Alors que la libre consultation des archives avait été conquise de haute lutte, y compris sur les sujets sensibles, leur accès est désormais rendu incertain par de nouvelles dispositions restrictive.
Cette année est celle du 60e anniversaire du massacre colonial et raciste par la police parisienne de manifestants algériens, le 17 octobre 1961 à Paris. J’ai raconté dans un livre bientôt réédité (1) comment ce crime d’État fut longtemps nié et occulté. Et quels combats mena Jean-Luc Einaudi pour qu’il soit connu et reconnu. Le moindre ne fut pas d’obtenir l’accès aux archives policières et judiciaires relatives à la guerre d’Algérie. Elles étaient alors verrouillées par une loi votée en 1979, dont l’un des ministres signataires n’était autre que Maurice Papon, qui avait dirigé la répression en 1961.
Au nom de la « sûreté de l’État », il fallait attendre jusqu’à cent ans pour les consulter, et seuls des historiens bien disposés à l’égard du pouvoir se voyaient accorder une précieuse « dérogation ». Pour faire l’histoire de l’affaire Fernand Iveton et celle du 17 octobre 1961, Einaudi dut s’en passer. Deux archivistes, Brigitte Lainé et Philippe Grand, osèrent dire en 1999 dans un prétoire face à Papon que les archives interdites au chercheur prouvaient que la police avait bien commis un massacre. Ils le payèrent d’une longue persécution professionnelle.
L’ouverture des archives fut une revendication majeure à la fin des années 1990. Depuis lors, on croyait cette bataille globalement gagnée. La dernière loi sur les archives, en 2008, avait raccourci le délai de communication de la plupart des archives à cinquante ans, les dérogations étaient accordées en bien plus grand nombre. L’historiographie de la guerre d’Algérie avança ainsi à grands pas.
Or cette relative liberté d’accès durement acquise vient d’être gravement remise en cause. Fin 2019, les chercheurs ont vu avec stupéfaction les millions de documents tamponnés « secret » depuis 1940 et jusqu’alors librement consultables être interdits de communication, au nom de la protection du « secret-défense » et dans l’attente de leur « déclassification », au bon vouloir des administrations concernées. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), dépendant du Premier ministre, avait en effet brusquement décidé d’appliquer avec zèle une instruction prise en 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
Devant le tollé provoqué par cette mesure illégale qui interrompait net de nombreuses recherches, sous la menace d’un recours au Conseil d’État, le gouvernement vient de légiférer. Fait révélateur de la paranoïa sécuritaire ambiante, l’accès aux archives publiques est désormais défini à l’article 19 d’une loi sur « la prévention d’actes de terrorisme et (le) renseignement ». Est présenté comme une « avancée » ce qui n’est qu’un retour au libre accès aux documents « secret-défense » après cinquante ans, déjà prévu par la loi de 2008. Mais des « exceptions » lourdes de conséquences, sont prévues. Des archivistes, des historiens et l’Association Josette-et-Maurice-Audin dénoncent en effet « une refermeture massive des archives de renseignement » : « Rien ne permet de garantir qu’il soit toujours possible demain de travailler sur les archives de la DST ayant permis de retrouver et de juger les collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale, sur les archives des réseaux de renseignement et les services secrets de la France libre […], les archives des tristement célèbres “détachements opérationnels de protection” chargés, au cours de la guerre d’Algérie, d’interroger les prisonniers […] . La recherche sur des pans entiers, et essentiels, de notre histoire contemporaine est gravement menacée (2). »
Ces dispositions, déjà adoptées par les députés le 2 juin, laissent libre cours à l’arbitraire de la raison d’État. À moins que le Sénat ne tienne compte de l’avis très sévère pour le gouvernement que le rapporteur du Conseil d’État a rendu le 16 juin, il faudra donc ajouter à la liste des reculs démocratiques opérés sous Emmanuel Macron une grave restriction supplémentaire à un droit des citoyens : celui de savoir ce que l’État a fait en leur nom.
Par Fabrice Riceputi Historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent. Il est aussi coanimateur de Histoirecoloniale.net et de 1000autres.org
(1)Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961. Précédé d’« Une passion décoloniale » par Edwy Plenel, préface de Gilles Manceron, Le Passager clandestin, septembre 2021.
(2) Communiqué de presse des associations ayant déposé un recours devant le Conseil d’État, 4 juin 2021.
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