Matthew Connelly, historien américain et professeur à l’université de Columbia, propose, ici, de repenser la guerre d’Algérie (1954-1962) en l’inscrivant dans un contexte international. Il a, dans cette optique, rassemblé une documentation impressionnante, composée entre autres d’archives
2Ce conflit symbolise, pour l’auteur, une lutte emblématique, qui fait se mouvoir les lignes d’un monde en pleine guerre froide et dont l’étude permet de comprendre les défis du monde actuel tout en marquant un tournant dans les relations internationales. Le titre anglais de l’ouvrage – A Diplomatic Revolution. Algeria’s fight for Independance and the Origine of the Post-Cold War Era – paraît, à ce propos, plus informatif que le titre français. D’ailleurs l’ouvrage, qui est paru aux États-Unis en 2002, n’a été traduit en français qu’en 2011. L’historien explique en mai 2012 : « voilà quelques années déjà, j’avais approché plusieurs éditeurs français, sans succès »2. Sur France 24 en anglais, il dit ne pas être surpris prenant l’exemple de l’histoire critique de Vichy qui a « mis plus d’une génération à être reproduite et enseignée »3. Hartmut Elsenhans, un historien allemand, avait dès 1974 inscrit la guerre d’Algérie dans un contexte international ; son ouvrage n’a été publié en France qu’en 20004, ce dont s’étonne Guy Pervillé, autre historien, spécialiste de l’Algérie5.
3Les deux principaux quotidiens nationaux algériens francophones Liberté et El Watan ont relayé la sortie de l’ouvrage de M. Connelly. El Watan a organisé un colloque à Alger pour les 50 ans de l’Indépendance, invitant l’historien américain mais aussi d’éminents spécialistes de l’Algérie comme Mohammed Harbi. En France, à l’exception de France Culture, l’ouvrage n’a pas retenu l’attention des grands médias nationaux.
4Ce livre, qui a reçu cinq prix aux États-Unis, est divisé en cinq parties. Dans la première, l’auteur s’intéresse à l’Algérie d’avant-guerre et aux raisons qui ont poussé des militants algériens à se soulever contre l’occupant français. Il étudie, dans la deuxième partie, les deux premières années d’une guerre qui s’internationalise et les forces qui s’opposent. M. Connelly propose, dans les deux parties suivantes, de voir la guerre d’Algérie comme une guerre mondiale faisant intervenir d’autres acteurs et déplaçant le champ de bataille en dehors des frontières algériennes. La dernière partie propose d’étudier les derniers mois (1960-1962) d’une guerre qui retrouve des contours intérieurs. L’ouvrage montre comment plusieurs éléments de l’après-guerre froide sont déjà présents pendant le conflit algérien : le développement des médias, la croissance de la population, l’action consciente des peuples colonisés, entre autres, portent les germes d’une transformation du monde. Dans cette perspective, la guerre d’Algérie jette les jalons d’un monde à venir.
- 6 Des graphiques présentés en annexes de l’ouvrage permettent de se faire une idée de la puissance mi (...)
- 7 Proclamation, Front de libération nationale, 1er novembre 1954, citée à la page 117.
5La thèse principale de l’auteur est que la bataille s’est, in fine, gagnée non pas sur le terrain algérien mais sur le terrain diplomatique. Comment les combattants algériens, militairement dominés, ont-ils pu gagner la guerre ? C’est à cette question que répond M. Connelly dans cet ouvrage. Dès les premières pages, il montre comment les militants algériens bâtissent, à partir des années 1940, une stratégie révolutionnaire en s’appuyant sur des soutiens extérieurs, car ils ont conscience que les terrains de lutte se trouvent notamment hors des frontières algériennes. Trop faibles sur le plan militaire6, ils vont investir les couloirs de l’ONU, les radios, les télévisions, les universités pour faire en sorte que le « problème algérien » devienne « une réalité pour le monde entier »7, et pour rallier à leur cause indépendantiste des soutiens politiques, médiatiques et citoyens.
- 8 Ce 1er novembre 1954 les militants du FLN lancent une série d’attentats dans différents endroits en (...)
6Les militants du Front de libération nationale (FLN) ont utilisé La Voix des Arabes, la radio égyptienne, pour diffuser leur appel au peuple algérien du 1er novembre 1954, expliquant les raisons de leur soulèvement8, leur revendication indépendantiste, leur attachement à l’unité nord-africaine. L’historien expose le travail de lobbying effectué par les dirigeants du FLN pour inscrire la question algérienne dans l’agenda des Nations unies. Il s’agit ainsi de mettre la pression, d’exprimer leurs objectifs et de contrecarrer la propagande française.
7La guerre d’Algérie s’est aussi jouée sur le plan idéologique, les gouvernants français ont tenté de délégitimer l’action des Algériens, en proposant des films de propagande ou en expliquant « qu’une victoire du FLN entrainerait l’anarchie et la guerre sainte ». Pour de nombreux hommes politiques français, lutter contre les militants algériens mais aussi contre Nasser, le président égyptien auquel la France se retrouve confrontée en 1956 avec la crise de Suez, consiste à se battre contre le « fanatisme islamique ». Pareille représentation est centrale pour l’auteur en ce qu’elle « reflète le passé et l’avenir » et annonce les heurts futurs contre les musulmans et les immigrés en Occident.
8En janvier 1957, à l’approche d’une session de l’ONU, les militants algériens décident de préparer une grève générale pour pousser le gouvernement de Guy Mollet à négocier et dans l’espoir de faire entendre leur cause auprès des différents pays représentés à l’ONU. Robert Lacoste, ministre résident et gouverneur général de l’Algérie, qui n’a pas su mettre fin aux attentats orchestrés par le FLN en Algérie, ordonne au Général Massu de rétablir l’ordre à Alger. C’est l’épisode de la bataille d’Alger. Alors qu’au même moment, une bataille diplomatique se joue à New York, la bataille d’Alger est « une victoire à la Pyrrhus » pour les gouvernants français qui ne peuvent plus cacher des pratiques comme la torture, qui leur ont permis de gagner en « sapant le soutien à la guerre sur place et à l’étranger ». L’auteur dessine de manière très instructive ce qui apparait comme une lente marche du FLN vers la victoire. Le FLN développe une stratégie d’ouverture au monde qui va mettre les gouvernants français en difficulté. L’historien américain souligne, à ce propos, l’habilité et l’intelligence politiques des dirigeants du FLN qui ont, dès le début, compris que pour l’emporter il faudrait compter sur une dimension politico-médiatique et pas seulement militaire. Il souligne le soutien de pays comme la Tunisie, l’Égypte, la Chine ou l’Arabie Saoudite.
9Un acteur clé de la guerre d’Algérie, généralement laissé dans l’ombre les États-Unis, est ici étudié de manière rigoureuse. M. Connelly s’étend sur leur rôle dans ce conflit et décrit de manière intéressante son « double jeu ». Les Etats-Unis font face à un dilemme : ils veillent à ne pas froisser leur allié français tout en prenant garde de ne pas jeter l’Algérie dans l’orbite du communisme. Ce « juste milieu » américain est source de tensions entre la France et les États-Unis. Le livre met en lumière la dépendance économique et militaire de la France à l’égard des Etats-Unis. L’auteur explique que, dans ce sens, la victoire de l’Algérie a permis à la France de se libérer des Etats-Unis tout en se libérant d’elle-même.
10M. Connelly relève ce faisant l’attitude paradoxale de l’État français qui, tout en se proclamant patrie des Droits de l’Homme, pratique la torture. Il souligne comment l’Algérie devient, peu à peu, un fardeau qui entache la réputation de la France, de plus en plus isolée. C’est ce constat qui va, entre autres, contraindre Charles de Gaulle à mettre fin à la guerre. Le président français, qui a voulu faire de la question algérienne une question intérieure, apparaît très largement contraint par le cours des évènements. On suit la marche de de Gaulle vers l’autodétermination, les négociations et l’indépendance de l’Algérie.
11En septembre 1959, la décision de procéder à un référendum permettant aux « musulmans » de choisir leur sort sonne « le début de la fin de la guerre d’Algérie ». Les militants algériens exigent une décolonisation totale quand De Gaulle ne propose pas une position claire sur le Sahara. Les gouvernants français apparaissent, dans cet ouvrage, avoir toujours un temps de retard. Mais le général de Gaulle finit par céder : la France ne peut plus trainer ce boulet algérien qui ternit son prestige dans le monde. Cette marche vers l’indépendance est un séisme pour l’Organisation armée secrète (OAS), pro-Algérie française. Ses membres vont mener de multiples opérations (Putsch des généraux, assassinats d’Algériens, tentatives d’assassinat de de Gaulle) dans l’espoir de saboter les négociations et de mener à la guerre civile. L’historien décrit les négociations finales qui sont à l’image de cette phrase prononcée le 8 février 1962 par C. De Gaulle : « Réussissez ou échouez mais surtout ne laissez pas les négociations se prolonger indéfiniment. D’ailleurs ne vous attachez pas au détail… ».
- 9 Frank Robert et al., op. cit.
12Ce livre propose un regard des plus intéressants sur la guerre d’Algérie parce qu’il offre un récit fourni et un point de vue historique neuf au lecteur habitué à lire le récit d’un combat national opposant occupant et occupé. Soulignons, pour finir, que ces qualités ne doivent pas occulter les débats que ce livre a suscités, en France, parmi les historiens. Robert Frank, professeur à Paris 1, fait ainsi remarquer qu’il est peu question dans l’ouvrage « des mécanismes de la résistance algérienne » interpellant l’auteur sur le fait que la stratégie diplomatique s’appuie aussi sur une guerre d’usure et que, même si « les combattants du FLN se font écrasés… ils continuent de tuer : cette capacité de nuisance, même si elle diminue, en s’inscrivant dans la durée, suffit à user l’ennemi »9.
NOTES
1 Comme Hocine Aït Ahmed, qui est un des principaux chefs du Front de libération nationale (FLN).
2 Frank Robert et al., « L’arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, de Matthew Connelly » (compte rendu), Monde(s), n° 1, 2012, p. 159-174.
3 « Matthew Connelly, author of A Diplomatic Revolution: Algeria’s fight for Independence », France 24, 5 juillet 2011, en ligne : http://www.france24.com/en/20110702-popular-revolt-algeria-france-diplomacy-/.
4 Hartmut Elsenhans, La guerre d’Algérie 1954-1962, La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Publisud, 2000.
5 « Il est peu habituel, et il n’est pas normal, qu’un ouvrage d’auteur étranger, d’une importance capitale pour l’histoire de la France et de ses anciennes dépendances, attende un quart de siècle pour être enfin traduit en français et pour être mis à la disposition des lecteurs français et francophones, les principaux intéressés ». Pervillé Guy, « Hartmut Elsenhans, la guerre d’Algérie 1954-1962 (2002) », 2 mai 2008, en ligne http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=176.
6 Des graphiques présentés en annexes de l’ouvrage permettent de se faire une idée de la puissance militaire algérienne, ses rangs comptant moins d’hommes, dès la fin de l’année 1959, et moins d’armes, surtout à partir de la construction de la ligne Morice.
7 Proclamation, Front de libération nationale, 1er novembre 1954, citée à la page 117.
8 Ce 1er novembre 1954 les militants du FLN lancent une série d’attentats dans différents endroits en Algérie
9 Frank Robert et al., op. cit.
Référence électronique
Fella Adimi, « Matthew Connelly, L’arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 octobre 2014, consulté le 17 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/lectures/15696 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.15696
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