Né en 1959 en Algérie, l’écrivain Christophe Léon revient dans « Baba ! » sur un épisode méconnu de la guerre d’indépendance : la déportation d’enfants vers ce que l’on appelait alors « la métropole ».
Auteur de dix romans et essais de littérature générale et de plus de cinquante romans pour la jeunesse, Christophe Léon est un écrivain prolifique. Avec Baba !, l’auteur pied-noir né en 1959 à Alger revisite la période de la guerre d’Algérie, qu’il a déjà abordée en littérature jeunesse avec La Guerre au bout du couloir (aux éditions Magnier) et adulte avec Palavas la Blanche (éditions du Rouergue).
S’il a quitté l’Algérie à l’âge de 3 ans avec ses parents lors de l’indépendance, son pays natal ne l’a jamais tout à fait quitté : « Le lien, bien que distant, a continué en France avec ce que m’ont raconté mes parents de l’Algérie qu’ils ont connue et où eux aussi sont nés. Une Algérie assez éloignée de la réalité, puisque vue par le filtre de leurs yeux et déformée par les événements qu’ils ont vécus. Ce n’est que plus tard, à l’âge adulte, que j’ai mieux cerné ce qu’est ce pays, en particulier en discutant avec Rachid Boudjedra lors d’une rencontre croisée en public que j’ai faite avec lui et du repas qui a suivi. »
Enfants « déportés »
L’Algérie qu’il raconte dans Baba !, c’est celle déchirée entre partisans de l’Algérie française qui se rassemblent à Alger le 11 novembre 1960 et les Algériens qui manifestent pour leur indépendance un mois plus tard, en décembre. Lors de ces deux événements, la jeune Fatima perd tout. Pendant le premier, son père disparaît ; durant le deuxième, elle est arrachée à sa mère et à son petit frère Raïd. Légèrement blessée par balle, elle est hospitalisée dans ce qu’on appelait alors la métropole.
CES DÉRIVES DUES AUX GUERRES TOUCHENT TOUS LES RÉGIMES POLITIQUES, MÊME CEUX DITS DÉMOCRATIQUES
« J’ai découvert dans un documentaire l’histoire de ces enfants “déportés” à la suite d’une manifestation à Alger pendant la guerre. On peut aussi penser à l’action de Mme Massu auprès de l’enfance déshéritée d’Algérie à la même époque, en interrogeant ses réelles motivations [la femme du général Massu avait créé l’Association pour la formation de la jeunesse, qui prenait en charge les enfants des rues musulmans pour les transformer en « Français comme les autres », NDLR]. Une histoire qui m’était inconnue. »
Et de poursuivre : « J’avais déjà écrit deux livres jeunesse sur les enfants volés, en Argentine sous la junte militaire (Argentina, Argentina…, aux éditions Oskar) et à la Réunion de 1962 à 1982 (Les Mangues resteront vertes, paru chez Talents Hauts). Bien que cette tragédie n’ait touché qu’un petit nombre d’enfants, j’ai voulu en parler à ma manière dans une fiction qui est un livre pour les ados, mais qui peut aussi être lue par des adultes. »
L’ASSIMILATION EST UNE FORME DE COLONISATION DES ÂMES ET DES PERSONNES
« Les similitudes à travers le monde entre ce type d’exactions sont exemplaires, selon lui, des dérives dues aux guerres et touchent toutes les sociétés et tous les régimes politiques, même ceux dits démocratiques. Quel que soit le nombre de victimes, ce ne sont pas des “détails” de l’Histoire, comme a pu le prétendre un « ancien d’Algérie » reconverti dans la politique au sein d’un parti d’extrême-droite [le Français Jean-Marie Le Pen avait déclaré à propos des chambres à gaz lors d’un entretien en 1987 : « C’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale », NDLR], mais bien de « petites histoires » qui font l’Histoire à l’échelle humaine, la seule qui me semble être importante. »
Fatima, rebaptisée Fabienne
En France, Fatima est recueillie par les Chadois. Maurice, le mari, est écrasé par sa femme, Francette, qui impose que Fatima soit rebaptisée Fabienne. La jeune fille l’appelle froidement « Madame » et rêve de retourner chez elle, auprès des siens.
Cette assimilation forcée évoque symboliquement celle de l’Algérie : « L’assimilation est une forme de colonisation des âmes et des personnes. La France n’est pas un pays de “souche”, elle a été construite par “assemblage”, si je puis dire. Chacun y a apporté quelque chose — Espagnols, Italiens, Algériens… L’immigration est une chance, elle brasse et enrichit, apporte culture et richesse. Ce sont nos différences qui bâtissent nos ressemblances, et les discours actuels, la renaissance d’un racisme de circonstance, les amalgames et les contrevérités que portent sur la place publique certains “agitateurs” people surmédiatisés relèvent du domaine du fantasme pour les plus stupides ou de celui de la haine et de la manipulation pour les plus dangereux d’entre eux. »
Dans une sorte de Je t’aime moi non plus, la mère Chadois adopte une fille algérienne tout en se réjouissant ouvertement du récit des massacres d’Algériens le 17 octobre 1961. On ne peut pas s’empêcher de voir dans le choix de son prénom, Francette, le symbole des contradictions françaises vis-à-vis de l’Algérie. Ce que confirme Christophe Léon : « Francette n’a pas été choisie au hasard et a un rapport plus ou moins éloigné avec ma famille » – avant de préciser : « je n’en dirai pas plus ».
SEUL, LE RACISTE NE L’EST PLUS, OU BEAUCOUP MOINS
Elle élève Fatima à la dure et ne lui épargne pas son racisme : « Le racisme ne peut se développer, selon moi, que dans la marmite collective. L’on est raciste, du moins ouvertement, en groupe, à plusieurs. Individuellement, je suis presque certain que chacun doit se rendre compte que l’idée raciste est une sottise, ne serait-ce que par ce qu’il existe chez chacun d’entre nous un sentiment indépassable et qui se manifeste chez l’individu : l’empathie. Seul, le raciste ne l’est plus, ou beaucoup moins. D’autre part, sur une planète qui compte plus de sept milliards d’humains, il est difficile de ne pas être un étranger pour tous, non ? »
Dans Baba !, les temps s’enchevêtrent. On retrouve chez Christophe Léon les qualités de conteur qu’il prête au personnage du « baba » disparu. Il peut digresser sur des concours de cerfs-volants entre Fatima et Raïd, la façon dont son père se rasait la moustache ou buvait le thé, les railleries de sa mère à l’égard des femmes du voisinage, etc. Tous ces moments suspendent brièvement le récit et lui donnent plus de profondeur, comme un silence dans une partition met en relief les notes qui l’entourent et les charge en émotions. Ces « plaisirs minuscules » vécus en famille côtoient la grande Histoire.
« Une tache sur la mémoire collective des Français »
Une façon incarnée de parler de cette période à un public jeune, comme le fait encore insuffisamment l’école : « Les “événements” d’Algérie, devenus trop tardivement une guerre, sont me semble-t-il très peu traités dans les manuels scolaires. Les programmes d’histoire sont en outre tellement copieux que les classes de 3e arrivent au mois de juin sans que les enseignants aient eu le temps, en général, de traiter ce chapitre. Il est difficile pour un pays anciennement colonialiste d’admettre sa défaite et surtout la manière, en ce qui concerne l’Algérie, dont s’est comporté le gouvernement de l’époque : et pour les Français rapatriés et pour les harkis supplétifs abandonnés sur place et voués pour la plupart à la mort. »
Et de poursuivre : « D’autre part, ce qui s’est passé, des deux côtés, sur le sol algérien durant la guerre, est peu reluisant. Les défaites sont en général peu relayées dans l’histoire d’un pays ou elles le sont tardivement et sont mitées par le ressentiment. Il semblerait qu’on ait voulu effacer durant de longues années une période allant de 1954 à 1962, comme si ces huit années étaient une tache sur la mémoire collective des Français. »
Pour purger jusqu’au bout les passions négatives, Christophe Léon propose un geste symbolique : « Pour ce qui concerne les demandes d’excuses de l’Algérie à la France pour la colonisation et la guerre, il me semble que la France se grandirait à en faire. »
« Baba ! », de Christophe Léon, est paru aux éditions La joie de lire (155 pages, 13,90 €).
25 août 2021 à 09h08
Les commentaires récents