"Mes personnages sont entre deux feux, mêlés à des histoires qui les dépassent"
Jacques Ferrandez, après Le Cimetière des princesses, en 1995, vous aviez pris sept ans pour attaquer un nouveau cycle, avec Carnets d’Algérie. Cette fois-ci, 12 ans séparent Carnets d’Algérie de Suites algériennes : quand vous avec fini Terre fatale, dernier volume des Carnets d’Orient, aviez-vous déjà en tête la suite de l’aventure et qu’est-ce qui vous a décidé à la prolonger justement ?
Cela s’est fait en plusieurs périodes, c’est vrai, mais j’ai travaillé comme un feuilletoniste, c’est-à-dire sans avoir le quart de la moitié de la suite, j’avançais au fur et à mesure tout en me renseignant simultanément sur ces périodes. J’y suis allé au coup par coup et chronologiquement, à partir des années 1830, en amassant de la documentation et en intégrant également les souvenirs de mon grand-père maternel. En 1995, pour moi, c’était fini, après Le Cimetière des princesses, je me disais que la Guerre d’Algérie était un sujet trop compliqué, trop sensible.
À la faveur de ce qui s’était passé dans les années 1990, des témoignages des anciens appelés, de l’affaire Aussaresses, je me suis finalement senti autorisé à prolonger cette histoire de 1954 à 1962, ce qui m’a pris de nouveau cinq albums à accomplir. En 2009, je me suis vraiment dit que j’avais fini de raconter 132 ans de présence française, je me suis intéressé à des sujets parallèles, puisque Le Premier Homme, de Camus, reprend des thèmes que j’avais abordés dans les épisodes que j’avais déjà traités, donc je ne me suis pas vraiment éloigné.
Ensuite, c’est un peu pareil, les évènements récents en Algérie m’ont amené à essayer d’éclairer ce qui s’est passé en Algérie depuis l’indépendance, ce qui est globalement mal connu. Je retourne souvent en Algérie depuis le début des années 2000 et ce qui a vraiment déclenché mon envie de refaire un album, c’est mon avant-dernier voyage à Alger, en novembre 2019, en plein Hirak. La manière dont les Algériens osaient remettre en cause tout le système était impressionnante, et c’est à ce moment-là que je me suis incliné sur la tombe de mes ancêtres au moment de la Toussaint. Je me suis alors dit que je tenais le début de mon histoire.
- Photographies prises par Jacques Ferrandez visitant en 2019 le cimetière où sont enterrés ses ancêtres
Vous apparaissez sur la couverture : l’histoire qui ouvre le volume, à savoir celle d’un homme qui retourne en 2019 visiter en Algérie un cimetière chrétien où sont enterrés ses ancêtres, est la vôtre. Si le lecteur avisé vous reconnaît, ce n’est probablement pas le cas de tous. Pourquoi avoir intégré plus clairement une part d’autobiographie dans ce troisième cycle ? Et pourquoi, à l’inverse, ne pas l’avoir assumée plus clairement avec un récit purement autobiographique en laissant votre nom sur un acte de décès que vous reproduisez dans l’album mais en modifiant le nom « Ferrandez » ?
Effectivement, je me sers de ce que j’ai vu, entendu, mais ce que je montre reste malgré tout très loin de ce que j’ai vécu, y compris l’amourette avec la jeune Algérienne dans les années 1980, qui restera sous le sceau de le fiction… Surtout, le personnage va se faire enlever par un groupe islamiste armé, ce qui n’est m’est évidemment pas arrivé. J’ai démarré l’histoire avec mes souvenirs, j’ai donc naturellement donné mes traits à mon personnage, ce n’était au départ qu’une étape de travail. Je pensais modifier ce visage mais j’ai été encouragé par mon éditeur à le laisser, car c’est la première fois que je peux mettre en scène ce que j’ai réellement éprouvé dans ce pays, car jusqu’à présent, je racontais des choses par procuration. J’ai repris tous mes carnets de tous mes voyages en Algérie depuis le premier séjour en 1993, tout ce que j’avais noté et dessiné est devenu une source et une matière pour ce que je raconte maintenant.
- Titre de concession d’un ancêtre de Jacques Ferrandez
- Titre de concession au nom modifié pour être inséré dans le récit
Votre album est construit d’une manière très particulière en forme de récit choral : chaque chapitre est consacré à un individu différent (Paul-Yanis/ Noémie/Samia, etc) ; mais surtout, ce qui est frappant, c’est cette imbrication de chronologies différentes, puisque vous remontez le temps en imbriquant des décennies très différentes : pourquoi cette construction chronologique que l’on ne retrouvait pas dans Carnets d’Orient et Carnets d’Algérie ?
Pour les deux premiers cycles, je me suis documenté, chronologiquement, sur les évènements de 1830 à 1962. Là c’est un peu différent car j’évoque des évènements qui sont en train de se produire sous nos yeux. Ce point de départ me permet de faire des rapprochements : le Hirak évoque ainsi à Paul-Yanis, mon personnage, les manifestations d’octobre 1988, qu’il a couvertes comme journaliste. C’est une commodité de pouvoir passer d’une période à l’autre sans être dans une chronologie trop lourde. Ce mode de narration, en jonglant d’une période à l’autre, est maintenant assez commun pour les spectateurs de séries. J’ai par exemple beaucoup aimé Le Bureau des légendes, qui parle de services de renseignements, d’infiltration, de retournement, autant de choses que j’ai traitées dans mes précédents albums se passant pendant la Guerre d’Algérie. J’ai vu comment cette série était construite : on a des moments où le personnage intervient trois jours avant l’épisode que l’on vient de voir ou cinq ans après, ce genre de télescopages temporels est aujourd’hui admis par le lecteur.
- Photographie de Jacques Ferrandez aux RDV de l’Histoire (Blois, 2021).
Photographie : Tristan Martine
Ce qui est frappant dans l’évolution des bandes dessinées représentant la Guerre d’Algérie, c’est cette question de mémoires plurielles. Dans les années 2000, sont parues une série d’albums mettant en scène la mémoire d’enfants d’indépendantistes algériens, de Pieds-noirs, de Harkis, etc. Depuis trois ou quatre ans sont parus quelques albums qui entendent mettre en regard au sein d’un même album plusieurs mémoires, sous la forme d’un récit choral. C’est ce procédé que vous adoptez dans ce volume : cette succession d’histoires individuelles, est-ce le reflet de mémoires fragmentées, de la difficulté de figurer un récit unique désormais ?
Il m’a toujours apparu difficile d’avoir un récit unique sur ces événements. Dès le départ, j’ai utilisé des personnages entre deux feux, mêlés à des histoires qui les dépassent, dans lesquelles ils se déterminent au fur et à mesure. J’ai mis en scène pendant la Guerre d’Algérie un maquisard, un officier français, fils de Pied-noir, une étudiante en médecine algérienne, un jeune berger de l’Ouarsenis, etc. Là, je vais simplement un peu plus loin dans cette forme du récit choral, parce que chaque chapitre correspond au monde d’un des personnages que l’on va suivre, parfois à différents âges.
Deux autres tomes sont prévus, comment allez-vous gérer l’évolution chronologique du récit, prévoyez-vous une sorte de boucle pour revenir à aujourd’hui ?
J’avais en effet pensé au départ faire deux autres volumes, mais là je viens de boucler le scénario de la deuxième partie qui va clôturer la période 1962-2019, la séquence finale retombera sur l’histoire du premier chapitre du premier volume, en effet. Mais on ne sait jamais, il se passe tellement de choses ces derniers temps entre la France et l’Algérie que cela pourrait donner le sujet d’un nouveau cycle !
Votre album ne s’inscrit pas vraiment dans la veine de la BD de reportage et de la BD du réel, qui a le vent en poupe depuis une décennie. Pourtant, vous utilisez le truchement du reportage pour raconter les manifestations d’octobre 1988. Dans les premières pages de l’album, votre avatar est également un témoin direct des manifestations sur la Place des martyrs en 2019. Est-ce que ce genre de la BD de reportage vous a influencé ou est-ce simplement le fait que cet album se passe dans une période contemporaine qui vous a amené à modifier votre manière de travailler par rapport aux deux premiers cycles ?
En un sens, les premiers Carnets d’Orient étaient déjà un reportage, vus par les yeux d’un peintre-reporter au XIXe siècle, certes fictif. Là, mon personnage, c’est moi sans être moi : il y a des choses que je n’ai pas vécues du tout, comme je l’expliquais. Le reportage dessiné, le carnet de voyage, c’est quelque chose que j’ai pratiqué depuis des décennies, avec des albums déjà publiés dans cette veine-là, comme les Tramways de Sarajevo, par exemple. C’est peut-être le moment, à cette étape de ma carrière de mêler toutes ces choses, au profit d’un récit qui se passe de nos jours.
À l’aide des différentes étapes de travail sur la première planche du volume, on voit bien votre méthode de travail. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos techniques ?
Je travaille essentiellement de manière traditionnelle, avec papier, encre, aquarelles, etc. Depuis une vingtaine d’années, j’utilise également les techniques numériques pour la finalisation des pages, pour intégrer les bulles et les cases dans l’image, pour jouer sur les parties « bandes dessinées » que je peux assembler de façon beaucoup plus souple à l’écran, car j’ai le droit à l’erreur, je peux agrandir, réduire, etc. C’est une manière d’utiliser le meilleur des deux mondes : je reste attaché à la facture traditionnelle, c’est de là que je viens, mais le numérique est intéressant pour finaliser, gagner du temps.
Depuis Carnets d’Orient, je fais en réalité de « fausses couleurs directes ». La partie de BD c’est le trait de contour en noir et les couleurs viennent ensuite, dans un second temps : je fais des tirages de mon trait en noir et blanc sur lequel j’applique mes couleurs, et le montage se fait à partir d’aquarelles qui sont réalisées de manière classique. Mes encrages ne sont pas suffisamment propres pour être mis en couleur de manière directe, beaucoup de retouches de reprises, de rustines, étaient nécessaires avant de pouvoir faire les couleurs. Ce procédé me permet aussi de ne pas craindre de bousiller mon dessin, car je peux refaire les couleurs sur un autre tirage si nécessaire.
- Image utilisée par J. Ferrandez comme source iconographique pour reproduire les manifestations du Hirak
- Image utilisée par J. Ferrandez comme source iconographique pour reproduire les manifestations du Hirak
Vos albums sont documentés, à l’aide de documents historiques, à l’aide également de ce que vous avez ramené de vos séjours algériens. Chaque bouton de manchette de chaque officier doit-il être exact et, plus globalement, jusqu’où pousser les recherches documentaires ?
Ce problème est insoluble, on peut aller à l’infini dans la recherche de détails exacts. J’ai amassé une importante documentation qui me permet d’installer mes personnages dans un environnement crédible, mais je ne suis pas un obsédé du bouton de guêtre ou de la marque de pneu de la jeep. J’essaye d’utiliser des photographies de véhicules pris dans les années 1950 et non pas de reconstitutions plus récentes pour avoir tel rétroviseur, tel accessoire au bon endroit. Ça fait plaisir aux spécialistes, mais malgré tout, plein d’éléments doivent m’échapper.
Dans l’un de mes albums sur la Guerre d’Algérie, on voit une section militaire qui part en représailles après une embuscade : le détachement est à la recherche des combattants du FLN et mes personnages portent tous un béret rouge et les officiers ont leur barrette. Or, on m’a expliqué par la suite que dans les opérations au combat, les soldats ne portaient pas leur béret rouge, pour ne pas être trop repérables, et les officiers n’avaient pas non plus leurs barrettes pour ne pas être identifiables. Mais ce genre d’erreurs est inévitable, je suis seul derrière ma table à dessin, même si mon ami Michel Pierre, qui est historien et qui connaît parfaitement l’Algérie, m’aide quand je l’interroge sur tel ou tel aspect du déroulement historique. Je ne reviens pas sur ce qui a été fait auparavant pour les nouvelles éditions, car je considère que cela correspond à un moment de mon parcours et que cela serait sans fin de vouloir tout modifier dans mes précédents albums qui se comptent par dizaines…
Vous insérez des documents dans vos planches. Quel est le sens de cette démarche : apporter davantage de crédibilité au récit ?
Oui, c’est l’ « effet de réel » et en même temps ce sont des documents que j’ai sous la main, donc je me dis que cela peut renforcer le récit, à l’aide de coupures de presse, par exemple. Depuis mes premiers albums, je mélange dans la narration des éléments qui installent le récit dans la réalité, qu’il s’agisse d’aquarelles ou de documentation historique.
(par Tristan MARTINE)
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