Venu de la Martinique, Frantz Fanon s’implique totalement dans le combat algérien. En tant que psychanalyste et en pleine guerre d’Algérie, il découvre l’ampleur des traumatismes coloniaux dans la société.
“Qui peut nous réinstaller dans la servitude ?”(1)
Pourquoi parler de Frantz Fanon ?
Frantz Fanon, référence incontournable dont les idées révolutionnaires ont transformé les modes de pensée des peuples opprimés. Plus que jamais dans ce monde tourmenté, ses idées, ses réflexions sont d’actualité et interpellent.
Il représentait, pour nous Algériens décolonisés, l’exemple d’un idéal absolu. Par-delà les frontières, sa pensée a été un véritable catalyseur pour les peuples qui subissent le racisme, l’injustice, l’arbitraire et toutes les formes de domination et d’exclusion.
Venu de la Martinique, il s’implique totalement dans le combat algérien. En tant que psychanalyste et en pleine guerre d’Algérie, il découvre l’ampleur des traumatismes coloniaux dans la société. Une phrase mérite d’être méditée : “La folie étant un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté.”
En tant que psychiatre, il a pu mesurer les dégâts de la colonisation sur la personnalité des Algériens, ses frères de combat.
Compétent, humaniste, il a donné sens à la vie de ceux qui ont subi des traumatismes souvent irréversibles. En tant que clinicien, il est très proche de la réalité. Son expérience personnelle en tant que Martiniquais se croise avec celle des Algériens décolonisés. Il saisit immédiatement les effets négatifs de la colonisation : violence, dépersonnalisation, dépréciation, infériorisation. Les séquelles sont prégnantes et à notre insu. Il est impératif de prendre en charge toutes ces blessures et tenter de les atténuer. Le vécu personnel de Frantz Fanon ne peut se dissocier de ceux qui ont subi collectivement les effets néfastes de la violence
coloniale. Un homme de cette
envergure ne peut rester insensible devant la souffrance de tous les êtres humains et face à la stratégie de destruction de la domination coloniale. Pour légitimer la conquête, le dominant s’installe en supérieur ; le colonialisme portera atteinte à tout ce qui fait l’âme d’un peuple : la langue, l’histoire, la culture…
La dévalorisation s’accentue lorsqu’on porte atteinte à la nomination et à la généalogie. Être dépossédé de son nom patronymique, c’est porter atteinte au plus profond de l’être.
Les étiquettes infamantes sont révélatrices de cette stratégie de dépersonnalisation à outrance. Les termes “indigène” connoté péjorativement, Imann (indigène musulman non naturalisé), SNP (sans nom p
atronymique), sans compter les étiquettes infamantes : bougnoule, melon, métèque, etc.
La dépendance à notre insu et la soumission masquent la réalité de l’être. Ainsi va se créer un lien insidieux entre le dominant et le dominé. L’être humain perd son autonomie. Il “existe” dans le regard de l’autre. Il n’existe plus comme un individu, comme une personnalité à part entière, comme un individu qui a une pensée propre.
Il ne peut prendre conscience de cette dépendance, de cette totale dépersonnalisation n’ayant plus aucune autonomie, ne se percevant plus comme un être humain.
Le drame est de ne pouvoir se situer nulle part car il a perdu ses repères symboliques, ainsi il ne peut plus être acteur de son histoire. Le psychiatre reconnaît la difficulté à changer les attitudes mentales qui auraient permis une libération de soi. Pour s’affirmer, le colonisé réagit par l’agressivité, l’angoisse, le désespoir, la folie.
Qui est-il ? Quel est son territoire naturel ? Quel est son espace géographique ? Peut-il s’en sortir sans aide psychologique et sans un éveilleur de conscience, qui lui fait prendre conscience de son aliénation ?
À l’indépendance, nous, Algériens, espérions vivre libres, respectés, mais c’était sans compter sur ceux qui ont détourné le fleuve de son lit naturel et ont créé un vide, entraînant la quête d’un ailleurs plus vivable.
Cette quête ne repose pas uniquement sur la recherche de meilleures conditions matérielles, mais sur un besoin naturel de se retrouver, d’être reconnu, de combler ce vide et de se retrouver tout simplement comme un être autonome libre.
De nombreux articles de presse ont été consacrés à l’exode massif vers un ailleurs ; on doit élucider les causes profondes de ces départs qui vident le pays de sa substance grise et l’affaiblit irrémédiablement. Je ne suis ni psychologue ni psychanalyste, mais en tant qu’éducatrice, mon expérience personnelle peut apporter un éclairage sur les raisons de cette quête d’un ailleurs.
J’ai enseigné pendant dix ans dans le contexte colonial. Ma culture est amazighe. Pour des raisons familiales et professionnelles, je n’ai pas eu la possibilité de vivre dans mon pays natif.
À l’indépendance j’ai eu la sensation très forte d’un manque et de cette dépendance dans la relation dominant/dominé. J’ai eu l’impression d’avoir largué les amarres et de n’avoir plus d’attaches, plus rien à pouvoir m’accrocher. J’étais comme un corps flottant, sans rien pour me situer quelque part.
J’ai ressenti un vide absolu, porteur d’angoisse. Comment se resituer loin de tamurt – le pays natal ? Cette sensation a été très forte ; vraiment un vide, un vide profond. C’est grâce au festival panafricain que ce vide a été comblé. Enfin je me situais dans un continent, l’Afrique, avec sa richesse culturelle. Ce sentiment d’appartenance a été salvateur. Il en est de même de toute cette jeunesse, qui n’a pas été prise en charge à l’indépendance et qui se sentait abandonnée en perdition. Fuir à tout prix le pays devant l’indifférence des dirigeants, loin des réalités du terrain.
Cette jeunesse s’est trouvée face à ce vide, un non-pays, une histoire occultée, falsifiée, les ancêtres inexistants, d’où la difficulté de s’inscrire dans une continuité historique.
Ce vide et cette fracture ont généré un désarroi profond, une terrible angoisse. Le malaise est visible, palpable. On peut alors se poser la question : pourquoi les dirigeants ne s’impliquent pas pour sauver cette jeunesse et lui apporter des raisons de vivre dans leur pays, d’espérer et de participer à la construction de l’Algérie ?
Il est légitime qu’un jeune vive son âge, son époque et rêve d’acquérir un savoir qui l’enrichisse et l’épanouisse. La situation de cette jeunesse est dramatique et hypothèque l’avenir du pays. Il ne faut pas alors s’étonner de ces comportements violents, suicidaires, une manière d’exister et d’avoir une visibilité. Il est nécessaire d’apporter une aide psychologique très sérieusement et de revoir notre système éducatif : éduquer, instruire et donner des raisons d’espérer. Avant tout, soustraire l’école à tout ce qui empêche d’aller vers le progrès et de s’inscrire comme toutes les nations dans la modernité. L’immobilisme est une régression fatale. Le jeune a besoin de retrouver l’estime de soi, d’être reconnu. Il veut participer à la construction de son pays pour y vivre décemment, dignement et dans la sérénité.
Bibliographie
Sociologie d’une révolution, Frantz Fanon.
Les Damnés de la terre, Frantz Fanon.
La Parole oubliée, Karima Lazali.
(1) Frantz Fanon, Sociologie d’une révolution, 1959.
Par : Djoher Amhis Ouksel+ç
le 17-11-2021
https://www.liberte-algerie.com/culture/frantz-fanon-la-revolution-la-decolonisation-368385
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