenis, témoigne de l’étonnement des soldats-citoyens contraints de protéger labours et récoltes : Les soldats étaient choqués de la façon dont les colons traitaient les Arabes. Le peloton était employé pour surveiller les moissons, sa mission consistait autant à éviter que les champs soient attaqués qu’à surveiller les travailleurs, tant les colons avaient peur que l’on sabote leur récolte. En plus, tous les week-ends une partie du peloton se rendait dans une ferme pour la garder, pendant que les propriétaires partaient en week-end à Alger. Dans la cour de cette ferme où les soldats campaient avec tout leur matériel, il y avait un puits. Les hommes ont été très choqués, quand lors d’un de ces départs, le colon a interdit l’accès au puits.
25En sort, reconduit, l’archétype du gros colon qui, certes, est très loin de représenter la majorité des Français d’Algérie, citadins dont le niveau de vie est inférieur d’environ 20 % à celui de la métropole, mais qui perdure dans les mémoires. La mémoire vive des carnets et journaux personnels en porte aussi des traces. Classe 59-2B, le maréchal des logis Gérard Aventurier, 1re batterie du 30e d’artillerie, dans le secteur de Duperré qu’il occupe en mars 1960, note dans son journal : Le colon, propriétaire des terres au nord d’Afreville, possède 3 à 4 000 hectares, 50 à 80 tracteurs, une maîtresse (il en a 5), sa garde personnelle composée de trois ou quatre légionnaires en convalescence, un hélicoptère, des voitures américaines, une écurie de course [31][31]Fonds privé Gérard Aventurier, document dactylographié, p. 3..
26Après le putsch, un transfert de responsabilités s’opère. Nombre d’appelés estiment être là non pour venir à bout d’une rébellion mais par la faute des pieds-noirs [32][32]Jean-Pierre Vittori, Nous, les appelés d’Algérie, Paris, Temps…. Puis vient le temps des injures mutuelles et des relents de guerre civile qui culminent au printemps de 1962. Classe 61.1/A, sous-lieutenant au 1er Régiment de chasseurs d’Afrique, le journaliste Bernard Thomas décrit l’arrivée de son régiment en train, à Alger, en mars 1962. À un passage à niveau, une femme se met à injurier en pataouète les cavaliers : Les jeunes gens savaient bien qu’ils ne sortaient pas du conflit en héros triomphants, c’était entendu. Mais tout de même ! Ils avaient eu froid, faim, chaud, mal aux jambes, aux viscères. Ils avaient risqué leur vie. Ils étaient deux millions au total à avoir consacré vingt-huit mois de leur vie à cette guerre par laquelle ils ne se sentaient pas concernés. Et cette femme raclait des fonds d’injures dans le silence consterné [33][33]Aurore ou la génération perdue, Paris, Balland, 1984, p. 195..
27Pour leur part, les Français d’Algérie ont le sentiment d’être occupés par une armée devenue étrangère. Georges Devallet, officier de réserve alors professeur agrégé de lettres classiques au lycée Lamoricière à Oran, se souvient de ces heures terribles où CRS et gendarmes mobiles appliquent à la lettre les ordres du général Katz leur enjoignant de tirer à vue sur les façades en riposte à toute tentative contre les forces de l’ordre. Dans ce chaos de 1962, il évoque les gestes de courage et d’indiscipline de cadres des régiments métropolitains allant jusqu’à aider matériellement au rapatriement. Est-il besoin de rappeler que ces Français d’Algérie vivent un drame national, sans que la métropole témoigne d’un geste de solidarité nationale ?
28Toutefois, les relents de guerre civile n’empêchent pas, parmi les hommes du contingent, un sentiment de compassion envers ce peuple si fragile des Français d’Algérie. Depuis le drame du putsch, Robert Sola, classe 59-2/B, du 3e Bataillon de tirailleurs algériens, a l’impression d’être l’otage d’un énorme gâchis. Classe 56-2/A, C. M., mineur de profession et chasseur alpin, se demande pourquoi s’être battu pour en arriver là ? René-Claude Goupil, classe 56-2/B, sous-lieutenant au 60e Régiment d’infanterie, se dit déçu par la fin lamentable de son aventure algérienne. Pour lui, elle s’explique par la logique des événements et la politique suivie par le général de Gaulle. Claude Barafort, classe 59-1/A, est content de rentrer chez lui rapidement, mais confie à propos de ses camarades du 8e hussards : Les soldats étaient quand même touchés par la situation des petits colons, qui, eux, perdaient réellement tout. Classe 61-2/A, aspirant au 3e Bataillon de zouaves, Joseph Cavalier estime qu’en dépit des coups de feu essuyés lors de « la bataille de Bab-el-Oued », le contingent a pour rôle ingrat de servir de tampon entre les excès de l’OAS et la peur du FLN, bref de tenter de protéger les Français d’Algérie, parfois malgré eux. Au chevet de l’Algérie française, si la quille ! bordel ! est enfin certaine, le sentiment d’avoir perdu deux ans de leur vie pour un résultat nul explique le silence de beaucoup. Dans les derniers instants du crépuscule impérial, l’amertume accompagne l’adieu à cette terre farouche et généreuse, que des pionniers, ayant fait souche, avaient su mettre en valeur.
29On n’évoquera jamais assez la douleur ressentie par ces cousins perdus des départements algériens, pour ne rien dire de ceux qui, parmi les musulmans, avaient choisi le camp de la France. L’oubli salutaire n’est qu’un vernis, la souffrance muette ne se calme pas, accentuée par le spectacle d’ententes entre communautés qui, jusque-là, se vouaient une haine séculaire, en Afrique du Sud et peut-être un jour en Palestine. On comprend dès lors, que quelques soient ses précautions oratoires, l’historien a bien du mal à expliquer l’histoire d’un déchirement. Ces regards croisés entre hommes du contingent de métropole et d’Algérie évoluent d’un début de strabisme convergent – mises à part les manifestations de rappelés de 1955-1956 et une indifférence au devenir des départements algériens partagée par nombre d’appelés –, à un strabisme divergent de plus en plus accentué, au fur et à mesure que se creuse le fossé de l’incompréhension aux lendemains des vains espoirs de 1958.
30L’enquête historique, dans ce domaine, remplit difficilement son rôle d’exorciste. Il ne suffit pas de curer une plaie, celle-ci se referme si lentement. Dans les témoignages d’hommes du contingent enregistrés, c’est une vision négative des Français d’Algérie qui perdure, même si nous avons montré que ce sentiment doit être fortement nuancé selon la chronologie. S’ensuit une incompréhension mutuelle qui culmine encore dans le ridicule des commémorations, notamment à propos du 19 mars qui ne constitue pas, bien au contraire, la fin des malheurs de l’Algérie [34][34]Au sein du gouvernement Raffarin, le nouveau secrétaire d’État…. Ce fossé peut conduire à la rixe, illustration de la « guerre des mémoires » qui est d’ailleurs antérieure au délire médiatique qui a suivi les déclarations du président Bouteflika, en juin 2000, et l’interminable débat sur la torture. Pour preuve, évoquons le triste spectacle de la commémoration du 19 mars 2000 au fort Saint-Nicolas, à Marseille. En présence du préfet des Bouches-du-Rhône, des membres des cercles algérianistes, certains venant de l’Hérault ou des Alpes-Maritimes, ont couvert de horions les représentants de la FNACA qui ont fait de cette date un symbole. Mais derrière ce triste spectacle d’un Clochemerle mémoriel, se cache une douleur que nombre de témoins, à titre individuel le plus souvent, partagent. Le temps adoucit parfois les haines et nombreux sont ceux qui éprouvent de la sympathie pour ceux qui n’ont même plus la possibilité de fleurir les tombes de leurs ancêtres, sur une terre devenue étrangère, où le crétinisme de loubards islamistes les livre à la profanation. En décembre 1996, une amie de Vannes, née en Algérie, m’écrivait encore : L’Algérie reste mon pays et ma patrie la France, et l’Algérie est le regret éternel planté dans mon cœur et dans celui de tous les rapatriés.
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