De livre en livre et avec une patience indéfectible, Assia Djebar laisse parler «ces voix qui [l]'assiègent», voix de femmes de son Algérie natale retrouvées malgré la distance de l'exil, ou peut-être à cause de cet éloignement même. Voix alternées des aïeules et des adolescentes, des recluses et des militantes, des paysannes et des citadines.
La Femme sans sépulture
Assia Djebar
Femmes d'Alger dans leur appartement
Réédition accompagnée d'une nouvelle inédite
Assia Djebar
Albin Michel, 2002, 250 pages
Depuis son premier roman jusqu'à son plus récent, la romancière-cinéaste explore les zones d'ombre et de lumière qui transforment les vies en destins. Travail de dévoilement qui s'opère le plus souvent par une prise de parole successive, suivant en cela une technique héritée du conte qui laisse à chaque personnage le privilège de narrer les événements selon son propre point de vue. Au lecteur ensuite de décrypter les non-dits, les sous-entendus, les ambiguïtés, voire les contradictions du propos.
La Femme sans sépulture, roman publié en même temps qu'une réédition de Femmes d'Alger dans leur appartement, lui emprunte sa forme en mosaïque et la tonalité de ses voix souterraines parlant une «langue non écrite, non enregistrée, transmise seulement par chaîne d'échos et de soupirs». Langue traduite peut-être de l'arabe populaire, du berbère ou du bengali, mais toujours avec «timbre féminin et lèvres proférant sous le masque». Le livre retrace l'itinéraire de Zoulikha, l'héroïne de la guerre de l'Indépendance algérienne, surnommée la «mère des maquisards», qui fut portée disparue en 1957 après avoir été faite prisonnière par les Français. Autour de cette figure centrale s'élabore une vaste fresque constituée par les confidences de celles qui l'ont côtoyée et soutenue, ses propres filles d'abord, ses parentes et amies ensuite, femmes dont la biographie se confond avec l'histoire collective en cette période de bouleversements politiques et sociaux. À tour de rôle, les unes et les autres viennent témoigner des misères et des joies liées à leur engagement, des périls affrontés, des sacrifices consentis. Parmi ces femmes-récits, Mina, petite fille devenue adulte trop tôt par suite du départ de sa mère, ne manque pas d'émouvoir. Aussi Zoulikha elle-même qui, sous forme de monologue, confie ses peurs, ses doutes, mais surtout sa détermination à accomplir malgré les embûches la mission impossible qu'elle s'est donnée d'être à la fois mère et maquisarde. Ce personnage historique, rendu ici dans son humanité souffrante, n'en paraît que plus digne d'admiration.
À travers toutes ces voix, celle de la narratrice principale, qui, dès le départ, choisit de privilégier la situation d'écoute, prend parfois le relais des paroles pour se faire entendre. Celle que l'on nomme «la visiteuse», «l'invitée», «l'étrangère pas tout à fait étrangère» tient à préciser qu'elle est elle-même née dans cette ville qu'elle continue à nommer Césarée, malgré son nom actuel de Cherchell. À point nommé, elle intervient pour exprimer discrètement son avis. Elle rappelle, par exemple, une chanson que l'une de ses cousines avait apprise en arabe savant et qui disait: «Nous avons une seule langue, l'arabe / Nous avons une seule foi, l'islam / nous avons une seule terre, l'Algérie.» Ce à quoi elle propose comme variation: «Nous avons trois langues, et le berbère d'abord / Nous avons trois amours; / Abraham, JésusÉ et Mohammed.» Et d'ajouter: «Le jeu des trois, sur une même terre: trois langues, trois religions, trois héros de résistance, n'est-ce pas mieux?» Cette conclusion, confie-t-on à un lecteur complice, «la visiteuse ne l'a pas formulée à voix haute, mais pour elle seule» (p. 72).
Assia Djebar, double de la narratrice, confie en «ouverture» de son récit qu'elle est revenue dans cette ville, en 1976, pour tourner un film consacré à Zoulikha et à Béla Bartók. C'est de là que procède son roman, à partir des témoignages entendus joints aux souvenirs personnels de son enfance. Une fresque du musée de la ville représente Ulysse attaché à son mât pour mieux résister aux chants, non pas des sirènes conventionnelles, mais de femmes-oiseaux. Zoulikha serait pour elle l'une de ces femmes-oiseaux dont le chant risque de s'effacer dans la mémoire. «Je suis revenue pour le dire, précise la romancière en guise d'épilogue. J'entends, dans ma ville natale, ses mots et son silence, les épaves de sa stratégie avec ses attentes, ses fureurs... Je l'entends, et je me trouve presque dans la situation d'Ulysse, le voyageur qui ne s'est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer de traverser la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais oublier le chant des siècles!» Le nouvel Ulysse tente ainsi d'échapper à l'oubli qui la menace et menace les gens de Césarée-Cherchell. Car la mémoire ne peut être le seul apanage des pierres et des musées.
Écrire, pour celle qui n'hésite pas à se nommer «écrivaine», c'est d'abord accomplir un «trajet d'écoute». On le retrouve dans le magnifique recueil de nouvelles qu'est Femmes d'Alger dans leur appartement, publié pour la première fois en 1980 et réédité en même temps que La Femme sans sépulture. Cette réécriture au féminin des tableaux de Delacroix et de Picasso s'assortit d'une nouvelle inédite, composée à New York au cours des mois de septembre et octobre 2001. Le texte, intitulé La Nuit du récit de Fatima, met en scène cette fois encore la parole de femmes de plusieurs générations dans une tentative de déchiffrer la complexité d'une condition toujours soumise aux aléas d'un pouvoir qui lui échappe. Celle qui dit ne pas prétendre «parler pour» ou «parler sur» mais plutôt «parler près de» et si possible «tout contre», confie, en guise de retour sur son propre parcours, «combien parler sur ce terrain devient (sauf pour les porte-parole et les "spécialistes") d'une façon ou d'une autre une transgression». Transgression qui l'honore et qui devient indispensable aux lecteurs et lectrices de cette écriture du regard, de la mémoire et de la voix que constitue son œuvre.
Lise Gauvin
https://www.ledevoir.com/lire/6387/lettres-francophones-femmes-recits-de-cesaree
ASSIA DJEBAR : LE DEVOIR DU ROMANCIER
Avec son nouveau roman, La Femme sans sépulture, Assia Djebar rend hommage à une héroïne "à demi effacée" de la guerre d’indépendance d’Algérie.
Universitaire, cinéaste, écrivaine primée, Assia Djebar est de ces phares qui éclairent la lutte des femmes. La récipiendaire d’un doctorat honoris causa de l’Université Concordia – raison de son voyage éclair à Montréal, la semaine dernière – constate que de plus en plus de femmes prennent la plume dans son Algérie natale. Elle-même, qui a publié un premier livre en 1957, La Soif, est reconnue comme l’une des premières romancières du Maghreb.
Son nouveau roman, La Femme sans sépulture, rend hommage à une femme qui fut une pionnière à sa façon: Zoulikha, héroïne "à demi effacée" de la guerre d’indépendance. Tragique ironie: amorcé en 1981, puis abandonné, ce portrait d’une femme disparue en 1959, après son arrestation par l’armée française, fut achevé dans le nouvel appartement new-yorkais de la prof de littérature francophone. Près de tous ces corps sans nom ensevelis sous les ruines des tours jumelles. D’où le titre du roman… Assia Djebar y travaillait fébrilement le jour maudit. "C’était bizarre. Suis-je dans l’imaginaire, suis-je dans la vie réelle?" se demandait-elle.
L’auteure de Femmes d’Alger dans leur appartement (fameux recueil réédité avec une nouvelle inédite) fait plus qu’offrir un mausolée littéraire à Zoulikha, où rendre enfin hommage à sa mémoire; elle redonne vie à cette femme vibrante, amoureuse et battante, dessinée au milieu d’un concert de voix féminines. Un beau roman lyrique en forme de mosaïque, où la disparue elle-même, ses filles et celles qu’elle hante encore convoquent son souvenir. "C’est comme si Zoulikha tirait les autres femmes, qui sont traditionnelles, qui sont des bourgeoises, comme si elle les obligeait à s’impliquer, malgré la peur."
Hommage au courage des Algériennes, La Femme sans sépulture est aussi pour Djebar une façon d’écrire sur sa ville d’enfance, Césarée – où Zoulikha était une voisine de son père. L’auteure – qui avait déjà dédié un film à la combattante – s’y projette discrètement dans la peau d’une journaliste enquêtant sur la vie de la disparue. Une oeuvre de mémoire, contre l’oubli dont la "bonne société" de Césarée a recouvert son héroïne.
"C’est aussi une sorte de protestation à l’effet que tout un travail devrait être fait par des historiens – et non pas par les romanciers. Le romancier a le devoir simplement de remettre la vie dans les fantômes, de redonner la proximité dans les petits détails. Au fond, j’ai eu l’impression de m’être acquittée d’une dette affective."
Cette femme de 40 ans, qui quitte tout, dont deux jeunes enfants, pour s’engager et monter au maquis, ne correspond à l’image habituelle des combattantes de la guerre d’Algérie, qu’on imagine jeunes. Pour Assia Djebar, l’écriture de ce roman relève peut-être aussi d’un "souci de la mémoire des femmes", la société traditionnelle ne conservant pas par écrit leur histoire. À travers Zoulikha, elle montre que les Algériennes qui luttent contre l’oppression aujourd’hui ne sont pas issues de la génération spontanée…
"Les femmes sont vraiment au centre du drame qui secoue mon pays depuis 10 ans: au centre à la fois des menaces et de la résistance. Donc, je pense qu’il faut aussi s’acquitter là d’une sorte de vérité en amont, pour faire comprendre que ces femmes ne sont pas arrivées comme ça, subitement. En tournant mes films, j’ai rencontré des femmes de toutes sortes qui ont participé de façon incroyablement forte (à la guerre d’indépendance)."
Ce personnage illustre aussi la diversité de la société algérienne. "Durant ses deux premiers mariages, Zoulikha sort dans la rue librement, comme une Française. Mais au troisième, parce qu’elle arrive dans une ville où les traditions sont très fortes, ça ne la dérange pas, puisqu’elle aime son mari, de se voiler. Le voile prend alors un sens qui n’est pas le schéma qu’on lui donne ici, comme s’il y avait des vérités totales. La réalité est toujours nuancée."
Et la sanglante actualité des massacres en Algérie tend à occulter un peu l’évolution intérieure d’un pays plus complexe qu’il n’y paraît. "S’il y a la violence, c’est parce que c’est le pays dans le monde arabe où les femmes se sont le plus développées intellectuellement. Depuis 1962, c’est le pays où les femmes ont obtenu le plus de choses, grâce à l’école (25 % du budget de l’Algérie est consacré à l’éducation). Il y a des choses qui se normalisent, une modernisation de la famille qui se fait, et à côté de ça, il y a des choses vraiment régressives, un code de la famille épouvantable, si bien que beaucoup d’étudiantes ne veulent pas se marier. Alors que l’islam protège la femme dans ses droits, brusquement, ils sortent un code de la femme complètement réactionnaire. Sur les 150 000 morts, il faudra faire un jour le compte des jeunes filles qui ont été tuées simplement parce qu’elles ne voulaient pas porter le tchador…"
Assia Djebar déplore le simplisme qui gouverne notre image de l’Autre. "Le grand défaut actuellement, c’est que les problèmes de mutation en profondeur ne peuvent pas passer dans les médias visuels. Il y a une manipulation des images par leur répétition. Petit à petit, les gens des deux côtés développent des mémoires à courte vue, sur 10 ou 20 ans. Les images ont une force de présence, mais aussi de schématisation. Sous prétexte de ce qu’ils appellent la globalisation, on est revenus à une ignorance qui, à mes yeux, est aussi grande que celle de la période coloniale…"
La Femme sans sépulture
d’Assia Djebar
Albin Michel, 2002, 220 p.
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