Photo de régiment pendant la Guerre d'Algérie. • © France.tv
Romano Bottinelli est le fils d’un appelé qui a fait l’Algérie, bien malgré lui. Son père n’a jamais voulu, ni réussi à lui parler de cette sale guerre. Le fils a vu son père revenir profondément marqué par le souvenir de l’Algérie. Romano en a fait un film, "Ce que la guerre a fait de nous".
A défaut de pouvoir échanger avec son père, Romano Bottinelli est parti à la rencontre d’anciens appelés qui avaient trouvé comme moyen de sortir de leur mutisme, celui de refuser de toucher la retraite d’ancien combattant qui leur était due. Un geste symbolique pour témoigner d’un remord, avoir été contraint d’obéir à des ordres indignes visant à soumettre un peuple réclamant son indépendance. Ces anciens ont créé une association, la 4AGC (Anciens Appelés en Algérie et leurs Amis Contre la Guerre). Le réalisateur a rencontré des pieds-noirs, des harkis, des moudjahidines et des appelés du contingent.
Aujourd’hui la 4AGC raconte aux jeunes la spirale qui a confronté les jeunes appelés à la barbarie. Elle explique pourquoi désobéir est parfois une nécessité. A l’âge de 40 ans, une phrase est revenue dans l’esprit de Romano Bottinelli, comme un boomerang… Papa a fait l’Algérie. Il en a fait un film, "Ce que la guerre a fait de nous".
La Guerre d'Algérie, comme un boomerang
Propos de Romano Bottinelli
Romano Bottinelli avec son chien dans la résidence de ses parents. Photo Progrès/Alain BLEIN1 /19
"Mars 2011. J'ai bientôt quarante ans et rentre d'un voyage en Israël et en Palestine. Je suis secoué. Là-bas, dix jours durant, j'ai découvert un climat qui jusqu'alors m'était inconnu, le climat de deux pays en guerre. Comme un boomerang m'est alors revenue une phrase, Papa a fait l'Algérie.
Papa a fait l'Algérie, on disait ça quand il allait mal. Papa a fait l'Algérie, ces mots donnaient du sens à son mutisme et suffisaient.
À la maison, l'Algérie était une zone dangereuse à éviter afin de ne pas réveiller des douleurs qu'inconsciemment nous ressentions. La vie de famille s'est ainsi construite autour d'un père sous tension qu'on pensait protéger de sa propre mémoire.
En douce ma grand-mère racontait. Quand il est rentré d'Algérie ton père était méconnaissable, à cran. Papa a fait l'Algérie. À force de silence je m'en suis désintéressé. J'ai rangé cela dans un coin de ma vie, abandonné Papa. Mais comme un boomerang à quarante ans, Papa a fait l'Algérie...
Je l'appelle. Parle-moi de l'Algérie. Mais mon père ne m'a rien dit qui me satisfasse, une chronologie de son parcours parsemée d'anecdotes sur un peuple autochtone n'ayant pour la plupart jamais vu de français.
J'ai raccroché avec la sensation d'une immense frustration. Quelque chose était indicible. Nous n'irions pas plus loin. Héritage informe. Qu'avait pu vivre mon père en Algérie ?
Alors j'ai plongé dans cette page d'Histoire pour mieux comprendre. J'ai lu, j'ai vu des films et puis j'ai rencontré des gens. Pieds-noirs, harkis, moudjahidines ou appelés du contingent. Héritage étouffé ou à fleur de peau selon les camps.
La colonisation, c'est ce dont j'ai pris conscience à travers ces mémoires conjuguées.
Système inégalitaire, oppressif, à bout de souffle, que deux millions d'hommes, comme mon père, ont été appelés à défendre. Au pays des droits de l'homme, une sale guerre sans nom.
Comme à notre société ce mot avait manqué au récit familial, Papa a fait la guerre d'Algérie.
C'est à partir de ce mot oublié que j'ai commencé à comprendre l'identité du silence. C'est de la guerre dont mon père n'a jamais pu parler. Cette violence-là, celle du sang versé par un peuple réclamant son indépendance.
Mars 2013. Un jour à Dieppe je sympathise avec Pierre Verbraeken un journaliste exposant des photos prises par lui-même à Alger pendant la guerre. Je lui parle du silence de mon père. D'évidence il comprend.
Pierre m'invite alors à venir assister à l'assemblée générale d'une association d'anciens appelés dont il est adhérent, la 4ACG.
Un mois plus tard j'arrive à Eymoutiers, terre de résistance, la Creuse. La salle des fêtes est comble. Des hommes se retrouvent. Ils viennent de toute la France. Ils ont quatre-vingt ans.
C'est autour d'un symbole qu'ils sont réunis. Ces hommes refusent de toucher la retraite du combattant qui leur est due. Ils refusent d'être dédommagés par l'État pour les deux années qu'ils lui ont sacrifiées considérant comme dégueulasse la guerre qu'ils ont eu à mener en Algérie.
Chaque année ils disent non à une pension de 750 euros. Je prends la mesure du geste. Ne pas toucher cet argent est un acte déclencheur, un moment de rupture qui brise le silence, provoque une parole empêchée pendant plus de cinquante ans.
C'est un remord que ces hommes expriment. Ils ont dû obéir à des ordres imposés par l'armée, indignes, sans avoir su s'élever contre. Ce remord les hante : on a rien dit, on a laissé faire. Dire non à cet argent permet de faire face à cette blessure morale. Permet de dire l'indignation mais aussi la honte. Que faire de cet argent ?
Cette retraite qu'ils refusent est mise en commun au profit de projets humanitaires en Algérie. Ce sont 70 000 euros qui sont reversés chaque année à une quinzaine d'associations. Se réparer en réparant. Ces hommes tentent de soulager leur conscience en tendant la main au peuple algérien.
Retourner là-bas en ami. Se défaire du passé guerrier. Le refus de cette pension devient symbole de rédemption. Transmettre. Renoncer à cet argent et s'affirmer non pas pour la paix mais contre la guerre. C'est l'ADN de la 4AGC (Anciens Appelés en Algérie et leurs Amis Contre la Guerre).
Aux jeunes ils racontent la spirale qui les a à vingt ans confrontés à la barbarie. Il faut rejeter les mécanismes qui réveillent les pires instincts. Désobéir est parfois une nécessité. Voilà ce qu'ils veulent transmettre.
Ainsi le temps d'un week-end je découvre les adhérents de cette association. C'est Rémi Serres, modeste agriculteur du Tarn, qui le premier a parlé, a dit non. Ils sont une centaine à l'avoir rejoint. Ces hommes me bouleversent. Je veux les filmer.
Comprendre quel choc fut la guerre d'Algérie et découvrir comment en rentrant il a fallu vivre avec ce séisme et dans la solitude.
Comprendre comment à l'âge de soixante-cinq ans l'arrivée de cette pension du combattant provoque une indignation, une crise, fait naître un collectif. Provoque la parole.
Recomposer le cheminement d'une conscience malmenée par l'Histoire qui au soir de la vie se libère et devient politique. C'est cette aventure intérieure d'une amplitude si singulière que j'ai voulu raconter en réalisant ce film."
Rencontrer Lucien
Je pars à la rencontre de Lucien, quatre-vingt-deux ans, qui vit dans une petite commune du Jura dont il est le prêtre. Il m'accueille dans sa modeste maison autour d'une choucroute gargantuesque et me raconte ses combats. Je n'en reviens pas.
Lucien Converset. • © Christian Travers
Lucien, la veille, a dormi sous une tente devant la préfecture de Dijon pour protester contre l'accueil minable qu'on réserve aux migrants. Chaque premier samedi du mois, à Dôle, il participe au cercle du silence pour défendre cette même cause et alerter les gens.
Lucien est le fondateur de l'association ADN qui condamne l'existence même de l'arme nucléaire. Lucien pense cet arme comme la pire ignominie. Symboliquement, il plante des Ginkgo Biloba, un dernièrement à Besançon.
Lucien se bat aussi contre l'alcoolisme dans le milieu agricole. Lucien me raconte ensuite son voyage à pied, accompagné d'un âne, jusqu'à Bethléem. C'était il y a dix ans. Un périple de quatre mois à travers l'Europe pour un message de paix.
Lucien me parle enfin des favelas brésiliennes, d'une misère qui l'a marqué et des amis qu'il s'est fait de l'autre côté de l'Atlantique. La vitalité de Lucien m'impressionne. Que d'engagements!
C'est son ami Gérard qui un jour lui a parlé de la 4ACG. Ensemble ils adhèrent à l'association et reversent leur pension du combattant qu'ils avaient jusque-là refusé de toucher.
Lucien revient alors sur la guerre d'Algérie, sur les horreurs dont il a été témoin et face auxquelles il s'est senti impuissant. Lucien dit qu'il est né en Algérie. Né à l'objection de conscience. Là-bas il n'a pas pu dire NON, il aurait tant voulu. Sa vie de militance est une infatigable tentative de réparation de ce remord. Condamner l'injustice.
Lucien est souvent retourné en Algérie dont il dit tant aimé le peuple. Il a participé lors d'un de ces périples à la béatification des Moines de Tibérine.
Rencontrer Michel
Dans chaque région de France, les adhérents de la 4ACG (Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs Amis Contre la Guerre) se réunissent régulièrement pour faire le point sur leurs actions, notamment en milieu scolaire, mais aussi pour accueillir de nouveaux adhérents. J'arrive un jour à l'Arbresle dans le Rhône pour assister à l'une de ces réunions.
Michel Bret. • © Christian Travers
On commence par un tour de table où chacun se présente. Timidement, Michel qui vient pour la première fois, prend la parole.
Il revient d'abord sur un souvenir d'enfance. Son père fut fait prisonnier dès 1940. Sa mère s'engage alors dans la résistance. Nous sommes dans un des villages de la Drôme des Collines. Et c'est là que vinrent se cacher dans la maison familiale et pendant plus d'un an, Aragon et Elsa Triolet. Michel était petit mais il se souvient très bien du poète et de sa muse. Le communisme, la résistance, la poésie, socle de l'enfance de Michel.
Quinze ans plus tard, Michel est adhérent au Parti. Il a vingt ans et sait bien que derrière ce qu'on qualifie à l'époque d'évènements en Algérie se cache une guerre coloniale à laquelle il est farouchement opposé. Michel sera de ceux qui bloquèrent le départ des trains menant les Rappelés au combat.
Pourtant, quand à son tour Michel fut appelé, il n'a pas eu le courage de refuser de porter les armes. C'était lourd de conséquences. Déserter non plus, il n'a pas su le faire. Alors il est parti et pendant deux ans fut témoin de l'oppression du peuple algérien, même si il dit avoir été épargné de la violence extrême de la guerre.
Quand Michel rentre, il veut tourner la page, devient professeur de menuiserie à Lyon. Ne plus parler de l'Algérie, ça non il ne veut plus.
Des années plus tard Michel rencontre le comédien Bernard Gerland. Dans un seul en scène, Bernard raconte qu'en Algérie il a tué un homme et qu'il ne s'en remet pas. Ce spectacle-témoignage bouleverse Michel et les deux hommes deviennent amis. Bernard parle à Michel de la 4ACG mais pour Michel ce serait remuer une histoire trop lourde que d'adhérer à cette association. Le temps passe. Quinze ans. Bernard tombe gravement malade.
Nous voilà à l'Arbresle. Bernard vient de mourir et Michel est là. Il dit à présent se sentir assez fort pour témoigner à son tour, dire sa honte que d'avoir participé à la Guerre d'Algérie. La 4ACG devient alors la perspective d'un peut-être soulagement. Michel sort de l'ombre.
« Ce que la guerre a fait de nous » un film réalisé par Romano Bottinelli (co-production Les Films du Carry et France 3 Auvergne-Rhône-Alpes) diffusé le lundi 18 octobre 2021 à 23H05 dans la case documentaire "La France en vrai" sur France 3 Auvergne-Rhône-Alpes et en replay ci-dessous jusqu'au 18 octobre 2022.
« Ce que la guerre a fait de nous » - micheldandelot1
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