Le plus urgent, s'il en est temps encore, c'est d'humilier leurs victimes, de raser l'orgueil de leur cœur, de les ravaler au rang de la bête.»(Jean Paul Sartre: Situation V, p26)
Un candidat à la présidence de l'ex-métropole coloniale, Juif de confession et néanmoins grand admirateur du Nazisme, et élève attentif de Goebbels, le grand prêtre de l'idéologie hitlérienne, et qui s'est déguisé en Jeanne d'Arc pour donner le change quant à ses convictions et ses objectifs réels, a, à de multiples reprises dans ses élucubrations de fanatique religieux et raciste enragé, affirmé que l'indépendance de notre pays serait un don spontané accordé à notre peuple par un ex-dirigeant de la métropole coloniale.
Goebbels Aurait Eté Fier... Mais Aussi Surpris Par Son Elève Fidèle
Cette affirmation ne trouve pas un brin de confirmation dans l'histoire de notre lutte de libération. Elle ne ressortit même pas du mensonge, mais de la pure fiction dont il est impossible de trouver la moindre preuve. Cependant, à force d'être répétée, elle se transforme subrepticement et dangereusement en une réalité seconde et prend la nature d'une vérité, certes indémontrable et insoutenable par des preuves concrètes et vérifiables, mais se substituant aux faits qui la démentent. Toutes les souffrances, toutes les épreuves, tous les sacrifices consentis par le peuple algérien pour se libérer du joug colonial, sont, par cette affirmation mensongère, délégitimés, son droit à l'existence nié, et tous les crimes du système colonial justifiés et glorifiés. Rappeler les tragédies qu'ont vécues dans leur chair les «témoins» de la guerre de libération nationale, devient, face à ce mensonge grossier, une obligation à la fois politique et morale, même si ceux et celles dont les noms sont évoqués, et les souffrances rappelés, n'ont joué qu'un rôle marginal dans le grand combat pour la dignité qu'a mené le peuple algérien.
Jacqueline Netter Découvre L'Enfer Colonial
Dans ce contexte, l'histoire de Jacqueline Netter, Française de souche, mais ayant délibérément et consciemment choisi la justice plutôt que sa mère, est particulièrement révélatrice du sentiment de révulsion profonde que peut ressentir une âme libre de tous préjudices face à la barbarie coloniale, mais également de la brutalité dénuée de toute pitié et de tout humanisme, qu'a exercé l'occupant colonial pour maintenir son pouvoir. Rien ne prédisposait Jacqueline Netter, plus connue sous son nom de mariage de Guerroudj, institutrice affectée dans l'école du petit village coloniale de Chétouane (ex-Négrier, wilaya de Tlemcen) à affronter la dure réalité du système colonial et la profonde misère matérielle et morale de la paysannerie algérienne, réduite à la condition de servage par les colons, réalité éloignée de l'image d'un système paternaliste diffusée par les actualités cinématographiques colporté par les couvertures médiatiques de la société «Pathé.» C'est la découverte de la brutalité coloniale qui, sans doute, renforça les convictions idéologiques de Jacqueline, dont le premier époux, Pierre Minne était un sympathisant marxiste, et la conduisit naturellement à prendre fait et cause pour la libération du peuple algérien.
Un Engagement Immédiat Pour la Libération Nationale Par Les Armes
Lorsque la dernière phase de cette lutte commença, Jacqueline se mit au service du mouvement de libération nationale. Pour cause de sympathie active envers le combat du peuple algérien, Jacqueline fut frappée d'une mesure d'expulsion du territoire national en 1955, décision qui finit par être annulée et transformée en une interdiction de séjour dans l'Oranie. Elle s'installa à Alger avec son époux Abdelkader Guerroudj, ancien membre du Parti communiste algérien, et déjà alors entré dans la clandestinité et membre actif du FLN. Suivant son biographe le professeur René Galissot, Jacqueline devint l'agent de liaison de l'organisation clandestine et transporta des couffins portant des armes et des bombes (voir https://maitron.fr/spip.php?article 50827). A la suite de son implication dans l'attentat contre la centrale de gaz d'Alger, attentat organisé par Fernand Yveton en novembre 1956, elle fut arrêtée par les autorités coloniales avec son époux. Condamnée à mort en décembre 1957 en même temps que son époux, elle fut une des six femmes qui connurent le couloir de la mort dans l'infâme prison de Serkadji, puis à la prison centrale d'El Harrach, les cinq autres étant: Djamila Bouhired, Djamila Bouazza, Zahia Kherfallah, et les filles mineures Baya Hocine et Djohar Akrour. Seule la mobilisation de l'opinion publique, sous l'animation du groupe d'avocats qui les défendaient et des intellectuels de gauche français, à leur tête Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, leur évita l'échafaud.
La Justice Coloniale: Répressive, Barbare, Impitoyable
Pour rappel, voici comment Sylvie Thénault décrit le système judiciaire qui a jugé et condamné Jacqueline et ses compagnes et compagnons de lutte, un système répressif dont les accusées et accusés avaient été soumis à la torture pour leur arracher leurs aveux:
«Dès avril 1955, la loi d'état d'urgence remit aux tribunaux militaires le jugement des crimes. Les cours d'assises étaient dessaisies à leur profit. Les tribunaux correctionnels, quant à eux, restaient compétents pour juger les délits. Des milliers de procédures, ouvertes pour «atteinte à la sûreté de l'État», «association de malfaiteurs», «coups et blessures », « incendie volontaire », « assassinat » s'accumulèrent dans les cabinets d'instruction ; plus de quatre mille étaient en cours en décembre 1955. Les tribunaux correctionnels jugeaient déjà des centaines d'accusés par mois 616 en décembre 1955 et les tribunaux militaires plusieurs dizaines, voire plus de cent. Puis la répression s'amplifia. Le nombre d'accusés dépassa le millier au début de l'année 1957 : entre janvier 1957 et mai 1958, les tribunaux correctionnels jugeaient huit cents à mille personnes par mois, tandis que cinq cents personnes en moyenne étaient renvoyées, chaque mois également, devant les tribunaux militaires. Ces hommes et ces femmes provenaient d'organisations diverses. Il s'agissait de membres du FLN, mais aussi de son concurrent le Mouvement national algérien (MNA) ou encore du Parti communiste algérien (PCA).» (dans «Défendre les nationalistes algériens en lutte pour l'indépendance. La « défense de rupture » en question | Cairn.info»)
Cinq Années Dans Le Couloir de la Mort
Jacqueline raconte dans son livre autobiographique «Des Douars et des Prisons (éditions Bouchène, Alger 1993) son parcours, et les conditions de son arrestation et de sa détention, dans l'attente de son exécution. Voici, décrites par Jacqueline les conditions de sa détention à Serkadji:
«Quand on est condamné à mort, on a un régime spécial en prison: on mange mieux, on a des privilèges ; trois dans une minuscule cellule, une surveillance spéciale, une cour spéciale pour respirer; les hommes sont enchaînés, mais pas nous: privilège de femmes peut-être, mais également on n'a plus droit à la visite des avocats, seule la famille a le droit de visite et les assistantes sociales des prisons.»
D'autres détails sur les conditions de détention sont donnés par elle et rapportés par Sylvie Thenault:
«Sans chercher à forcer le trait, Jacqueline Guerroudj, détenue dans la même période, les décrit pourtant comme épouvantables, en raison du surpeuplement de l'établissement avec les arrestations de 1957 38. La prison civile d'Alger est vouée à la détention des prévenus, des condamnés à moins d'un an d'emprisonnement et des condamnés à mort, hommes et femmes. Les prévenus font masse : ils représentent les trois quarts des effectifs à l'échelle de l'Algérie, contre un tiers en temps ordinaire39.
Chez les femmes, cette catégorie augmente constamment et elle fait plus que doubler pendant la période de détention de Baya Hocine : 193 détenues au 1er janvier 1957, dont 87 prévenues ; 264 au 1er juin 1958 dont 197 prévenues. Barberousse, prévue pour un millier de détenus, avec un plafond de sécurité fixé à 2 000, en compte 1 830 au 1er juillet 195741, 2 400 en décembre de la même année42. Dotés de neuf lits au début, le dortoir de Jacqueline Guerroudj compte jusqu'à 30 paillasses.
La promiscuité y règne d'autant plus que les toilettes ne sont qu'un trou surmonté d'un robinet, séparé du dortoir par un muret haut jusqu'à la taille.
Puis, au quartier des condamnées à mort, les cinq femmes occupent deux cellules : dans l'une, Djamila Bouhired, Djamila Bouazza et Jacqueline Guerroudj ; dans l'autre, Baya Hocine et Djohar Akrour.
Cette dernière a été arrêtée et condamnée en même temps que Baya Hocine, pour l'attentat du stade municipal d'Alger. Le croquis de Jacqueline Guerroudj montre qu'à trois, les matelas couvrent la totalité du sol. Hebdomadaire, la douche est rapide et froide.
Les détenues portent une tenue réglementaire, sans coupe et d'un tissu inconfortable, qu'elles ont le droit de personnaliser. Si la nourriture finit par être améliorée, la cantine et les colis peuvent être supprimés en punition (Guerroudj, 1993)»( voir Sylvie Thenault «Les papiers de Baya Hocine.
Une source pour l'histoire des prisons algériennes pendant la guerre d'indépendance (1954-1962) (archives-ouvertes.fr)» Fidèle à L'Algérie Jusqu'à Sa Mort
Finalement libérée, comme ses compagnes et compagnons de prison, à la veille du cessez-le-feu du 19 mars 1962, Jacqueline choisit la nationalité algérienne, embrasse une carrière de bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, et demeure jusqu'à sa mort dans son pays d'adoption pour l'indépendance duquel elle a risqué sa vie.
A rappeler qu'elle et son époux Abdelkader Guerroudj sont le seul couple à avoir été conjointement condamné à mort pour actes de résistance contre l'oppresseur colonial, et que même leur fille, Danielle Minne, plus connue sous le nom de Djamila Amrane (13 août 1939- 12 février 2017) née du premier mariage de Jacqueline, connut les geôles coloniales du fait de sa participation à la guerre de libération nationale.
Voici, en conclusion, les mots mêmes de Jacqueline, qui apportent un démenti cinglant aux tentatives de révision de l'histoire - dans des buts électoralistes et au nom du «souverainisme», raciste, intolérant et recyclant les thèses nazis sous signature juive - et expliquent son engagement jusqu'à la mort, dans le combat du peuple algérien pour son indépendance et sa dignité:
«Personnellement, j'avais fait le choix de participer sans réserves à la guerre de libération au sein du FLN. Ce choix avait été mûrement réfléchi et fondé sur mon expérience vécue des réalités de l'occupation coloniale, réalités intolérables, inacceptables, qui m'imposaient, en tant que Française à l'époque, de participer à la décolonisation, et il était évident qu'elle ne serait jamais accordée, mais qu'il fallait l'arracher.
Un tel engagement ne pouvait être que total : une fois qu'on a choisi son camp, on va jusqu'au bout et on accepte tout ce qui en découle (dans: «Des Douars et des Prisons», p. 54)
Un dernier mot: se remémorer à l'occasion de la célébration du Premier Novembre des héros et des héroïnes plus ou moins oubliés ou même ignorés est plus qu'un devoir; c'est un acte de foi rappelant que la liberté n'est jamais un cadeau que l'oppresseur est disposé à accorder, et qu'elle ne se conquiert que si des femmes et de hommes acceptent d'offrir leur vie pour y parvenir.
Du “couloir de la mort” de Serkadji à la prison des Baumettes
BDELKADER GUERROUDJ, DIT DJILLALI (26 JUILLET 1928, TLEMCEN – 7 NOVEMBRE 2020, ALGER)
Abdelkader Guerroudj, dit Si Djillali, auquel ce modeste écrit est consacré, et qui est décédé le mois dernier dans une ndifférence quasi totale, peut être considéré, dans sa longue vie, dont une partie consacrée au combat pour l'indépendance de l'Algérie, comme l'exemple de l'adhérent devenu militant.”
André Mandouze, universitaire métropolitain nommé en Algérie, écrit au sujet de l'Algérie en 1948 : “À travers le fatras des politiques multiples et contradictoires suivies à leur égard [des musulmans] il n'y a eu qu'une seule et unique constante, le mépris de l'islam et, quand c'était possible, son utilisation” (dans “Algérie : état des lieux à la fin 1954 - début de la guerre”. Extrait d'un article de Michel Winock : “La France en Algérie : 130 ans d'aveuglement” – L'Histoire – avril 1999).
“On doit le répéter tous les jours aux imbéciles qui veulent effrayer l'univers en montrant le visage terrible de la France.” “La France n'effraye personne ; elle n'a plus les moyens d'intimider ; elle commence à horrifier, et c'est tout” (Jean-Paul Sartre : “Nous sommes tous des assassins”, dans revue Les Temps Modernes, numéro 145, mars 1958). Qu'est-ce qu'un militant ? C'est là le type de question qui, de prime abord, ne mériterait pas d'être posée, tellement sa réponse paraît aller de soi. C'est un terme courant que l'on retrouve, sans trop chercher, dans nombre d'articles de presse, d'hommages, de biographies, et qui, à travers l'usage qui en est fait, laisse penser que c'est un synonyme d'adhérent à un parti ou de sympathisant d'une cause, noble pour les uns, probablement condamnable pour les autres. Mais il s'agit là d'un contresens évident.
En effet, le terme “adhérent” indique un attachement de caractère institutionnel et administratif à une organisation, du club de chasse, à l'équipe sportive, sans doute obtenu après avoir rempli un formulaire et payé une cotisation. Une fois l'adhésion acquise, l'adhérent peut vaquer à ses activités habituelles, quelles qu'en soient la nature ou la banalité. Le terme “militant” a la même racine que “militaire”, qui vient du mot latin “miles”, armée, et implique non seulement un engagement total, à la fois intellectuel et physique, et l'acceptation du sacrifice suprême, en cas de besoin, pour la cause que le “militant” a embrassée.
Le militant se consacre corps et âme à sa cause
Sa vie est entièrement consacrée à cette cause et tout tourne autour d'elle. Il n'y a pas de place dans la vie du “militant” à autre chose que de combattre, comme un soldat, pour le triomphe de cette cause, quel que soit le coût qu'il faudra accepter pour que les objectifs qu'elle vise soient atteints. Un militant est avant tout et d'abord un combattant à temps complet, qui est animé par une pensée unique, une idée fixe, expression qui n'a rien de péjoratif, et décrivant fort bien l'état d'esprit découlant de cet engagement total, sans réserve mentale ou autres. Toute autre considération que le triomphe de la cause est effacé dans l'esprit du militant. Donc, “adhérent” et “militant” font référence à deux mondes différents, qui, dans un diagramme de Venn, pourraient se recouper sans se confondre, car on peut être adhérent, c'est-à-dire remplir les conditions identitaires, financières ou autres pour être membre d'une association, sans être un militant de la cause sous-jacente à cette association. Le militantisme est un engagement absolu, impliquant une rupture totale avec le mode de vie précédant cet engagement.
La promotion sociale par l'accès à l'école normale de Bouzaréah
Abdelkader Guerroudj, dit Si Djillali, auquel ce modeste écrit est consacré, et qui est décédé le mois dernier dans une indifférence quasi totale, peut être considéré, dans sa longue vie, dont une partie consacrée au combat pour l'indépendance de l'Algérie, comme l'exemple de l'adhérent devenu militant.
Avant de développer cette idée de transformation, il est utile de donner quelques brefs éléments biographiques sur cet homme, d'origine modeste, qui devint, à une période particulièrement violente de l'histoire contemporaine, le symbole non seulement d'un peuple entier mobilisé pour gagner son indépendance, mais également de la barbarie coloniale. Né deux années avant la célébration du centenaire de l'occupation coloniale, Abdelkader, arrivé à l'âge de la scolarisation, entre, comme tous les Tlemcéniens de sa génération, à l'école Décieux, la seule école ouverte alors aux “indigènes”, située dans la même rue que la Médersa.
À l'issue de sa scolarité primaire, il rejoint le collège de Slane et passe, après son brevet, le concours d'accès à l'école normale de Bouzaréah, dont l'objectif était “de contribuer puissamment à faire de l'Algérie un pays français” (http://alger-roi.fr/Alger/eng/pages/40_eng_cinquantenaire_16_2_1938_echo.htm). La formation de l'élite intellectuelle algérienne n'était donc permise que si elle contribuait à pérenniser le système colonial, et rien d'autre !
Il est utile de rappeler que ce système, œuvrant essentiellement pour se maintenir, offrait peu de possibilités de promotion sociale par l'accès aux études supérieures longues ; la rare possibilité ouverte aux Algériens ayant eu la chance de faire des études élémentaires et primaires supérieures, selon le système scolaire de l'époque, pour poursuivre leur formation au-delà de ce niveau de base, était cette école normale, installée en 1888 dans un ancien asile d'aliénés situé dans ce qui était alors la banlieue lointaine d'Alger.
Beaucoup de membres de l'élite intellectuelle algérienne ont commencé leur carrière comme instituteurs diplômés de cette école. On peut citer, parmi les plus célèbres d'entre eux, outre Guerroudj : - Ahmed Boumendjel (22 avril 1908, Aïn El-Hammam-19 novembre 1982, Alger), qui devait par la suite embrasser le métier d’avocat, être élu sénateur en 1948 pour la circonscription de Constantine/Annaba, pour une brève période, (voir Ferhat Abbas, La Nuit coloniale, éd. Julliard, 1962) et qui joua à divers titres un rôle important pendant la guerre de Libération nationale, entre autres, comme rédacteur en chef de la publication El Moudjahid, membre de la délégation du GPRA aux négociations d’Évian, pour devenir après l’indépendance ministre des Travaux publics.
- Mouloud Feraoun (8 mars 1913-15 mars 1962), écrivain, romancier de la misère et de la déchéance morale du peuple algérien colonisé (entre autres Le Fils du pauvre, 1950, La Terre et le Sang, 1953, Jours de Kabylie, 1954, Les Chemins qui montent, 1957, Les Isefra de Si Mohand u Mhand, 1960, Journal, 1955-1962) et penseur célèbre de l’aliénation culturelle coloniale, lâchement assassiné par la bande de criminels de l’OAS, à quelques jours du cessez-le-feu mettant fin à 132 années de lutte du peuple algérien, et bien d’autres moins connus.
Abdelkader, adhérent au Parti communiste algérien
Après la fin de ses études, Abdelkader est affecté à l’école primaire indigène de Aïn Fezza, dans la banlieue de Tlemcen, pour exercer son métier d’instituteur. Hadj Mostefa Berbar (31 janvier 1906-16 septembre 1982, Tlemcen), lui aussi ancien de “Bouzaréah”, membre de la délégation algérienne que Léon Blum avait reçue en 1936 pour discuter du statut de l’Algérie, et alors membre du Comité central du petit Parti communiste algérien, essentiellement orienté dans la région vers la mobilisation des masses paysannes, convainc Guerroudj d’adhérer à ce parti, que ce dernier rejoignit en 1950, à l’âge de 22 ans ; il participera alors activement à la propagation de cette idéologie parmi la paysannerie algérienne. Il faut reconnaître que l’empreinte doctrinaire et politique de ce parti était ténue, et qu’il a contribué essentiellement à faire prendre conscience aux paysans de la région de leur profonde déchéance matérielle et morale, et de les préparer à la mobilisation populaire après le déclenchement de la guerre de Libération nationale.
Guerroudj se marie en 1950 à une institutrice française, Jacqueline Netter-Minne-Guerroudj (27 avril 1919, Rouen, France-18 janvier 2015, Alger), qui devait l’accompagner dans tous ses combats. Jacqueline, une “métropolitaine”, avait été affectée en 1948 comme institutrice à Chétouane dans une école proche de l’immense domaine Dolfuss, appartenant à la société Dolfuss, Mieg et Cie, et dont les propriétaires tenaient à scolariser les enfants de leurs ouvriers, pour avoir une main-d’œuvre “indigène” instruite. Dès son arrivée dans cette école, Jacqueline comprit le mal qu’était le système colonial, exprimant ainsi sa pensée : “Pour moi, il fallait lutter contre le colonialisme. Il fallait que ces gens deviennent indépendants et libres.” Elle restera fidèle à cet engagement qu’elle ne reniera jamais au point d’accepter de mourir pour le triomphe de ses convictions profondes.
Engagement immédiat dans la lutte armée
Dès novembre 1954, le couple prit position en faveur de la lutte armée et s’engagea dans la propagation des thèmes de la déclaration du FLN/ALN. Leurs activités furent jugées subversives par les autorités coloniales, et le couple fut expulsé vers la France dès les premiers mois de l’année 1955.
Cette décision d’expulsion fut annulée en 1956 par ces mêmes autorités, ce qui permit à Abdelkader et à Jacqueline de retourner à Alger. Le Parti communiste algérien avait déjà fait l’objet d’une décision de dissolution par le Gouverneur de l’Algérie, dès les premiers jours de la guerre de Libération nationale.
Les anciens membres de ce parti tentèrent alors de profiter de l’élan donné à l’option de lutte armée par le FLN/ALN et créèrent leur propre groupe armé dans la région de Chlef. Ce groupe fut rapidement dissous après avoir échoué à avoir l’audience qu’il visait auprès de la paysannerie locale, et ses membres s’engagèrent dans l’ALN. Cependant, une partie de ses membres décida de s’engager dans des actions de sabotage à Alger, visant les infrastructures localisées dans la capitale.
L’attentat manqué contre l’unité de gaz d’El-Hamma, à Alger
Le couple Guerroudj, avec l’aide de sa fille Danielle Minne, alors mineure, et Fernand Iveton, (12 janvier 1926-11 février 1957), pied-noir d’origine espagnole et employé à la Société de distribution de gaz d’Alger (EGA), organisèrent, en novembre 1956, une action de sabotage contre l’unité de gaz de la ville d’Alger, située à El-Hamma. Iveton sera arrêté le 14 novembre 1956, et quelques jours plus tard toute la famille Guerroudj se retrouva dans les geôles coloniales.
Abdelkader est accusé d’avoir mis son épouse en contact avec une cellule du FLN. Quant à Jacqueline, les faits qui lui sont reprochés sont plus graves : elle est soupçonnée d’avoir transporté la bombe qu’Iveton devait placer. Danielle, la fille de son premier mariage, est considérée par les services de sécurité français comme complice dans cet acte de sabotage.
En lui-même, l’attentat ne réussit pas à faire des dégâts matériels importants, car son objectif était plus de caractère politique, marquant une volonté d’activisme de la part de ces partisans communistes de la lutte armée, mais déjà engagés aux côtés du FLN, que le désir de causer mort d’hommes et destruction d’infrastructures. Les autorités coloniales décidèrent de sévir avec brutalité pour cette action de sabotage, bien qu’elle fût menée avec un grand amateurisme et qu’elle n’ait causé ni victimes ni destruction de matériel.
Abdelkader, Jacqueline et Fernand condamnés à mort par un tribunal militaire expéditif
Les quatre inculpés sont présentés au tribunal militaire d'Alger, qui condamne Abdelkader, Jacqueline et Fernand à mort, après un semblant de procès expéditif, à l'issue déjà déterminée, et qui s'achèvera moins d'un mois après l'attentat avorté. Ce tribunal d'exception prononcera son verdict le 8 décembre 1956. Mineure, Danielle sera condamnée à la prison pour 14 années. Fernand Iveton sera guillotiné à Barberousse le 11 février 1957, la commutation de sa peine ayant été refusée par François Mitterrand, alors ministre de la Justice, comme d'ailleurs toutes les commutations qui ont été soumises pour tous les condamnés à mort algériens qui n'ont pas eu la chance de bénéficier de la mobilisation de l'opinion publique française en leur faveur.
Voici ce qu'ont écrit au sujet de la conception de la justice de la part d'un homme ayant laissé la réputation d'un humaniste et d'un esthète, qui a supprimé la peine de mort lors de son passage à l'Élysée, des journalistes de l'hebdomadaire français Le Point. “Avis défavorable au recours” ou encore “Recours à rejeter” : ces deux formules tracées à l'encre bleue ont la préférence de François Mitterrand quand, garde des Sceaux, il décide de donner un avis défavorable au recours en grâce des condamnés à mort du FLN dont les dossiers lui sont soumis. René Coty, président de la République – et décideur ultime –, préfère barrer d'un long trait noir la première page du formulaire administratif et indiquer sur l'autre, d'une écriture ronde d'enfant, qu'il laissera “la justice suivre son cours”. Des expressions qui reviennent tout au long des dossiers de condamnés à mort exécutés durant la guerre d'Algérie, “les 45 de la guerre d'Algérie – période durant laquelle François Mitterrand administrait la justice” (dans l'hebdomadaire Le Point : Les guillotinés de Mitterrand François Malye (avec Philippe Houdart) 31 août 2001).
L'exécution épargnée à Abdelkader et Jacqueline grâce à la mobilisation conduite par Jean-Paul Sartre
Cependant, la disproportion entre les dégâts causés par cet attentat manqué et les peines infligées aux “coupables” devait soulever l'indignation d'un grand nombre d'intellectuels français de renom. Parmi eux, Jean-Paul Sartre et sa compagne Simone de Beauvoir devaient jouer un rôle clé pour éviter l'exécution d’Abdelkader et de Jacqueline. Une grande campagne de presse fut lancée à l'instigation du couple de philosophes, à travers leur revue Les Temps Modernes, et tous les médias libéraux anticoloniaux de l'époque. Ces condamnations à mort apparaissaient plus comme des actes de répression que comme des décisions de justice fondées sur un équilibre entre la gravité des crimes commis et reconnus d'une côté et la sévérité de la sanction, et prononcés par un tribunal d'exception, alors que les opérations menées en Algérie étaient présentées, non comme des actions militaires, mais comme des actions ressortissant au maintien de l'ordre public, ne devant faire intervenir que le système pénal normal s'appliquant aux violateurs de cet ordre. La justice militaire n'avait aucune base légale pour intervenir, et tous ces inculpés auraient dû être présentés devant une juridiction civile qui devait prononcer contre eux les peines prévues par le code pénal français contre ceux qui s'attaquaient à des infrastructures publiques, d'autant plus, faut-il le souligner encore une fois, qu'on ne pouvait reprocher à ces inculpés ni mort d'homme ni destruction massive de biens publics.
“Nos amis étrangers, comme leur presse se plaît à nous le répéter chaque jour, commencent sérieusement à se demander si nous ne sommes pas devenus des chiens enragés”, écrit alors Sartre dans l'article cité en en-tête de cet hommage. Après avoir connu les affres de la prison de Serkadji, dans le “couloir de la mort”, Guerroudj est finalement transféré à la prison des Baumettes, à Marseille, où il passera le reste de la guerre de Libération nationale en compagnie, entre autres, de Mostefa Lacheraf qui avait demandé à y être affecté pour fuir, suivant ce qu'en rapporte Guerroudj, “en avait marre des bagarres entre «frères» avec lesquels il était emprisonné à Fresnes, suite à l’arraisonnement de l’avion par l’occupant français. Il s’agit bien entendu d’Aït Ahmed, de Ben Bella, de Boudiaf et de Khider” (voir interview donnée au quotidien El Watan, 11 novembre 2018)
En dernier mot
D'adhérant à un parti politique, Abdelkader Guerroudj, devient militant de la cause de l'indépendance de l'Algérie, et engage toute sa famille dans le combat pour la libération du pays. Abdelkader est condamné à mort, en même temps que Jacqueline son épouse, et Fernand Iveton, par un tribunal militaire, sur des bases juridiques contestables du fait même de la qualification des opérations en Algérie “d'opérations de maintien de l'ordre.” Alors que Fernand se voit refuser la commutation de sa peine par François Mitterand, alors ministre de la Justice, le couple Guerroudj est sauvé de l'exécution à la guillotine, grâce à la mobilisation de l'opinion publique française, mobilisation conduite par Jean-Paul Sartre et sa compagne Simone de Beauvoir. Après l'indépendance, Abdelkader fait partie des 196 membres de l'Assemblée constituante avortée de l'été 1962, assemblée dans laquelle il représente la région de Médéa. (voir http://www.apn.dz/fr/les-membres/ancienne-legislature/liste-des-deputes-de-l-assemblee-constituante-1962). Il occupe ensuite le poste de Président-directeur général de la Sncfa, ancêtre de la Sntf, puis après le coup d'État militaire du 19 juin 1965, fait un bref passage comme directeur dans l'administration centrale du ministère de l'Éducation avant de s'engager dans des activités privées, tandis que son épouse fait, jusqu'à sa retraite, carrière de bibliothécaire à la bibliothèque centrale de l'université d'Alger.
C'est un couple héroïque, dont même la fille a montré le même esprit de sacrifice qu'eux, qui a risqué sa vie pour l'indépendance de l'Algérie, et pourtant, ni l’un ni l'autre n’a tenté d'exploiter leur engagement sans réserve à des fins personnelles ; leur mort est passée inaperçue et leur sacrifice a été oublié. Cette commission algéro-française va-t-elle évoquer leur sort, comme celui de centaines de milliers d'Algériens exécutés sommairement par ordre des autorités supérieures françaises, ou condamnés à mort par des tribunaux à la justice expéditive ? L'Algérie, qui leur doit tant, continuera-t-elle à vivre de leurs sacrifices, tout en refusant de leur rendre l'hommage qui leur est dû ?
Ce bref article suffit-il pour rappeler leur mémoire et leur rendre justice ? Telles sont les questions par lesquelles s'achève ce modeste écrit, inspiré de leur sacrifice inoubliable, et qui n'aurait jamais vu le jour sans leur contribution, même s'ils n'ont pas pris part à son élaboration. Mais aurait-il été possible de le rédiger s'ils n'avaient pas osé aller jusqu'au bout de leur militantisme, écrit qui est loin de valoir leurs sacrifices.
le 29-12-2020 10:30
Par : Mourad Benachenhou
Ancien ministre
https://www.liberte-algerie.com/contribution/du-couloir-de-la-mort-de-serkadji-a-la-prison-des-baumettes-351492
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