(Photo Barbara Bouyne)
Pour ce numéro spécial sur la guerre d'Algérie, Benjamin Stora et Tramor Quemeneur, spécialistes de la « guerre sans nom », reviennent sur cette période cruelle, qui hante encore les mémoires de part et d'autre de la Méditerranée.
HISTORIA - Quelle est la situation lors du retour au pouvoir de De Gaulle en mai 1958 ?
BENJAMIN STORA - Du point de vue des Algériens, il y a un épuisement des maquis de l'intérieur. La direction politique du FLN hésite à négocier, tandis que les divisions internes se traduisent par l'assassinat d'Abane Ramdane [surnommé « l'architecte de la Révolution », il joua un rôle clé dans l'organisation de l'insurrection] en décembre 1957. Du côté français, les appelés, envoyés en Algérie depuis 1956, sont las de ce conflit qui ne dit pas son nom. Ce contexte nourrit une grande inquiétude dans la métropole, qui encourage l'opposition à la guerre d'Algérie. Les jeunes Français sont partis pour une cause qu'on n'arrive plus très bien à identifier. C'est dans ce cadre-là que je vois l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle : il soulève l'espoir d'arriver à une solution. La bataille d'Alger [janvier-octobre 1957], le bombardement du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef [base arrière du FLN], en février 1958, le cycle d'actions-représailles n'ont débouché sur aucun résultat tangible. Comme chez les conscrits, la lassitude des partis politiques, de droite comme de gauche, les amène à rechercher un homme providentiel. Situation exacerbée par une crise à gauche, où la SFIO se retrouve affaiblie par les scissions. Quant au PCF, premier parti de France, il s'enfonce dans la crise, touché par le départ ou l'exclusion de ses intellectuels.
Pendant ce temps, le monde change. Ces jeunes, c'est la génération rock and roll.
TRAMOR QUEMENEUR - Oui, mais la société française reste largement rurale. Pour certains de ces jeunes, le conflit leur permet de quitter, pour la première fois, leur province. On le voit aussi dans les lettres, c'est une société encore croyante, catholique, éventuellement communiste. En revanche, pour la frange étudiante, urbaine, oui, on commence à distinguer des bouleversements.
Dans quel état d'esprit ces jeunes Français découvrent-ils l'Algérie ?
B. S. - En 1958, la société est encore patriotique, pétrie par le souvenir des conquêtes napoléoniennes et des grandes figures nationalistes. La société française demeure traditionnelle, mais nourrit en même temps une grande foi dans le progrès. Le choc, pour les appelés arrivés en Algérie, c'est de constater que l'Algérie, ce n'est pas tout à fait la France. Ils le disent tous. Certains toponymes et bâtiments semblent familiers - l'allée des Platanes, la mairie, l'église, le monument aux morts - Mais, dès qu'ils s'éloignent d'Alger ou d'Oran, cette illusion se dissipe très vite.
Mais, en 1958, pensent-ils vraiment devoir faire la guerre ?
T. Q. - Oui, car le véritable tournant a eu lieu deux ans plus tôt, avec le choc de l'embuscade de Palestro. L'illusion d'un service militaire normal disparaît : les gamins prennent conscience que l'on meurt là-bas, et la peur gagne toute la société.
B. S. - Au fond, en 1956, ils ne savent pas grand-chose de l'Algérie. Deux ans plus tard, il y a moins de naïveté - même si, en 1958, l'opinion demeure sous-informée par les médias et si le courrier des appelés est censuré. La première affaire qui va sortir, c'est le dossier Müller, un témoignage accablant publié le 15 février 1957 par Témoignage chrétien . C'est un choc. On y découvre les « corvées de bois », la torture, l'opposition des populations... D'autres récits, la même année - ceux de Robert Bonnaud et Georges Mattéi -, sont portés à la connaissance du public. J'ajoute qu'un autre tournant, en termes d'impact sur le public français, c'est, en 1958, la publication du livre d'Henri Alleg, La Question (1958). L'appareil communiste s'empare de l'ouvrage - qui sera rapidement interdit - et en fait un best-seller. Car jusque-là, la censure pesait lourdement sur la presse et le cinéma. La télévision, avec sa chaîne unique, et la radio sont totalement sous contrôle. Après 1958, Europe 1 et RTL - notamment avec le reporter Yves Courrière, son correspondant en Algérie - vont accroître leur audience en décrivant la situation sur le terrain.
Et les appelés, parlaient-ils, eux aussi, des réalités de la guerre ?
T. Q. - Les permissionnaires se livrent, mais leur témoignage demeure cantonné au cercle familial. Et encore... ils s'autocensurent pour ne pas inquiéter la famille. D'autre part, le poids de la tradition les écrase : le service militaire reste très ancré dans la société française, à droite comme à gauche, et demeure un rite de passage, surtout pour les grands-pères, qui ont connu la Première Guerre mondiale, et les parents, qui ont vécu la Seconde... Ces jeunes sont, grosso modo, dans le sens d'une continuité. Mais le choc, provoqué par le décalage entre ce qu'ils ont vécu et l'évolution de la société française est énorme. En permission, c'est donc, pour beaucoup, le silence. Puis ils retournent en Algérie avec un très grand sentiment d'incompréhension - qui naît donc avant même leur démobilisation. Il y a une accumulation de non-dits, dont ils ne peuvent ni ne veulent parler - de surcroît dans une société qui s'obstine à ne pas considérer le conflit comme une vraie guerre. Les appelés brandissent le slogan « La quille, bordel ! », ils veulent en finir avec cette guerre. D'où le triomphe du référendum sur l'autodétermination en Algérie, lancé, en 1961, par le général de Gaulle.
Les officiers étaient-ils dans un état d'esprit différent ?
T. Q. - Les officiers du contingent sont assez proches de leurs camarades. On en voit certains éviter d'appliquer des mauvais traitements à leurs prisonniers. D'autres officiers étaient « Algérie française » mais opposés à la torture, désireux de mener une guerre « propre ». Ils étaient nombreux, mais leur voix n'était pas audible au moment des événements.
B. S. - Chez les officiers supérieurs régnait l'idée d'un « Plus jamais Diên Biên Phu, on s'est fait avoir, on a été trahis ». Mais ils sont aussi persuadés que, pour l'emporter, il faut gagner le coeur des populations : une Algérie nouvelle passe par l'égalité.
La mémoire de l'Occupation imprègne-t-elle alors les appelés ?
T. Q. - Une minorité d'appelés fait l'analogie entre les maquisards algériens et les résistants français. Chez les officiers, certains sont devenus de farouches partisans du fascisme, avec des réseaux au sein de l'armée qui portent cette idéologie, qui ont drainé anciens collaborationnistes, poujadistes - et Le Pen. Il s'est opéré une renaissance d'une extrême droite qui était jusque-là complètement laminée.
Il est important aujourd'hui de mettre en lumière les témoignages des anciens d'appelés...
B. S. - Oui, d'autant que l'on parle peu des appelés, alors que l'on évoque beaucoup d'autres témoins du drame algérien, les pieds-noirs, les harkis...
T. Q. - La mémoire des appelés, ou des enfants d'appelés, a été effectivement peu sollicitée, alors que ces soldats forment une génération entière - de surcroît souvent traumatisée. Des films majeurs leur ont été consacrés, comme Avoir 20 ans dans les Aurès (1972), R.A.S. (1973) ou le récent L'Ennemi intime (2007) -, mais ils restent des exceptions. De même, en littérature, peu d'oeuvres sont consacrées au vécu des appelés - il y a certes le premier livre d'Alexis Jenni, L'Art français de la guerre (prix Goncourt 2011), mais qui concerne davantage la guerre d'Indochine que celle d'Algérie. Dans la bande dessinée, c'est surtout la parole des pieds-noirs ou des enfants de pieds-noirs qui est mise en scène. De bonnes pièces de théâtre sur les appelés du contingent ont été écrites, comme Les Culs de plomb, d'Hugo Paviot.
Les associations d'anciens appelés jouent-elles ce travail de mémoire ?
T. Q. - La FNACA [Fédération nationale des anciens combattants de Tunisie, d'Algérie, du Maroc], la plus importante, compte encore plus de 300 000 adhérents. Parmi eux, beaucoup ont le sentiment d'être incompris et nourrissent encore un profond sentiment d'aigreur et d'incompréhension : pensez que certains de leurs camarades sont rentrés au pays dans un cercueil, sans même être enterrés avec les honneurs militaires ou avec une représentation officielle. De plus, les survivants ont dû attendre 1974 pour obtenir une carte de combattant. Le Mémorial national de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, quai Branly, à Paris, date de 2002. C'est « leur » mémorial, même si tous les noms des tués durant le conflit ne sont pas répertoriés. Ce travail a été mal géré par la République : au niveau officiel, on compte plus de 23 000 morts, mais d'autres sources montent aujourd'hui à plus de 28 000.
Quels sont les rapports de la FNACA avec les organisations pied-noires ?
T. Q. - Un ressentiment à l'égard des pieds-noirs perdure chez beaucoup de ces anciens combattants. Une image qui revient chez eux, c'est le colon grand propriétaire, exploitant durement les Algériens et méprisant les appelés du contingent. D'autre part, l'appelé - qui se désignait « péquin de base » -, côtoyait parfois des pieds-noirs issus des classes supérieures, proches des officiers militants de l'Algérie française. Et on se retrouvait avec les officiers et les pieds-noirs d'un côté, les appelés du contingent de l'autre. Cette division demeure aujourd'hui ancrée dans les esprits.
Depuis quand travaillez-vous sur les témoignages d'anciens appelés ?
T. Q. - Cela fait vingt ans que j'accumule des documents émanant d'appelés opposés ou non à la guerre, de militaires de carrière, de pieds-noirs... À la fin des années 1990, quand j'ai commencé ma thèse [Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d'obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d'Algérie, soutenue en 2007], j'ai commencé à enregistrer des témoignages oraux. Un certain nombre de personnes se livraient pour la première fois. Un sentiment général ressort, celui d'être incompris, de ne jamais avoir été entendu. Des gens sortaient ce qu'ils avaient sur le coeur, sans en avoir jamais fait part à leur entourage. Le sentiment traumatique n'est pas négligeable. Parler de la guerre réveillait des cauchemars. Pour certains, on sent bien que c'est resté l'obsession de leur vie.
Ces blessures psychiques ont-elles été ignorées par les autorités ?
T. Q. - Il n'y a eu aucune prise en charge psychologique - elle n'a été mise en place pour les militaires qu'à partir de la guerre du Viêt Nam. Les appelés masquaient ces blessures sous le terme de « cafard », qui cache de profondes déprimes. Par exemple, les suicides ont été complètement occultés dans les archives militaires. Les archives personnelles, lettres, journaux intimes sont ici fondamentales.
Comment appréhendez-vous ces témoignages forts, mais très personnels, de manière « critique », comme pour tout document historique ?
T. Q. - Les archives personnelles, qui complètent les sources officielles, sont faillibles, car un appelé qui écrit à ses parents ne va pas forcément tout dire. Certains vont tenir un journal intime où ils peuvent davantage se livrer. De plus, le témoignage oral, qui intervient plus d'un demi-siècle après les faits, va gommer - ou faire ressurgir - un certain nombre de faits.
Et qu'en est-il des sources officielles ?
T. Q. - J'ai travaillé sur des rapports d'interrogatoires où, vraisemblablement, la personne qui parle a été torturée. Il est alors extrêmement compliqué d'analyser les faits rapportés, dans la mesure où la personne cherche à mentir, à cacher des informations, voire à livrer des indications fausses. Il faut alors se pencher sur la production de cette archive, puis croiser les informations pour trier le vrai du faux. Dans les services de renseignements militaires, on se rend aussi compte qu'ils peuvent complètement se tromper, être en deçà de la vérité ou, au contraire, multiplier les élucubrations sur le passé militant de tel ou tel suspect. Prenons le « scandale des fiches » en Suisse. Pendant la guerre froide, les polices fédérales et cantonales suisses ont surveillé 90 000 personnes - soit un Suisse sur 20 et un étranger sur 3. Lorsque l'affaire a éclaté en 1989, un tiers des personnes ont demandé l'accès à leur dossier personnel - qui était tissé d'erreurs et de on-dit.
Donc, même des documents émanant de services très officiels peuvent se révéler complètement bidon. Autre exemple, le procès, en 1960, du réseau Jeanson [un groupe de soutien au FLN], qui pose la question de la désobéissance de la troupe. Le ministère des Armées avait demandé d'enquêter sur l'état d'esprit des troupes sur le terrain. On s'aperçoit que, au fur et à mesure que les informations remontaient vers Paris, elles étaient gommées ou déformées. Au final, les impressions émanant prétendument des hommes du rang ne reflétaient que les opinions des officiers ayant rédigé les rapports. Ces biais sont aussi présents dans les enquêtes menées sur l'état d'esprit des populations algérienne et européenne ; les officiers du renseignement, qu'ils soient partisans de l'Algérie française ou pas, retravaillaient les textes selon leurs convictions.
Des témoignages vous ont-ils permis de dégager de nouveaux axes de recherche ?
T. Q. - La guerre a, par exemple, été l'occasion pour de nombreux soldats de découvrir l'Algérie. Dans le livre que j'ai écrit avec Slimane Zeghidour [L'Algérie en couleurs, 1954-1962 : photographies d'appelés pendant la guerre, Les Arènes, 2012], on s'aperçoit que les appelés du contingent sont à l'origine d'un immense travail ethnographique sur l'Algérie. Je travaillais encore récemment sur le témoignage de Claude Cornu, mobilisé à 23 ans (lire p. 38-39). Il s'est retrouvé deux ans, de 1958 à 1960, dans un poste implanté au coeur des Aurès, l'un des endroits les plus dangereux du conflit.
Désireux de ne « jamais tuer », il va aller à la rencontre de la population algérienne et se lier d'amitié avec les villageois qui vivent près de sa base. Cornu ne veut pas participer à la guerre. Il va peindre et dessiner toutes les personnes qu'il rencontrera. Finalement, on a ici un témoignage d'humanité en plein coeur du conflit. Ces traces de bienveillance, voilà ce qui m'intéresse le plus...
Une nouvelle association, lancée en décembre dernier et à laquelle vous participez, tente d'établir un regard croisé sur ce conflit...
T. Q. - L'Espace national histoire et mémoires guerre d'Algérie réunit un public d'origines variées - témoins des deux camps, historiens, enseignants, artistes... - et promeut la recherche et la transmission d'une histoire objective. Cette nouvelle association n'entend pas se substituer aux autres, mais se donne pour vocation d'être un lieu de réflexion et d'échanges rassemblant les différentes mémoires de la guerre d'Algérie. En somme, fournir un portail par rapport à la guerre d'Algérie. Nous recueillons des témoignages, des archives, et rendons compte du travail de production historique, mémoriel et de ses débouchés dans le monde artistique. Le travail que j'avais mené avec Benjamin Stora [Algérie, 1954-1962 : lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre, Les Arènes, 2012] allait déjà un peu dans ce sens. Cet ouvrage d'historiens, mais à destination du grand public, avait touché beaucoup de monde. Croisant les regards, sans parti pris, il rendait compte, au travers d'archives et de témoignages, des trajectoires et des parcours individuels. Ce livre fédérait.
La parole se libère-t-elle aussi du côté algérien ?
T. Q. - Au même titre qu'en France, mais de manière différente. Beaucoup d'anciens moudjahidin écrivent leurs témoignages. Les maisons d'édition algériennes, très actives, ont permis de diffuser de nombreux récits d'anciens combattants. Par contre, les historiens algériens rencontrent encore des difficultés pour traiter cette masse de sources. Il y a aussi des problèmes de fonctionnement au sein de l'Université, mais on voit cependant émerger une école historique algérienne.
A-t-on encore beaucoup de choses à apprendre sur la guerre d'Algérie ?
T. Q. - Assurément. Il reste encore des masses d'archives et de thématiques à traiter. Je crois qu'il y a encore beaucoup de choses à dire - par exemple, sur la répression, avec l'usage des mines ou l'emploi du napalm... Une dimension nouvelle, monographique, apparaît : retracer « comment ça s'est passé à tel endroit » ; mettre au jour les interactions et les conflits qui se jouaient dans telle ou telle localité. Je me penche actuellement sur le travail du fils d'un sous-préfet alors en poste en Algérie qui, grâce aux archives de son père, est en train de retisser, dans un roman historique, le fils des événements. Car tout n'a pas été dit. L'histoire du conflit n'a ni livré tous ses secrets ni toutes ses polémiques... L'historien peut encore traiter la guerre d'Algérie de plusieurs manières : un axe de recherche à explorer est celui des temporalités : la guerre d'Algérie, c'est le temps court, huit ans. Mais c'est également une longue histoire, cent trente-deux ans d'occupation française, qui mérite d'être révisée - notamment la période de la conquête. Toute cette période de présence coloniale en Algérie est importante à traiter et ne nous a pas encore livré tous ses secrets...
Propos recueillis par Guillaume Malaurie et Éric Pincas
daté avril 2018
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