Sa thèse révélait, scientifiquement, la torture en Algérie pratiquée par l’État français. Avec Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, l’historienne Raphaëlle Branche publie une volumineuse enquête sur ces Français appelés à combattre et les ressorts du silence entourant l’expérience algérienne.
Les premiers éléments de la 20e division d’infanterie formée par des rappelés venant de Bretagne, de Normandie et du Poitou débarquent à Alger le 9 juin 1956 (AFP)
L’écho de la guerre d’Algérie siffle sur la société française. Dans son ouvrage Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial (La Découverte), l’historienne Raphaëlle Branche dresse, à travers moults témoignages, archives et sources inédites, le profil des 1,5 million d’appelés envoyés en Algérie entre 1954 et 1962. Officiellement pour accomplir leur service militaire.
Minutieusement menée, cette enquête scientifique lève le voile sur les récits de ces jeunes Français fortement marqués par l’empreinte des deux guerres mondiales. C’est, d’ailleurs, l’une des forces de ce travail : appréhender ces appelés dans leur contexte historique et familial.
L’histoire de ces appelés débute dans l’enfance, bien avant 1954, au moment où se dessine pour eux leur place dans leur famille, dans le conflit et, par transitivité, dans la société française. Si leur expérience algérienne n’est pas nécessairement traumatique, elle reste néanmoins déterminante pour les hommes, les époux et les pères qu’ils deviennent par la suite.
Et dans ce vécu post-guerre d’Algérie, l’auteure interroge les strates du silence autour du conflit. Un silence qui reflète celui de l’État français, incapable, pour parler du conflit, d’utiliser le lexique adéquat – « guerre » – avant 1999.
En plus d’humaniser les parcours de ces jeunes appelés « qui n’ont pas tous compris le colonialisme », Raphaelle Branche apporte de la complexité, préalable à tout travail de mémoire, que cette dernière soit construite par le haut ou par les appelés eux-mêmes.
Si le mal et le bien n’ont pas d’historicité, l’enquête montre, en filigrane, la nécessité de mettre en phase principes et actes de la République. Au risque, sinon, de dévoyer ses citoyens et morceler la société.
Middle East Eye : La guerre d’Algérie est la dernière séquence de la période coloniale française. Pourquoi le poids des récits des 1,5 million d’appelés se noue-t-il, d’abord, dans leur propre famille et non sur le terrain de cette « guerre sans mots » ?
Raphaëlle Branche : Ce qui m’est apparu depuis des années en travaillant sur les appelés en Algérie, c’est que personne n’est un individu seul. On est tous reliés dans notre famille, en particulier quand on a 20 ans à cette époque-là. On naît, on part et on revient dans sa famille, elle-même insérée dans une société. Il me semblait que l’on ne mentionnait pas ce chaînon à leur sujet.
Concernant la guerre d’Algérie, ceux qui partent à la guerre, les appelés – pas les militaires professionnels – ont tous 20 ans. On ne fait pas appel à la réserve pour la guerre d’Algérie
Concernant la guerre d’Algérie, ceux qui partent à la guerre, les appelés – pas les militaires professionnels – ont tous 20 ans. On ne fait pas appel à la réserve pour la guerre d’Algérie, contrairement aux Première et Deuxième Guerres mondiales.
Non seulement ils sont dans leur famille mais, au retour de la guerre, ils fondent des familles. Il y a un lien très fort entre les hommes qu’ils sont devenus – avec cette interrogation : « Qu’est-ce que la guerre fait de nous ? » – et les familles qu’ils vont fonder.
Avec tout ce matériau, je me suis dit que cela devenait vraiment une Histoire des familles françaises. J’avais donc besoin de savoir comment fonctionnaient les familles françaises pour mieux comprendre ces anciens combattants.
MEE : À la kyrielle de profils d’appelés correspond une typologie de silences autour de cette guerre. L’absence de narration diffère d’un appelé à l’autre, un silence qu’ils s’appliquent à eux-mêmes ou à leur entourage. Est-ce que l’on peut léguer le silence à ses descendants comme on lèguerait un héritage ?
RB : En tant qu’historienne de la guerre d’Algérie, j’ai été très souvent en contact avec des gens qui me disaient à propos de leur père, leur frère, leur oncle : « Il n’en a pas parlé. » Or, depuis 25 ans, je mène des enquêtes orales avec ces anciens combattants, qui m’ont toujours parlé.
Ce décalage m’a questionné jusqu’à ce que je comprenne, historiquement, qu’un silence n’est pas un silence en soi. Un silence dépend de « à qui l’on parle ». À moi, l’historienne avec qui le seul lien était l’Histoire, ils pouvaient parler. En revanche, raconter à leurs enfants, avec qui il y a toute une histoire, des conflits ou de belles expériences, c’est très différent. Face aux appelés, les proches et moi n’avons pas les mêmes expériences.
Le résultat du livre montre qu’il y a eu beaucoup de silences. D’une part, on peut transmettre le silence par des attitudes, des choix, des orientations adressées à ses enfants. On peut le transmettre même dans un récit sans mots.
D’autre part, le silence n’est pas forcément le symptôme d’un problème. De nos jours, on a la perspective que le silence est louche. Il sous-tend qu’il y aurait quelque chose à cacher ou même un traumatisme. Bien sûr que cela est possible, mais ce n’est pas l’unique visage du silence.
À la fin du livre, je dis que ce qui prédomine dans la façon qu’ont les appelés d’Algérie de transmettre le récit ou non, c’est la réaction de la famille. S’il heurte les proches, cela sera compliqué d’en parler. Autrement, et même s’il est traumatique, il peut être dit.
MEE : Cette génération d’appelés a ceci de spécifique qu’elle est « coincée » dans l’écho des deux conflits mondiaux. Les grands-pères marqués par 14-18 et les pères absents du fait de 39-45. Pourquoi leur enfance et leur rapport à la guerre sont-ils déterminants pour profiler ces appelés ?
RB : Il n’y a pas grand-chose à voir entre un homme qui a été à Oran en 1962 et un autre basé dans les Aurès en 1955. En revanche, ils ont en commun des choses, à savoir leur enfance. Ils ont traversé des expériences historiques extrêmement difficiles. C’est pour cela que le livre s’ouvre sur leur enfance, les années 30 et le poids de la mémoire de la Première Guerre mondiale dans la France des années 30.
Il faut quand même imaginer ce que c’est. Il y a un récit dans toutes les familles françaises et toutes les communes du pays. C’est un poids très lourd en matière de mémoire et comme étalon de virilité, guerrier. Cela est fondateur et ils le partagent avec leurs frères et sœurs mais aussi avec leurs futures épouses. Ils ont des référentiels communs auxquels va s’adosser l’expérience algérienne, permettant de la mesurer ou de la partager.
MEE : Lors de son discours contre le « séparatisme islamiste » du 2 octobre, Emmanuel Macron a pointé la nécessité de solder les « traumatismes » de la guerre d’Algérie. La question mémorielle liée à ce conflit est l’un des enjeux du quinquennat. À travers l’histoire de ces appelés, on constate, à nouveau, à quel point la mémoire de la guerre d’Algérie est fragmentée. Face à la multitude de récits, est-il possible de bâtir une mémoire collective ?
RB : Le projet d’Emmanuel Macron renvoie à la construction d’une mémoire par le haut, politique, d’un discours mémoriel plus que d’une mémoire. Ce sont deux choses connectées mais différentes.
Dans le discours d’Emmanuel Macron au sujet de la disparition du [militant de l’indépendance algérienne] Maurice Audin et de l’existence d’un système de torture en Algérie, cette parole politique dit qu’il est important que la France de 2018 prenne ses distances avec celle de 1957, qui a autorisé la disparition d’un homme sous la torture.
Politiquement, c’est une vérité qui a du sens et qui est essentielle. Toutefois, les autorités disent une vérité politique, non historique.
Le rapport de quelqu’un avec le passé n’est pas un rapport de vérité. Il faut être très calme avec ça. Le discours de mémoire n’est pas un discours d’Histoire
Après, la mémoire collective, c’est encore autre chose. Il s’agit de la façon dont une société peut se reconnaître dans un discours et dans des représentations. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de l’expérience de chacun et du vécu de la société.
Les anciens combattants peuvent tous avoir une expérience différente de l’Algérie. Quel discours de mémoire veulent-ils retenir dans la France d’aujourd’hui ? Ce qu’ils appellent la mémoire des anciens combattants est la mémoire de quoi ?
On se souvient toujours au présent, c’est la base de la construction de la mémoire. Le rapport de quelqu’un avec le passé n’est pas un rapport de vérité. Il faut être très calme avec ça. Le discours de mémoire n’est pas un discours d’Histoire.
MEE : En décembre 1974, ces appelés obtiennent le statut d’ancien combattant. Au-delà de la question administrative, qu’est-ce que cela révèle de l’implicite d’État ?
RB : Il y a d’abord une dimension financière, pour l’État, c’est important. Cela donne des droits d’abord, comme à la retraite à 65 ans. Surtout, cela les aligne sur les modèles familiaux et sociaux.
Dans les années 60, le modèle de l’ancien combattant, c’est toujours le poilu. Être reconnu comme ancien combattant, c’est être placé par l’État dans cette lignée.
Cela a des effets symboliques aussi dans la lignée familiale. Jusqu’à cette époque, personne ne les reconnaissait comme tel, ni leurs proches, ni les autres anciens combattants, ni l’État. Ce statut leur permet de dire : « Il s’est passé quelque chose pour moi, ce n’était pas qu’un service militaire. »
MEE : L’État leur accorde ce statut mais ne parle officiellement de guerre d’Algérie qu’en 1999. Comment expliquez-vous cette béance dans la narration de l’Histoire ?
RB : Je trouve cela fascinant, justement. Cela est à l’image de la relation de l’État à toute cette guerre. On dit souvent que c’est un déni, etc. Je pense que c’est plus compliqué que cela.
C’est une façon d’agir sur les humains. Par certains aspects, c’est la guerre, par d’autres, non. Vous êtes anciens combattants mais pas vraiment d’une guerre. Tout cela joue de l’ambiguïté. Les gens doivent, alors, se débrouiller pour se fabriquer un récit.
MEE : L’ancien président français François Mitterrand, qui fut ministre de l’Intérieur puis garde des sceaux pendant la guerre d’Algérie, est évoqué dans votre livre. En quoi la gauche qu’il incarnait a-t-elle participé à la construction d’un silence, d’un tabou, autour de la guerre d’Algérie ?
Si l’on regarde l’histoire de la guerre d’Algérie, on constate qu’aucun parti n’a été net
D’ailleurs, cela explique l’ambigüité de l’État. Si l’on regarde l’histoire de la guerre d’Algérie, on constate qu’aucun parti n’a été net. L’État est incarné par des hommes, des parlementaires, l’administration. Ils ont tous une histoire compliquée à assumer avec cette guerre.
Pour la gauche, c’est l’entrée en guerre. Pour le gaullisme, c’est la sortie. Aucun parti n’a pu se poser en porte-drapeau d’une mémoire ou d’une revendication claire. Ce qui explique qu’ils communient dans cet espèce de désir, pendant plusieurs décennies, de ne pas trop en parler politiquement…
MEE : Cette transmission, effective ou non, participe d’une construction de l’identité et de la société françaises. Comment ces récits d’appelés contés ou non irriguent-ils la société française et, par capillarité, l’imaginaire autour des Français héritiers de l’immigration algérienne, spécifiquement ?
RB : C’est ce que j’essaie de proposer. Avec ce livre, j’essaie de voir comment, dans les familles, les dynamiques se composent et évoluent. On voit bien que l’on est dans un moment du point de vue du rapport au passé, au colonial.
Peut-être va-t-on être capable, en tant que société, de regarder le passé colonial plus largement et de le comprendre intimement, comme quelque chose qui nous constitue collectivement.
Passer par l’expérience des pères et des grands-pères pour comprendre cette complexité de notre passé peut être intéressant. Peut-être que les jeunes générations ont besoin de l’entendre.
https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/raphaelle-branche-appeles-guerre-algerie-france-passe-colonial
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