Dans les années 1840, pour mater la révolte algérienne, l’armée française allume des feux à l’entrée des grottes où sont réfugiées les tribus rebelles. Dans le massif du Dahra, plus de 700 personnes meurent asphyxiées.
Le Le général Thomas-Robert Bugeaud « théorise » et généralise la pratique des « enfumades » lors de la conquête de l’Algérie. (MARY EVANS/SIPA)
Deux fois par mois, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique raconté par les journaux français.
« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, enfumez-les à outrance comme des renards. » En cette année 1845, l’Algérie est aux mains des officiers français. Cela fait quinze ans que les troupes du roi Charles X ont débarqué dans la baie d’Alger. Du jour où elles ont posé le pied à Sidi-Ferruch (aujourd’hui, Sidi-Fredj), la résistance des Algériens s’est organisée, emmenée, notamment, par l’émir Abd el-Kader. La France envoie un de ses « bons » éléments, le général Thomas-Robert Bugeaud pour mater la révolte.
Engagé dans l’armée napoléonienne à 20 ans, enrôlé dans les campagnes de Prusse et de Pologne, artisan de la répression des émeutes parisiennes d’avril 1834, l’homme est partisan d’une « domination absolue ». Il rafle tous les pouvoirs (gouverneur général de l’Algérie, commandement de l’armée, bâton de maréchal…), obtient un effectif de 90 000 soldats et promet « une grande invasion militaire, une invasion qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths… ».
L’adversaire, pour lui, « doit être chassé, détruit, traqué », écrit Benjamin Stora dans « Histoire de l’Algérie coloniale : 1830-1954 » (La Découverte). Colonnes mobiles de 6 000 à 7 000 hommes inspirées des guerres de Vendée, destruction des douars, confiscations des terres, pillage des récoltes et du bétail… et « enfumades ». La technique consiste à asphyxier des tribus entières, hommes, femmes, enfants et vieillards réfugiés dans des grottes en allumant des feux à l’entrée.
C’est le colonel Eugène Cavaignac qui inaugure la pratique en juin 1844 en asphyxiant plusieurs centaines de Sbéhas qui ont trouvé refuge dans des cavernes sur la rive gauche du Chélif. Mais c’est le maréchal Bugeaud qui la « théorise » et la généralise avec sa fameuse déclaration :
« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, enfumez-les à outrance comme des renards. »
Dans le nord-ouest, dans le massif du Dahra, la vallée du Chélif et l’Ouarsenis, la résistance s’organise autour du cheikh Bou Maza. Les colonels Aimable Pélissier et Achille de Saint-Arnaud traquent les insurgés avec 4 000 hommes. Ils ne tardent pas à appliquer les préceptes de Bugeaud. Le 18 juin 1845, Pélissier allume un brasier à l’entrée des grottes de Ghar-el-Frechih, où s’est réfugiée la tribu des Ouled-Riah, alliée à Bou Maza. Le lendemain matin, à l’aube, on retrouve 760 cadavres, selon un membre de l’état-major de Pélissier, hommes et femmes, de tous âges, morts asphyxiés. Commentaire du maréchal Bugeaud :
« C’est une cruelle extrémité, mais il fallait un exemple terrible qui jetât la terreur parmi ces fanatiques et turbulents montagnards. »
La nouvelle, d’abord relatée dans un journal uniquement publié en Algérie, « l’Akhbar », va peu à peu provoquer l’indignation de l’autre côté de la Méditerranée. Au début, la presse est relativement mesurée. Le « Journal des débats politiques et littéraires », fondé pendant la Révolution française, reprend le récit de « l’Abkhar » sans s’offusquer outre mesure. Le 2 juillet, il résume l’affaire en 22 lignes :
« Les colonels Pélissier, de Saint-Arnaud et l’Amirault, qui opèrent en ce moment dans le Darha, au nord d’Orléansville, ont fait simultanément de nombreuses et importantes razzias […]. M. le colonel Pélissier a eu affaire aux Oulad-Dria [Ouled-Riah, NDLR], qui s’étaient réfugiés dans des cavernes où il était impossible de songer à les attaquer ; mais comme on les y tenait bloqués, ces insoumis parlementèrent et consentirent à capituler, pourvu que le camp français fût porté au loin. Le colonel, comme on peut le penser, refusa de souscrire à une pareille condition ; les [Ouled-Riah] de leur côté refusèrent de sortir. Pour les décider à se rendre sans condition, on alluma de grands feux à l’entrée des cavernes qu’ils occupaient. »
Le 11 juillet, le quotidien se montre un peu plus ému par le sort des victimes mais continue de justifier la décision de l’armée d’Afrique :
« Il vient d’arriver dans le Dahra un de ces événements qui contristent profondément ceux qui en ont été témoins, même lorsqu’ils en ont compris l’affreuse nécessité et qu’ils ont le droit de proclamer que rien n’a été négligé de tout ce qui pouvait prévenir une catastrophe. […] On fabriqua quelques fascines que l’on enflamma et que l’on jeta ensuite devant l’entrée des grottes. Après cette démonstration faite pour montrer à ces gens qu’on pouvait tous les asphyxier dans leurs cavernes, le colonel [Pélissier] leur fit jeter des lettres où on leur offrait la vue et la liberté s’ils consentaient à rendre leurs armes et leurs chevaux. […] On recommença à jeter des fascines enflammées ; alors un grand tumulte s’éleva dans ces grottes : on sut plus tard qu’on y délibérait sur le parti à prendre […]. Le colonel Pélissier, voulant sauver ce qui restait dans les grottes, leur envoya des Arabes pour les exhorter à se rendre […]. Quelques femmes, qui ne partageaient pas le fanatisme sauvage de ces malheureux, essayèrent de s’enfuir ; mais leurs parents et leurs maris firent eux-mêmes feu sur elles pour les empêcher de se soustraire au martyre qu’ils avaient résolu de souffrir. Une dernière fois M. le colonel Pélissier fit suspendre le jet des fagots pour envoyer dans les cavernes un parlementaire français : celui-ci, accueilli par une fusillade, dut se retirer sans avoir rempli sa mission. […] On rendit au feu toute son intensité : pendant longtemps les cris des malheureux que la fumée allait étouffer retentirent douloureusement à nos oreilles ; puis on n’entendit plus rien que le pétillement des bois verts qui formaient les fascines. Ce silence funèbre en disait assez. On entra : cinq cents cadavres étaient étendus çà et là dans les cavernes. On envoya visiter les grottes et sauver ceux qui respiraient encore ; on ne put en retirer que cent cinquante, dont une partie mourut à l’ambulance […]. »
Le même jour, la « Gazette du Languedoc », quotidien monarchiste et légitimiste, publié à Toulouse, suggère… d’autres moyens de mater la révolte :
« Il nous semble qu’il y avait plus d’un moyen de dompter la résistance de l’ennemi, et qu’il était possible de le bloquer pour le prendre par famine, ou pour fusiller tout ce qui aurait tenté de fuir. Le moyen préféré rappelle trop les fâcheux souvenirs de l’incendie allumé autour du château de la Pénissière [mise à feu d’un refuge de Vendéens par les Orléanistes, lors de la révolte légitimiste de 1832, NDLR] et ne pourra que donner lieu à ces déclamations qu’il est si pénible d’entendre dans la bouche des Anglais, des ravageurs de l’Inde [concurrents de la France dans la conquête coloniale au XIXe siècle et dénonciateurs des « enfumades » du Dahra, NDLR]. »
L’indignation monte. « Le Constitutionnel », quotidien soutenu par les libéraux et les bonapartistes, évoque « l’horreur qu’inspire une telle façon de faire la guerre » et publie une lettre d’un des officiers envoyés en Algérie par le gouvernement espagnol pour étudier les opérations de l’armée française en Afrique et qui a été publiée dans le journal « Heraldo » édité à Madrid :
« On ne saurait décrire la violence du feu. La flamme s’élevait au haut du Kantara, élevé de 60 varas environ (la vara a un mètre de longueur), et de l’une à l’autre, d’épaisses colonnes de fumée tourbillonnaient […]. Rien ne pouvait donner une idée de l’horrible spectacle que provoquait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer, et le sang leur sortait par la bouche. Mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle, gisant au milieu des débris de moutons, de sacs de fèves […]. Malgré tous les efforts des officiers, on ne pût empêcher les soldats de s’emparer de tous ces objets, de chercher les bijoux et d’emporter les burnous tout sanglants. »
C’est un tollé en Europe. La presse française devient quasi unanime à dénoncer les « enfumades » du Dahra. « Le Siècle », quotidien libéral et monarchiste, où écrit Honoré de Balsac, évoque « un événement affreux dont le souvenir ne s’effacera point, aussi longtemps qui vivra celui de notre conquête ». « L’Echo Rochelais », une feuille d’annonces commerciales, judiciaires et d’avis divers, stigmatise un « honteux épisode » et « un acte de froide cruauté ». « Le Commerce » s’insurge :
« Nous devons espérer que la polémique engagée sur l’exécution des grottes du Dahra ne restera pas stérile. Il est impossible que l’indignation, que cette déplorable affaire a soulevée en France, n’ait pas eu de retentissement en Algérie. […] Il est temps que le sentiment de la moralité publique éclatât. La guerre a en effet pris en Algérie, sous les ordres du maréchal Bugeaud, un caractère de dévastation qui la domine tout entière. C’est un système de destruction, qui s’applique à tout, aux arbres, aux récoltes, aux maisons, aux bestiaux, aux hommes, et dont l’horrible exécution du Dahra a été la dernière et la plus saisissante expression. Qu’une guerre comme celle de l’Algérie conduise accidentellement à l’emploi de moyens dont on n’oserait pas se servir dans une guerre européenne, on peut le concevoir à la rigueur. Mais qu’on érige l’extermination en système, qu’on l’applique indistinctement à tout ce qui est animé ou inanimé, qu’on ne recule pas devant les extrémités les plus sanglantes, qu’on se croit permis de tout faire pour vaincre, voilà ce que nous devons repousser au nom de l’humanité, de la civilisation, de l’honneur national. »
Le gouvernement est contraint de réagir. Une commission d’enquête parlementaire présidée par Tocqueville conclut que la violence et l’autoritarisme de Bugeaud allaient ruiner l’avenir de l’Algérie, puisque, constate-t-elle, « nous avons dépassé en barbarie les barbares que nous voulions civiliser » (« Dictionnaire de la France coloniale », Flammarion, 2007). Le ministre de la Guerre, le maréchal Jean-de-Dieu Soult, doit se justifier devant la Chambre des députés :
« Toutes les fois qu’un accident, un malheur imprévu se produit, même pendant la guerre, le sentiment doit porter naturellement à en gémir […]. Un des plus honorables officiers de l’armée d’Afrique, le colonel Pélissier, dont je ferai toujours l’éloge, s’est retrouvé dans une situation des plus pénibles et des plus embarrassantes. Il avait à soumettre des révoltés qui, quelques jours auparavant, avaient lâchement assassiné nos soldats […]. J’avoue que si je m’étais trouvé dans la même situation, j’aurais peut-être fait quelque chose de très sévère, car il ne faut pas perdre de vue que les militaires commandés par le colonel Pélissier étaient les mêmes qui, en 1842, avaient vu leurs camarades mutilés de la manière la plus cruelle. Pensez-vous que, dans une telle situation, les hommes soient capables d’assez de générosité pour oublier les offenses passées ? Nous avons trop souvent le tort, nous autres Français, d’exagérer les faits, de les amplifier, sans tenir compte des circonstances qui les font sortir du cercle habituel. En Europe, un pareil fait serait affreux ; en Algérie, il trouve son explication, et vous n’imposerez jamais à un officier l’obligation de ne pas rendre les offenses qu’il a reçues. »
Un an après l’affaire, le 10 juin 1846, alors que la Chambre discute des crédits extraordinaires de l’Algérie, Alphonse de Lamartine condamne à nouveau les « enfumades » du Dahra. Une voix s’élève dans l’hémicycle : « La guerre est la guerre. » Le député, poète et dramaturge répond :
« Oui, sans doute, il y a guerre et guerre, il y a une guerre qui peut être permise à des peuplades sauvages, mais qui n’est point permise au général d’un peuple civilisé. La guerre de chacal qu’on appelle razzia est faite pour faire rougir un pays civilisé. »
Mais pendant que la polémique agite la métropole, les exactions et les « enfumades » continuent de l’autre côté de la Méditerranée. En août 1845, le colonel de Saint-Arnaud asphyxie des Sbéhas qui ont trouvé refuge dans une autre grotte du massif et s’en félicite dans sa correspondance :
« Je fais hermétiquement boucher les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. […] Il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français… Ma conscience ne me reproche rien. J’ai pris l’Afrique en dégoût. »
En novembre 1849, le général Emile Herbillon massacre les insurgés de l’oasis de Zaâtcha. En janvier 1850, le colonel François de Canrobert met le feu à Nara, dans les Aurès…
Les responsables des « enfumades » de Dahra, Pélissier et Bugeaud, finiront leur vie avec les honneurs de la France. Le premier obtient le bâton de maréchal de France, le titre de duc de Malakoff, enchaîne les postes sous le Second Empire, avant d’être nommé gouverneur général d’Algérie, où il meurt d’embolie cérébrale en 1864. Le second meurt, lui, en 1849, du choléra, dans un hôtel particulier du quai Voltaire, à Paris. Un siècle plus tard, en 1962, à l’indépendance de l’Algérie, la statue du maréchal Bugeaud, qui trônait place d’Isly (devenue place de l’Emir-Abdelkader), dans le centre d’Alger, sera rapatriée en France puis installée à Excideuil, en Dordogne, la ville dont il a été maire pendant cinq ans. Elle n’a pas bougé de place depuis.
https://www.nouvelobs.com/histoire/20191215.OBS22355/femmes-et-enfants-asphyxies-le-scandale-des-enfumades-du-dahra-pendant-la-conquete-de-l-algerie.html
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