Charles Castéra, chez lui, devant l’Humanité consacrée à Maurice Audin, journal dans lequel il a raconté son expérience algérienne. © A.R
Ancien appelé de la guerre d’Algérie, Charles Castéra a été affecté près d’un an à la villa des Tourelles, utilisée par l’armée pour faire disparaître des prisonniers durant la bataille d’Alger. Il raconte.
Plus de 60 ans après les faits, l’évocation de sa guerre d’Algérie continue à briser la voix de l’Orthézien Charles Castéra. Cette guerre civile, cette lutte de l’ombre impitoyable entre partisans du FLN et parachutistes, l’appelé du contingent l’a en effet vécue depuis un lieu tristement célèbre : la Villa des Tourelles, maison cossue des hauteurs d’Alger, utilisée de l’aveu du général Paul Aussaresses comme centre d’interrogatoire par l’armée française.
Pour aller à Suez
À son incorporation en août 1955, le jeune employé agricole est alors loin de se douter de ce qui l’attend. Au contraire. «Je n’avais jamais quitté le Béarn, j’étais content de voir du pays», se souvient Charles Castéra. Il fait ses classes à Beni Messous, à l’ouest d’Alger. Versé dans l’intendance, l’appelé Castéra se laisse au bout de quelques mois tenter par une formation de « largueur » par avion, synonyme de stage à Pau. « On n’avait pas eu la moindre permission. Tous les Béarnais étaient partants ! Mais dans l’armée, on se fait vite piéger. » Et pour cause : le retour se transforme en un stage de saut à Philippeville. De livreur aéroporté, il s’agit désormais de devenir parachutiste.
Guère tenté, il essaie « de se faire oublier » dans un hôpital. Mais l’armée le retrouve. Pas le choix : il devient parachutiste breveté, servira un an à Philippeville, puis est transféré fin 1956 à Alger. « On était préparés pour aller à Suez. Heureusement, on n’a pas eu à partir. »
L’alternative lui vaudra quelques décennies de cauchemars. Charles Castéra est versé au 2e Bureau. « Je me suis retrouvé aux Tourelles comme chauffeur d’un capitaine. » D’emblée, l’atmosphère du lieu, une grande villa sans marquage militaire, le chiffonne. « On avait des consignes particulières : on pouvait s’habiller comme on voulait, on ne devait pas se faire remarquer afin d’éviter d’être repérés. Il fallait se déguiser, changer de nom. C’était... particulier. » Rapidement, « il devine qu’il se passe des choses ». «J’ai vu dans les caves un lieu... J’ai deviné que c’était une salle de torture : il y avait des tuyauteries, des suspensions...» Ses utilisateurs sont, eux, du genre patibulaire. « Il y avait un groupe de 6 sous-officiers, placés sous l’autorité du colonel Trinquier. Ils arrivaient d’Indochine et étaient très bien entraînés pour leur tâche. »
Séances nocturnes d’élimination
Six autres chauffeurs du contingent partagent alors son quotidien aux Tourelles. « Au camp d’El Biar, il y avait des milliers de gens internés, en attente d’une solution. Cette solution, c’était l’extermination », souffle-t-il, la voix cassée.
« C’était institué : tous les soirs, il y avait une séance. Les chauffeurs les prenaient en charge, les emmenaient sur le lieu d’extermination, un lieu éloigné d’Alger qu’ils appelaient « la forêt de Baïnem ». Ils partaient la nuit, revenaient le matin... Je ne les voyais pas beaucoup », raconte celui qui n’a « jamais » eu à accomplir ces convoyages. Et qui confesse avoir été « très affecté » par la situation. «Tout le monde savait, mais personne n’en parlait. C’était l’omerta», souffle celui qui n’a pas songé à déserter, malgré le dégoût. « C’était compliqué, on était sous le contrôle de l’armée.... Il fallait être éveillé politiquement pour l’envisager. »
Viols en réunion
Un jour, la villa voit débarquer un nouvel arrivant, un Algérien nommé « Babaye ». « Il avait une situation particulière : il était très attaché aux sous-officiers », commence celui qui a dû plusieurs fois transporter Babaye, en civil, dans les quartiers. Sans un mot sur ses projets. «Je suis sûr qu’il partait faire des repérages, que des gens disparaissaient ensuite. Une où deux fois, je l’ai semé parce que je sentais bien qu’il me prenait pour un con.»
Alors qu’il revient de mission, Babaye l’attend cependant un soir, dans la cour. « Il me dit, ‘on n’attendait plus que toi. Il y a des filles qui t’attendent’. Je l’ai suivi, sans trop comprendre », relate Charles Castéra. Devant une porte, Babaye reprend la parole. «Il me dit ‘Les autres sont passés avant toi, ne fait pas le timide’. La deuxième fille est pour moi, tu n’y touches pas.»
L’appelé ouvre la porte. « Quand je rentre, je vois cette fille couchée sur le dos, dans la pénombre. J’ai tout de suite compris qu’elle avait été violée plusieurs fois. Les copains étaient passés avant moi. À la vue de ce spectacle, j’étais horrifié », continue-t-il. « Elle ne pouvait pas s’échapper. Je me suis dit ‘ce grand salopard... Il ne va pas faire ça !’ J’ai touché le bras de cette femme, elle était froide, inanimée. Je me suis rétracté. Je suis sorti. Babaye m’attendait, il était très heureux. Il me demande si ça s’est très bien passé. Il m’a dit « tu m’attends là, c’est mon tour », se souvient Charles Castéra. « J’ai dû l’attendre. J’étais obligé, il avait pris mon arme. Je n’ai pas pu dormir de la nuit. Je me disais que je devrais le tuer, j’aurais dû le faire ! Mais j’ai réfléchi, je me suis dit que j’allais y passer, que tout le monde allait y passer. »
L’affaire Maurice Audin pour déclencheur
Charles Castéra a longtemps refoulé ses souvenirs. « J’en parlais très peu », reconnaît celui qui a notamment évité le sujet avec son épouse ou sa famille. Trop sensible, trop polémique. «Le sujet pouvait déchirer la famille. Mais en moi, cela a continué à fermenter», continue celui qui a finalement décidé de parler. Le déclic ? Les articles consacrés en février par «L’Humanité» à l’affaire Audin, ce mathématicien et militant communiste enlevé puis exécuté en juin 1957 par l’armée. Des faits reconnus officiellement le 13 septembre par le président Macron. « Quand j’ai vu ces articles, je me suis dit ‘cela n’a pu que se passer à la villa ! », raconte Charles Castéra, lui-même devenu « militant PCF depuis les années 1970 ». Il décide alors de contacter la veuve du mathématicien, Josette. « Cela a été un déclencheur pour parler », reconnaît-il.
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