Au moins 90 personnes tentaient de rejoindre l’Europe lorsque leur bateau a chaviré, englouti par les vagues d’une mer déchaînée. Dans l’ombre du naufrage qui a fait au moins 27 morts dans la Manche, l’une des pires tragédies de l’année a eu lieu le 17 novembre en Méditerranée centrale. Plus de 75 personnes, originaires d’Afrique subsaharienne, se sont noyées au large des côtes libyennes, sur cette route migratoire connue comme la plus meurtrière au monde. Dans un état de choc, 15 miraculés ont été secourus par des pêcheurs et ramenés dans la ville portuaire de Zouara, à 60 kilomètres de la frontière tunisienne.
La veille, les cadavres de dix migrants, sans doute morts étouffés par les gaz d’échappement du moteur, ont été retrouvés par le navire de sauvetage de Médecins sans frontières (MSF), à 50 kilomètres de la Libye, à bord d’un bateau en bois bondé. Selon les témoignages, les corps sont restés plus de treize heures dans un espace exigu du pont inférieur de l’embarcation, au milieu des survivants, qui présentent des signes de stress et de traumatismes aigus. «Dix morts évitables […]. Comment pouvons-nous accepter cela en 2021 ?» s’est indigné MSF sur Twitter.
Une traversée de plus en plus périlleuse
Car si Emmanuel Macron assure que «la France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière», la Méditerranée enregistre déjà près de 23 000 morts et disparitions depuis 2014, dont plus de 80 % sur la route centrale qui relie l’Afrique du Nord à l’Italie et Malte. Avec plus de 1 300 vies perdues depuis janvier, l’année 2021 est d’ores et déjà plus meurtrière que chacune des trois années précédentes. Des chiffres assurément sous-estimés en raison du nombre de bateaux fantômes, ces navires qui disparaissent en mer sans aucun survivant et qui ne sont donc pas comptabilisés. L’OIM indique avoir déjà retrouvé, à de nombreuses reprises, des restes humains sur les côtes libyennes qui ne sont liés à aucun naufrage connu.
La plupart partent de Libye et, dans une moindre mesure, de la Tunisie, d’Algérie et d’Egypte, dans l’espoir d’une vie meilleure sur le Vieux-Continent. Un nombre croissant de mineurs isolés, de femmes enceintes ou de nouveau-nés font partie des candidats au départ. Mais la traversée est de plus en plus périlleuse. Outre la longueur du voyage, qui peut prendre plusieurs jours à bord de bateaux pneumatiques surchargés et non navigables, l’Union européenne ne cesse d’entraver les activités de sauvetage en mer. Ces dernières années, les autorités italiennes ont régulièrement empêché les navires humanitaires de repartir en mer. Des «blocages politiques», selon les ONG, qui appellent à davantage de solidarité européenne.
Il faut désormais des heures, voire des jours d’attente en mer, avant qu’un navire de sauvetage ne vienne porter secours aux naufragés. Dans la nuit du 21 au 22 avril, le navire Ocean Viking avait reçu plusieurs appels de détresse, relayés par la hotline Alarm Phone, de trois canots de fortune qui faisaient face à des conditions météorologiques difficiles et des vagues de six mètres de haut. «Les autorités libyennes auraient dû coordonner les secours, mais elles ne l’ont pas fait. Nous avons mis les bouchées doubles pour leur venir en aide, mais notre bateau était à dix heures de navigation des embarcations. Lorsque nous sommes arrivés, nos équipes n’ont pu constater que des dizaines de cadavres flottants. Il n’y a eu aucun survivant», se souvient avec amertume François Thomas, président de SOS Méditerranée. Au moins 130 personnes sont décédées ce jour-là. Un énième naufrage qualifié de «moment de la honte» par le pape François.
La Libye, «un enfer sur terre»
Lorsque leur embarcation fait naufrage, les migrants et demandeurs d’asile n’ont souvent que deux options : mourir en mer ou être interceptés par les autorités libyennes. Un accord controversé entre ces dernières et l’Italie, prévoyant une aide financière et la formation des garde-côtes libyens aux opérations de sauvetage, a été renouvelé en janvier 2020 en dépit de la protestation des organisations humanitaires. Homicides, torture, disparitions forcées, viols, enlèvements… Dans son rapport «Between life and death : Refugees and migrants trapped in Libya’s cycle of abuse», Amnesty International avait dressé un constat accablant sur les violences perpétrées contre les migrants dans les centres de détention libyens, où les migrants sont reconduits. L’OIM estime que près de 30 000 personnes ont été interceptées depuis janvier, soit près d’un migrant sur deux ayant quitté la Libye, alors que le pays ravagé par la guerre n’est pas reconnu comme un lieu «sûr» par les Nations unies et l’UE.
«La Libye est considérée comme l’enfer sur terre pour celles et ceux qui en partent. Ils ont conscience des risques qu’ils prennent en prenant la mer mais estiment qu’ils n’ont plus le choix. Et ce n’est pas en construisant des murs et en créant des obstacles au départ qu’on les empêchera de tenter d’accéder à une vie meilleure, assure François Thomas. On assiste à une spirale tragique dont on ne voit pas la fin.»
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