Sous la plume de l’historien Fabrice Riceputi et d’autres, la mémoire de Paul Teitgen est très souvent évoquée depuis quelques semaines. Paul Teitgen, c’est l’histoire d’un grand commis de l’État qui avait dit non à la torture en Algérie. Il est décédé en 1991 dans le plus strict anonymat à Colombe-lès-Vesoul.
Parce qu’il avait connu lui-même la torture, l’internement et l’arbitraire pendant la guerre, Paul Teitgen a dit non. Devenu secrétaire général de la préfecture d’Alger, il a refusé, en son nom, de cautionner ce qui était en train de se mettre en place en Algérie.
La figure de Paul Teitgen apparaît en filigrane dans toute l’histoire des « événements » d’Algérie. Cet habitant du village d’Essernay, près de Colombe-lès-Vesoul, n’a jamais voulu être un héros. Il est d’ailleurs décédé en Haute-Saône en toute discrétion sans jamais avoir réellement fait parler de lui. Et pourtant le personnage continue à fasciner. On retrouve forcément son nom au moment où Emmanuel Macron reconnaît l’implication de l’État français dans le meurtre de Maurice Audin. Plusieurs articles s’intéressent de très près au personnage. Un sculpteur a même voulu prendre au mot l’auteur de « L’art français de la guerre », Alexis Jenni, qui a écrit : « Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais élever une statue à Paul Teitgen ».
Fabrice Riceputi, l’historien bisontin, a consacré plusieurs articles à ce personnage étonnant, aussi discret que charismatique. « Et puis aussi plein d’humour et formidable orateur, comme le disait Pierre Vidal-Naquet, son grand ami. Mais c’est surtout son geste qui est admirable. Il a refusé de cautionner la torture, il a dit non. Et travailler sur Paul Teitgen donne un éclairage essentiel sur l’enchaînement des faits et la folie collective qui s’est alors emparée de l’État. Son témoignage décrit comment on a organisé la torture ».
Lui-même ancien déporté, il n’a pas pu fermer les yeux
Paul Teitgen était né à Colombe-lès-Vesoul, mais il a grandi à Nancy dans une famille de démocrates chrétiens. Dès 1940, d’ailleurs, son propre père Henri et son frère Pierre Henri (plusieurs fois ministre de la IVe République) se sont engagés comme lui dans la Résistance au nom des valeurs de la famille. Ils ont d’ailleurs été déportés tous les trois. Paul Teitgen a, de plus, subi les interrogatoires et la torture avant d’être envoyé au Struthof puis à Dachau dans un état épouvantable.
Et c’est seulement 13 ans après qu’il se retrouvera secrétaire général de la police à Alger. Très vite, il met en place un système de contrôle des prisonniers faits par l’armée mais se rend vite compte qu’on lui ment. C’est alors qu’il choisit de démissionner, se rendant compte qu’il est en train d’échouer dans sa mission. Il était impossible pour lui, qui avait subi le pire quelques années auparavant, de cautionner les mêmes méthodes au niveau de responsabilités où il était parvenu. Il est alors devenu la bête noire de l’armée qui lui promettait le pire. Il a été renvoyé à Paris avec toute sa famille puis à Brasília pour qu’il y soit oublié.
Les crevettes Bigeard évoquées par Paul Teitgen
Paul Teitgen n’a jamais refusé de témoigner même s’il n’a jamais cherché à le faire. Il est par la suite entré au Conseil d’État où il a terminé sa carrière.
« C’est le seul haut fonctionnaire qui ait dénoncé les crimes de l’Armée française en Algérie », résume Fabrice Riceputi. « On sait aujourd’hui grâce à lui que Maurice Audin a été assassiné. Et il n’y a pas une rue en France qui porte son nom. Ce serait quand même la moindre des choses. Et peut-être en Haute-Saône d’ailleurs, ce département qu’il aimait tant ».
Paul Teitgen, le fonctionnaire, originaire
de Haute-Saône, qui a refusé la torture en Algérie
Il est le seul haut-fonctionnaire a avoir dit "non" à la torture en Algérie en 1957. Paul Teitgen, a grandi en Haute-Saône. C'est d'ailleurs là aussi qu'il repose dans le petit cimetière de Colombe-les-Vesoul. Si son nom ne vous est pas connu, il mérite pourtant d'être inscrit dans les manuels. Voici son histoire racontée par l'historien Fabrice Riceputi, qui a consacré plusieurs articles à Paul Teitgen et travaille sur la guerre d'Algérie. Il a créé le site 1000autres.org, qui répertorie les personnes enlevées, détenues clandestinement, torturées et parfois assassinées par l'armée française - des Maurice Audin par milliers.
Ebauche de mémorial pour Paul Teitgen
et tous les disparus d’Algérie
Par Michaël Duperrin, photographe et écrivain
Torturé par la Gestapo, puis déporté à Dachau, cet ancien résistant fut nommé secrétaire général de la préfecture d’Alger en 1957. Il démissionna pour protester contre les actes de torture pratiqués par l’armée française. Mort en 1991, il aurait eu 100 ans le mercredi 6 février 2019.
Tribune. Le 6 février 1919 naissait Paul Teitgen. On l’aurait oublié si Alexis Jenni n’avait écrit, dans l’Art français de la guerre : «Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais [lui] élever une statue, […] une belle statue en bronze.» Teitgen était secrétaire général de la préfecture d’Alger en 1957, durant la bataille d’Alger. A l’époque, les bombes du FLN tuaient leur lot quotidien de civils, et il pleuvait des morts, les «Crevettes Bigeard», indépendantistes jetés à la mer d’un hélicoptère, les pieds pris dans le béton. Teitgen découvrit que l’armée, dotée des «pouvoirs spéciaux» par le Parlement, avait systématisé le recours à la torture pour faire parler la population et démanteler le réseau FLN. Près de 24 000 Arabes d’Alger furent arrêtés et soumis à un «interrogatoire approfondi» ; Teitgen recensa parmi eux 3 024 disparus. Tenant de la légalité républicaine, ancien résistant torturé par la Gestapo et à Dachau, il jugeait la torture déshonorante pour la France et dégradante pour tous. Il fit cette chose simple mais hautement symbolique : il demanda aux militaires de signer une assignation à résidence pour chaque personne arrêtée, et ce qu’il était advenu de chaque disparu. Les réponses restaient évasives, et son action ne changeait rien. Teitgen démissionna. Mais l’important était là : affirmer que ces vies comptaient, et demander des comptes pour les disparus. Ces actes de Paul Teitgen ne sont pas héroïques. Ils n’en sont peut-être que plus importants, non entachés de l’éclat suspect de la gloire. Il n’y a là qu’une exigence humaine de justice.
Faudrait-il prendre au pied de la lettre la proposition d’Alexis Jenni ? Près de soixante ans après, la mémoire de la guerre d’Algérie reste douloureuse et conflictuelle. Les blessures des groupes concernés (pieds-noirs, harkis, Algériens immigrés, appelés), souvent silencieuses, n’en continuent pas moins d’avoir des effets. Comme, plus largement, la plaie du colonial a des effets dans le corps social. Si la figure de Paul Teitgen paraît inattaquable, ses actes peuvent-ils fédérer les multiples protagonistes de la guerre d’Algérie ? On pressent déjà le reproche : «Ce ne sont pas les seuls disparus.» Il y a les dizaines d’Européens tombés sous les balles françaises lors d’une manifestation rue d’Isly à Alger le 26 mars 1962, les victimes des attentats de l’OAS comme du FLN, les dizaines de milliers de harkis assassinés à l’indépendance, les civils européens disparus durant le conflit et jusqu’après l’indépendance, comme le 5 juillet 1962 à Oran, mais aussi bien plus tôt, les «enfumades», par l’armée française, en 1844-1845, de centaines d’hommes, femmes, vieillards et enfants retranchés dans des grottes. Et le 1,5 million de morts indigènes, les expropriations, exactions, brimades et humiliations permanentes durant cent trente-deux ans d’Algérie coloniale.
Sans doute faudrait-il une statue dédiée à tous ces disparus. Elle ne serait pas en bronze, matériau trop chargé d’héroïsme viril. Sa forme, sobre, dirait à la fois la justesse de Paul Teitgen, la douleur de chacun et l’hommage rendu aux disparus. J’imagine ceci : une plaque verticale, dans laquelle serait découpée la silhouette en creux de Paul Teitgen et, à l’intérieur de celle-ci, une trame grillagée composée de 3 024 cases, autant que de disparus de la bataille d’Alger, 3 024 cases qui vaudraient aussi bien pour tous les morts de l’Algérie coloniale, qui diraient à la fois leur absence et la douleur des vivants. La sculpture serait en fer, matériau qui rouille et se décompose, comme tombent en poussière les souvenirs lorsqu’un jour ils cessent d’être traumatiques, de hanter les vivants et finissent par s’effacer de la mémoire transmise entre les générations. Dans les creux des 3 024 cases, chacun pourrait venir déposer sa peine, ses morts, ses disparus, sa nostalgie, sa honte, son remords, sa rancune, sa colère…
Ce mémorial pourrait être érigé à Colombe-lès-Vesoul, où Paul Teitgen est né. On pourrait rêver que cette sculpture soit aussi installée sur le port de Marseille, qui a vu débarquer tous les acteurs de la guerre d’Algérie. Poussons le rêve plus loin encore, et imaginons qu’elle ait son double exact sur l’autre rive, à Alger. Il faudrait pour cela que les pouvoirs politiques acceptent, au moins un temps, de cesser d’instrumentaliser l’histoire à des fins partisanes et clientélistes, et de commémorer les Justes et les victimes, de quelque bord qu’ils soient. C’est aujourd’hui encore impossible, et c’est pourquoi il faut le demander… Et le faire.
Michaël Duperrin photographe et écrivain
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