(Photo L'Express)
Lorsque le combat se termine, des combattants algériens sont parfois faits prisonniers. Certains sont abattus sur place (l'exécution sommaire peut répondre à une volonté de vengeance de la perte d'un soldat de l'unité, blessé ou tué). D'autres sont utilisés pour porter la radio (17 kilos) avant d'être ramenés à l'unité - ou tués. Certains appelés sont directement confrontés à la torture, pratiquée dans leur unité par l'officier de renseignement, d'autres officiers, des sous-officiers ou des soldats - dont des appelés. Le scandale de la torture a éclaté au printemps 1957. Pour éviter qu'il ne resurgisse, la pratique des « interrogatoires musclés » est confiée à des unités spécialisées. Ce sont les fameux détachements opérationnels de protection, qui pratiqueront la torture de manière systématique. Les Algériens qui sont interrogés sont parfois exécutés sans autre forme de jugement. D'autres peuvent être jugés par la justice militaire. Plus de 200 Algériens ont ainsi légalement été condamnés à mort et guillotinés pendant la guerre d'Algérie (n'étant pas considérés comme des prisonniers de guerre, ils n'ont pas été fusillés). Après leur peine de détention, ceux qui étaient libérés étaient immédiatement conduits dans des camps d'internement pour une durée illimitée.
Le « dossier Jean Müller »
« En rentrant à la compagnie, j'ai trouvé du changement. La note de service [sur les "mesures coercitives" à appliquer à la population, NDLR] est mise en application. Le 29, la 3e compagnie partait en corvée de bois avec 20 suspects et les abattait au col du Bécart, lieu de l'embuscade qui avait coûté 13 morts au 2 / 117 RI. Ils étaient achevés de balles dans la tête et laissés sur place sans sépulture [...]. On a alerté la gendarmerie pour constater le décès des 20 "fuyards" qui avaient été abattus. Le commandant dit en conclusion : "Voilà vos camarades du 2 / 117 RI vengés. Ce sont ces Arabes qui ont tué vos camarades. D'ailleurs, si ce ne sont pas eux, ceux-là ont payé pour les autres." Nous avons informé qui de droit de ce qui se passait, car c'est en violation des lois humaines de justice élémentaire, et combien plus, de la justice de Dieu, que le commandant fait faire tout cela.
Cela ne ressemble guère à tout ce que l'on veut faire croire en France sur cette pacification. Rien d'étonnant à ce que les réactions des gens razziés soient que tout le monde se sauve, surtout quand ils savent qu'à Tablat on torture et qu'on exécute [...]. »
> Extrait du « dossier Jean Müller ». L'affaire du col du Bécart, rapporté par Jean Müller (rappelé en Algérie en juin 1956 et mort en opération en octobre), est l'une des affaires qui a posé le plus de problèmes aux autorités judiciaires. Le témoignage posthume de l'appelé Jean Müller, âgé de 25 ans et membre des Scouts de France, est publié en 1957 par les Cahiers du Témoignage chrétien. Ses lettres révèlent aux Français l'usage de la torture. Et si une plainte pour diffamation a été déposée par le gouvernement contre Témoignage chrétien, la véracité de ses propos a conduit les autorités à abandonner les poursuites...
Des femmes maltraitées
« Cet après-midi, nous avons été arrêter une vingtaine de nomades soupçonnés d'être " fellouzes ". J'ai fouillé cinq raïmas (tentes) de ces nomades ; ainsi que les femmes ; c'était une bonne occasion de les peloter un peu (beaucoup). Fais-moi confiance, je me suis lavé les mains après. Tu vois, notre vie est assez mouvementée, mais comme cela le temps passe plus vite. La santé est bonne, et le moral toujours excellent.
Reçois [...] mes plus gros baisers. [...] »
> Nous avons décidé de garder l'anonymat de l'auteur de cette lettre, qui décrit à une parente les pratiques auxquelles sont soumises les Algériennes.
« Et puis, merde ! J’en ai marre »
« Ce soir, je suis écoeuré. J'ai le cafard. Le monde est noir, sale, et je ne vois plus rien de vert. Je ne sens plus la fraîcheur. J'aimerais mourir et fuir la haine et la violence. Car la violence m'habite. Il me semble maintenant que je tuerai avec beaucoup moins de scrupules. Pourquoi taper. Cuisiner. Torturer. Cette vieille qui pourrait être ta grand-mère. À poil sur le carrelage, le ventre gonflé d'eau, les seins meurtris par les coups. Et puis merde. J'en ai marre. [...] Plus il y a de haine, plus je deviens brute. Plus je suis brute, plus j'ai peur et je hais la violence. »
> Lettre de Jean Faure, le 13 mai 1958. Issu d'une famille paysanne iséroise, Jean Faure est appelé au service militaire le 1er mars 1957 et versé dans les chasseurs alpins. Il est ensuite devenu sénateur de l'Isère et vice-président du Sénat. La guerre d'Algérie a continué à le hanter toute sa vie, c'est pourquoi il a décidé de publier ses souvenirs consignés dans son journal, Au pays de la soif et de la peur. Carnets d'Algérie : 1957-1959 (Flammarion, 2001).
La « brutalisation » du soldat vue et vécue par un instituteur
« Je vois les tortures comme allant malheureusement avec tout l'arsenal de la guerre. Le boulot de l'armée est de détruire le rebelle, par n'importe quel moyen. L'armée se fait elle-même sa morale [...], en France on en parle dans le vide, sans savoir. Moi-même avant de venir ici, je parlais comme un perroquet. Maintenant je ne juge plus pareil, certainement plus mal ; parce que l'armée anémie la conscience ; et puis, c'est vrai, je vois le problème d'une façon bien plus réaliste. Le racisme prend un autre sens pour moi [...].
On se laisse aller, on ne se force plus à voir clair, à chercher la vérité, la justice, le respect de tout homme. Il y a 15 jours on a accroché trois "fellouzes" [...], on en a descendu un qui fuyait et les deux autres, on les a tués à la grenade à fusil dans la cache même. Quand on a ressorti les cadavres, le chef a fait tirer au sort qui lui trancherait la tête. Puis on a porté la tête au commandant qui se trouvait plus haut. On devient insensible, on se "brutalise" et on en est fiers. D'ailleurs c'est ces petits trucs qui caractérisent la guerre d'Algérie. Le soir, on a arrosé ça au champagne. »
> Lettre du 16 mars 1961. À l'instar de la lettre précédente, nous avons choisi de préserver l'anonymat de l'auteur. Instituteur, initialement opposé à la guerre, son attitude change au cours du conflit.
Témoigner malgré tout
« Un gosse de 14 ans est prisonnier à la cuisine depuis deux jours. Un groupe en patrouille l'a soi-disant surpris s'enfuyant pour prévenir des fellaghas. Il était avec d'autres bergers. Dès qu'il a aperçu les soldats, il s'est enfui vers un bois d'où sont sortis quelques types. Les soldats ont tiré : la mitraillette qui visait le gosse s'est enrayée. On a réussi à le saisir [...]. »
28 janvier
« Les hurlements de cochon qu'on égorge, entendus hier soir vers 9 heures, venaient bien du gosse. On l'a passé à la magnéto. La méthode est simple : un fil sur un testicule, un autre sur l'oreille et on fait passer le courant. Sur le gosse, ils n'ont pas employé la méthode habituelle ; ils lui ont mis le fil au poignet et à l'oreille. Le gamin - paraît-il - a avoué qu'il était allé prévenir quatre types armés [...] qui attendaient les soldats. C'est ce que le lieutenant S. m'a annoncé ce matin triomphalement. [...]. Ce matin, je suis complètement brisé. Impossible d'aller vers le gosse, de lui parler, de le consoler. Il ne me comprendra pas puisqu'il ne parle pas français. Il a fallu que je prenne sur moi pour aller le photographier : ce sera une photo à montrer en France, c'est pourquoi je l'ai fait. »
> Le témoignage de Stanislas Hutin paraît, anonymement, dans la brochure « Des rappelés témoignent », publiée en mars 1957 par Témoignage chrétien. Stanislas Hutin a retrouvé « Boutoute », le jeune garçon torturé et photographié, dans les années 2010.
« Tu parleras, salopard ? Tu parleras ? »
« L'habitude de torturer, sinon les méthodes de torture, ne date pas de l'été 56 ni même de novembre 54. Elle date du moment où il y a eu en Algérie des indigènes et des forces de l'ordre [...]. À Guentis, quatre gendarmes tiennent garnison avec nous. Ils occupent un gourbi de l'ancien hameau et y interrogent les suspects cueillis dans la montagne. Peu de temps après notre arrivée, un gendarme rend visite à l'électricien de la compagnie, lui demande deux morceaux de fil téléphonique. Le camarade propose de faire la réparation lui-même et, intrigué par le refus du gendarme, le suit, assiste à l'interrogatoire, revient horrifié. Le suspect est ligoté sur une table avec des chaînes, garnies de chiffons mouillés, auxquelles on fixe les électrodes. Un gendarme tourne la manivelle du téléphone de campagne ; il fait varier l'intensité de la décharge en changeant le rythme de son mouvement ; il sait que les variations d'intensité sont particulièrement douloureuses ; il raffine, il fignole, il est à son affaire. Le supplicié hurle, se tord dans ses liens, a des soubresauts de pantin burlesque [...]. "Tu parleras, salopard ? Tu parleras ?" Les électrodes se fixent aussi bien aux tempes, sous la langue, au sexe ou à toute autre partie sensible du corps humain. Des piles ou une génératrice peuvent remplacer la dynamo du téléphone. Le supplice ne laisse pratiquement aucune trace. Il procure à ceux qui y assistent sans préjugés moraux un plaisir d'ordre sexuel d'une qualité rare. [...] »
> Robert Bonnaud, octobre 1956. En 1957, sur les conseils de son ami Pierre Vidal-Naquet, Robert Bonnaud publie dans la revue "Esprit" un article dénonçant les massacres perpétrés par l'armée française auxquels il a assisté en Algérie.
TRAMOR QUEMENEUR
daté avril 2018
https://www.historia.fr/6-violences-guerre-dalg%C3%A9rie-paroles-de-soldats
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