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Depuis août 1961, du fait des négociations en cours, l'armée française a cessé les « opérations offensives » : il ne s'agit plus que de se défendre. Mais les entorses à ce principe seront nombreuses. Déjà, l'armée française commence à se replier vers les centres urbains et limite les « postes isolés ». Le 19 mars 1962, le cessez-le-feu prévu par les accords d'Évian, signés la veille, entre en vigueur. L'OAS, soutenue par une majorité de la population européenne d'Algérie, est prête à tout pour faire échouer ce texte. Elle mobilise la population pied-noire, multiplie les attentats et entre dans une politique de la terre brûlée propre à exacerber les violences. Des appelés du contingent en seront même la cible le 22 mars 1962. Après la tragique fusillade de la rue d'Isly, le 26 mars, le départ des pieds-noirs vers la métropole s'accélère, d'autant plus que certains Algériens, « ralliés de la dernière heure » à l'ALN, commettent aussi des exactions. Les harkis, abandonnés par les autorités françaises, en sont particulièrement la cible. Progressivement, le nombre d'appelés présents en Algérie décroît. Les violences se poursuivent jusqu'à l'indépendance algérienne, proclamée le 5 juillet 1962. Des massacres de harkis se dérouleront encore après cette date.
« Un carton dans une 403 de l'OAS »
« Chers parents, d'après la presse et la radio, la signature d'un accord sur le cessez-le-feu est toute proche, et il est doux de l'espérer. Mais reste le problème OAS, encore entier. Avant-hier soir, le bataillon est parti à 21 heures en alerte à Oran. [...] Il s'agissait de boucler un quartier européen d'HLM, tandis que les flics fouillaient les appartements.
Des armes ont été récupérées, dans des frigidaires, qui sont passés ensuite par les fenêtres. Le retour s'est fait à 4 heures du matin. Quelques incidents se produisent avec le 5e RI dans les rues (lorsque les communiqués parlent d'une patrouille de fantassins, il ne peut s'agir que de nous). Un sergent a fait l'autre soir un carton dans une 403 de l'OAS qui forçait le barrage, et a fait deux morts. »
> Pierre Couette, Lourmel [auj. El Amria], le 18 février 1962. Le sergent Pierre Couette espère la signature prochaine du cessez-le-feu, car la situation est très tendue dans la région d'Oran, avec l'OAS et, dans une moindre mesure, les Algériens.
La terre brûlée
« Les commandos étaient en opération dans le djebel Louh. L'opération consistait surtout à faire sauter toutes les maisons qui restaient encore debout sous prétexte qu'elles pourraient servir de caches aux "fellaghas". Après sept ans de guerre et à quelques jours du cessez-le-feu, était-il besoin de détruire ces fermes [...] ? »
> Bernard Bourdet, le 23 février 1962. Bernard Bourdet montre dans son journal que certaines opérations ont duré jusqu'aux tout derniers moments de la guerre, avec pour seul objectif de détruire les bâtiments et les infrastructures. La politique de la terre brûlée a surtout été appliquée par l'OAS.
Les youyous de l'indépendance
« Ce sont des cris de joie qui m'ont annoncé dimanche à 6 heures que le cessez-le-feu était enfin signé. Un peu plus tard, le discours du Général a été écouté dans un silence impressionnant. À la fin d'un discours sur la conduite à tenir, le capitaine n'a pu s'empêcher de manifester son amertume : comme quoi on n'avait pas perdu la guerre et comme quoi les fells étaient des bandits sans honneur, tout juste capables d'égorger des femmes et des enfants, etc. Cela dit, il n'a rien d'un enragé de l'OAS. Vieux garçon, c'est le militaire de carrière type, aimant la guerre pour la guerre. Il a avoué un jour qu'il ne verrait pas d'inconvénient à attaquer l'OAS, de concert avec les fells.
Mardi, en revenant du convoi, à Azazga, nous avons surpris dans des villages de grandes manifestations de joie. Des drapeaux blancs et verts (sic) flottaient, que personne ne songeait à enlever à notre approche. Et des femmes en cortège poussaient à coeur joie leurs fameux youyous. »
> Lettre de Jean-Claude Widmann, le 25 mars 1962. Dans cette lettre à ses parents, Jean-Claude Widmann raconte les réactions très diverses à l'annonce du cessez-le-feu.
Fin d’une guerre, début d’une autre
« Dimanche, 21 h 30, alors que je commençais à m'endormir, nous avons été réveillés en sursaut par des rafales de PM et des coups de fusil [...]. [A]vant qu'on ait eu le temps de sortir de la chambre, ceux d'à côté avaient déjà tiré quelques rafales dans le noir et la sentinelle avait vidé quatre chargeurs de fusil dans le paysage...
Pour toute réplique nous avons été fouiller hier le village situé derrière la crête d'où on nous tirait dessus. Les habitants se sont vus promettre quelques obus de mortier si ça recommençait. Promesse toute platonique car personne ne sait tirer dans la compagnie ! Ce matin encore, nous sommes partis à 4 heures du matin pour occuper un village où six femmes venaient d'être égorgées. Règlement de compte ou vengeance contre des « collaboratrices », on ne sait. De toute façon, de telles choses n'ont rien d'étonnant à un moment où l'armée ne contrôle plus efficacement les villages et où le GPRA [Gouvernement provisoire de la République algérienne] ne les tient pas encore. »
> Jean-Claude Widmann, Port-Gueydon [auj. Azeffoun],le 18 mars 1962. La nuit précédant la signature du cessez-le-feu, le poste de Jean-Claude Widmann est la cible de tirs de l'ALN : jusqu'au dernier moment, les combats continuent donc. Mais les règlements de compte commencent déjà et iront en s'amplifiant, notamment à l'égard des harkis et de toutes les personnes considérées comme ayant choisi le « camp de la France ». Désormais, le terme de harki prendra cette signification, jusqu'à prendre le sens de « traître ».
Après l'affaire de la rue d'Isly (26 mars 1962 )
« Chers tous, Enfin oui, nous l'avons, ce cessez-le-feu ! Quand je suis allé annoncer la nouvelle au village, je crois que les fellahs m'auraient embrassé. Pour eux aussi, c'est un immense soulagement [...]. Seulement, il y a l'OAS et ceux qui la suivent, aveuglés, sans se rendre compte où est leur véritable intérêt. L'affaire d'Alger est terrible, mais la répression était nécessaire et elle doit se poursuivre jusqu'à la mort du mouvement. Le jour où l'OAS a tiré sur les appelés, elle a signé son arrêt de mort, elle a perdu ses chances de faire basculer pour elle les militaires de carrière qui sont bien obligés maintenant d'aller dans le même sens que le contingent.
Le sang a coulé, cependant il ne faut pas reculer devant un peu de sang dans des situations pareilles, c'est la Paix qui est en jeu. L'hystérie meurtrière des pieds-noirs n'avait pas de raison d'être et ne pouvait se justifier. Il faut souhaiter que le service d'ordre [aille] jusqu'au bout. Quant à ceux qui accusent les appelés d'avoir tiré inconsidérément, ils ne savent peut-être pas ce que c'est, que d'avoir peur. Il y a des innocents qui paient, oui, c'est malheureux. Mais combien de musulmans innocents ont-ils payés eux aussi, depuis 7 ans ? »
> Lettre de Bernard Bourdet, le 27 mars 1962. La fusillade de la rue d'Isly (46 morts et 150 blessés) s'explique par le fait que l'OAS a tué six appelés et blessé plus de dix d'entre eux le 22 mars. Les appelés sont révoltés par le fait que des Français ont tiré sur eux.
« Sauver l'économie agricole du pays »
Pour ma part, je suis, depuis une quinzaine de jours, absolument débordé. En effet, le dégroupement des populations va s'effectuer très rapidement ; aussi, en vue d'une aide, faut-il établir une véritable enquête pour chaque famille. Je n'ai pas d'interprète et certaines histoires de terrains et de maisons ne sont pas faciles à démêler. Enfin, c'est presque terminé. Tous les habitants de Dar El Beida retournent sur leurs terres, mais les maisons ont été presque toutes détruites et les fellahs n'ont pu cultiver en zone interdite. On mesure à quel point la guerre a ruiné certaines familles.
Ce serait le moment favorable pour réaliser la réforme agraire qui pourrait sauver l'économie agricole du pays. Seulement, les structures anciennes vont réapparaître, les familles riches et celles qui n'ont rien. Il y aura encore des ouvriers agricoles à 400 fr par jour. Le système de kolkhozes ou de coopératives, avec des moniteurs, des cadres capables, assurerait certainement un avenir bien meilleur. Certes, la réforme se fera, mais il faudra attendre l'Algérie indépendante. »
> Lettre de Bernard Bourdet, le 27 mars 1962. Bernard Bourdet évoque ici le « dégroupement » des populations. Il dresse aussi des perspectives pour le futur État algérien, notamment en ce qui concerne une réforme agraire - qui verra effectivement le jour en 1963.
Un étrange baptême du feu
« Chers Madeleine et Gaston, notre mission est, bien sûr, le maintien de l'ordre [...]. Ainsi, dimanche, nous avons participé au bouclage au cours duquel ont été faits prisonniers Jouhaud et ses complices [...]. Pour protéger ses grosses têtes, l'OAS tirait de tous les côtés, lâchement. Et, le soir, au retour, boulevard de Sébastopol, le convoi est tombé littéralement en embuscade. Des armes automatiques tiraient des balcons. La gendarmerie [...]était particulièrement visée, et touchée : 1 mort, 7 blessés, à 200 mètres de mon half-track. Puis, fusillade intense, autour de 20 heures, à la nuit tombante : feu d'artifice des traceuses des mitrailleuses. J'ai eu là, vraiment, mon baptême du feu.
Mon équipage (6 gars) se cachait sous le bahut. Je restais seul, dedans, ainsi que mon tireur à la mitrailleuse, qui répliqua d'une rafale qui a démoli un balcon [...]. La gendarmerie criblait, presque à bout portant, les façades à la mitrailleuse lourde, à tort et à travers. Un escadron de chars est intervenu. L'un des engins, pris d'assaut par la foule, fut recouvert de drapeaux tricolores, et le bruit courut, un moment, qu'il avait été pris par l'OAS. Heureusement, il n'en était rien. Nous avons passé la nuit sur place, et décrochage à 6 heures. C'est un miracle qu'il n'y eut pas de blessés parmi nos troupes à pied sur les trottoirs. En fait, nous sommes sûrs maintenant que l'OAS ne tirera pas sur nous, car ce serait se condamner elle-même. Des traîtres, des provocateurs l'ont fait à Alger, mais Oran garde la tête froide, malgré tout. »
> Pierre Couette, Oran, mercredi 28 mars 1962. Pierre Couette pense qu'Oran a gardé la tête froide, par rapport à Alger, où l'OAS a tué des appelés du contingent. Mais plusieurs membres de son régiment seront ensuite tués par l'organisation clandestine.
« Le vert et le blanc ont fleuri partout »
« Le vert et le blanc ont fleuri partout. Chaque maison, de la plus riche au plus misérable gourbi, chaque voiture sont pavoisées (sic). Aux alentours d'Affreville, c'est comme un champ d'innombrables drapeaux qui claquent, éclatants et fiers, au grand soleil de la liberté. Des camions bondés d'hommes, de femmes, d'enfants circulent en tous sens en klaxonnant. En ville, c'est une ambiance de kermesse. Les fillettes portent des robes vertes et des corsages blancs, les garçons des casquettes à étoile et à croissant rouges. Il y a partout de la musique dans les rues [...]. La joie éclate librement, sans violence et sans exacerbation. »
Le 4 juillet
« Les forces locales de toute la région, dont celle d'Affreville, ont rejoint l'ALN avec armes et bagages. Nous n'en connaissons pas vraiment la raison, nous savons seulement qu'il y a un rapport avec la crise qui a éclaté entre le GPRA et l'état-major de l'ALN. La wilaya IV, où nous sommes, soutiendrait Ben Bella. »
Le 5 juillet
« Défilé des scouts et des combattants de l'ALN. Il y avait une foule considérable au passage du défilé. Les femmes étaient toutes sorties et brandissaient des centaines de drapeaux dont certains étaient admirablement brodés. Acclamés par les youyous étourdissants, les jeunes scouts marchaient devant, suivis des fillettes. Tout ce monde-là chantait. Les troupes de l'ALN ont circulé toute la journée, par pleins camions, brandissant des drapeaux et scandant : "Algérie Yahia" ! »
> Bernard Bourdet assiste aux fêtes de l'indépendance mais aussi aux dissensions qui éclatent au sein du camp algérien. Celles-ci iront croissant au cours de l'été 1962 et verront la victoire de l'armée extérieure sur les maquis de l'intérieur. Ben Bella prendra la tête du pays à l'automne 1962. Dans le même temps, la répression contre les harkis prendra toute son ampleur.
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Pierre Couette, Lourmel
T. Q. dans
daté avril 2018
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