Par Jean-Maurice Ripert, Ambassadeur de France, vice-président de l'Association Française pour les Nations-Unies.
Il faut dépasser la querelle des mots en prononçant ceux qui apaisent, des deux côtés. Le président français a commencé le 16 octobre dernier, c'était nécessaire mais sans doute insuffisant.
130 ans d'une colonisation très dure et une terrible guerre d'indépendance rendent le chemin de la réconciliation complexe et long. Raison de plus pour entreprendre au plus vite ce voyage que le coeur et la raison commandent. Et auparavant, de prendre le temps de regarder en face les questions qui fâchent.
Pourquoi Paris et Alger n'arrivent-ils pas à se mettre d'accord sur le récit du passé ?
Tout d'abord, parce que c'est infiniment difficile, s'agissant d'évènements encore inscrits dans les chairs de millions d'Algériens et de Français. Une "sale guerre" a conduit à la fin d'une colonisation très dure. Des centaines de milliers d'Algériens sont morts, dont près de la moitié de civils. Des millions de personnes ont été incarcérées, des milliers blessées, torturées, abandonnées. A Paris, les massacres du 17 octobre 1961 attestent du refus par le pouvoir de toute contestation de la guerre. Dès 1961, l'Organisation de l'Armée secrète (OAS) sème la terreur en Algérie et en France contre ceux qui veulent la décolonisation et la paix. Dans le même temps, à l'aube de l'indépendance, des dizaines de milliers de "Harkis" sont assassinés, des milliers de "Pieds Noirs" aussi, qui ne quittent pas le pays à temps. Les rapatriés sont mal accueillis en métropole, négligés. Le pouvoir et le peuple français veulent oublier au plus vite la défaite et donc leur histoire. Ils se rappellent à nous lors des échéances électorales. Cela pèse sur la parole des autorités et freine les gestes de réconciliation.
Ensuite, il est clair que le "récit national" algérien s'est construit depuis des décennies autour de cette mémoire. Il appelle à une reconnaissance de la responsabilité des dirigeants français dans les "crimes de guerre et les crimes contre l'humanité pendant les 130 ans de l'occupation de l'Algérie" selon les termes d'un ministre algérien. Et donc à réparation. Cette rhétorique remobilise une société qui met en cause le modèle de développement économique et social auquel s'accroche le pouvoir en place. Le président actuel, Abdelmadjid Tebboune, a chaussé les bottes de ses prédécesseurs face à la montée du mécontentement populaire, attesté par le mouvement "Hirak" qui dénonce l'inefficacité et à la corruption de l'"État profond" algérien.
Enfin, l'Algérie fait face à une relative perte d'influence dans le monde, qu'elle assume mal et qui conduit le pouvoir à focaliser l'attention de son peuple sur les tensions avec la France plutôt que sur ses propres responsabilités. Dans les années 70 et 80, l'Algérie était le fer de lance du "groupe des 77" à l'ONU, menant le combat contre les pays développés et pour un "nouvel ordre international plus juste et équitable". Sortie d'une guerre d'indépendance victorieuse, assise sur d'énormes ressources gazières, il s'agissait de mettre fin à la présence des ex-puissances coloniales sur le continent africain. Cette stratégie a fait long feu.
La guerre civile menée par Alger contre le Groupe Islamique Armé (GIA) fait des milliers de morts dans les années 90, obligeant le pouvoir à coopérer avec le monde occidental (dont la France) pour lutter contre le terrorisme et faire oublier sa propre responsabilité dans la dégradation de la situation économique et sociale de la population, ferment de l'Islam radical. Dans les années 2000, le président Bouteflika assiste impuissant à la montée des "printemps arabes", accroché à son pouvoir, ne comprenant rien à l'appel des peuples à la démocratie. Aujourd'hui, la remise en cause de la mondialisation s'accompagne d'un retour à un nationalisme exacerbé sur tous les continents. Les "récits nationaux" sont réécrits, qui souvent font la part belle à la lutte contre les ennemis extérieurs, présents et passés. L'Algérie ne fait pas exception.
La stratégie du Président de la République, faite
d'initiatives mémorielles et de passes d'armes
est-elle efficace ?
Il est indispensable de faire face à notre passé, sans peur de la vérité et, ce faisant, d'ouvrir la possibilité de reconstruire une relation confiante et durable. Tout en restant fermes sur nos valeurs et nos intérêts.
Contrairement aux pays anglo-saxons, la France refuse toute "repentance", qui lui semble trop religieuse. Elle tarde aussi à reconnaître la responsabilité de l'État face à des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité. En atteste le traitement des questions de la collaboration, de la spoliation des biens des Juifs français, des essais nucléaires en Algérie ou dans le Pacifique, ou encore du génocide au Rwanda. Jacques Chirac innove en reconnaissant en 1995 la "responsabilité de l'État français" dans la déportation des Juifs français et étrangers pendant l'occupation, mais il n'est nulle question de demande de pardon. S'agissant du génocide rwandais de 1994, l'évolution est encore plus lente, puisqu'il faut attendre mai 2021 pour qu'Emmanuel Macron reconnaisse la "responsabilité politique" de la France.
Concernant l'Algérie, les présidents Chirac et Sarkozy refusent toute ouverture : le premier fait adopter en 2005 une loi sur les rapatriés mentionnant les "bienfaits de la colonisation", le second dénonce en 2007 la repentance, cette "mode exécrable" à laquelle on doit "tourner le dos". François Hollande reconnaît la "sanglante répression" de 1961 mais c'est cette année 2021 seulement qu'un premier pas très significatif est fait. Les autorités se recueillent à la mémoire des victimes des massacres de 1961 à Paris et le Président publie un communiqué dans lequel il qualifie les "crimes commis cette nuit-là (...) d'inexcusables pour la République". Il mentionne le préfet de police, reconnaissant par là même une forme de responsabilité de l'État.
Mais il rappelle en même temps que la guerre d'Algérie a provoqué "un cortège de crimes commis de tous côtés" et que la reconnaissance des responsabilités est due "à toutes celles et ceux (...) qui ont été meurtris dans leur chair et dans leur âme". Il dénonce également - en des termes qui heurtent la quasi-totalité des Algériens - la "rente mémorielle" sur laquelle s'appuie Alger.
Les différends entre Paris et Alger
sont-ils insurmontables ?
Ils seront surmontés bien sûr. Le rapport remis en janvier 2021 au président Macron par l'historien Benjamin Stora esquisse de premières pistes pour y parvenir. Il a certes été jugé "trop français" par les cercles les plus durs du pouvoir algérien. Mais il a le mérite d'exister. La commission "mémoire et vérité" qu'il suggère de créer permettrait d'avancer à la fois sur les questions mémorielles et sur la définition d'un "agenda positif" franco-algérien.
Car il faut avancer ensemble sur les dossiers qui "encombrent" la relation bilatérale : migrations, terrorisme, climat, marchés de l'énergie, Libye, Sahara Occidental, Afrique subsaharienne, etc. Sur tous ces sujets, Alger et Paris ont fondamentalement un intérêt commun à faire converger leurs objectifs et à agir ensemble, face à l'influence croissante de pays qui ne partagent ni nos intérêts ni nos valeurs.
Il faut aussi dépasser la querelle des mots en prononçant ceux qui apaisent, des deux côtés. Le président français a commencé le 16 octobre dernier : c'était nécessaire mais sans doute insuffisant. De son côté, le président Tabboune, doit dire clairement qu'il est d'accord pour travailler avec nous sur les questions mémorielles. Des progrès seront possibles dès lors qu'il y aura rencontre entre les deux volontés. Les questions touchant aux victimes, aux disparus, aux cimetières, aux familles, aux archives et aux commémorations sont cruciales. Paris doit le comprendre et accepter d'y travailler en priorité.
Enfin, il faut bien sûr se concentrer sur les projets positifs de coopération parce que c'est l'avenir qui intéresse la jeunesse des deux pays. La présidence française de l'Union européenne offre à Paris l'occasion de mobiliser ses partenaires pour traduire concrètement cette priorité stratégique pour les Européens que représente le Maghreb et en particulier l'Algérie. Là encore, le rapport Stora ouvre des pistes intéressantes.
Tout processus de réconciliation, entre personnes, peuples ou États, suppose un accord pour y oeuvrer en commun. S'agissant de l'Algérie et de la France, il est clair que nous n'en sommes pas encore en capacité de trouver la "juste mémoire" (selon la belle expression de Paul Ricoeur), qui permettra, seule, de contribuer à la reprise d'un dialogue confiant et d'une coopération respectueuse et donc fructueuse. Avancer par petits pas, avec détermination, avec constance, en "donnant du temps au temps", tel est le chemin.
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