L'Express publie des extraits de Carnets secrets de la guerre d'Algérie, de Jacques Duquesne. Journaliste à La Croix, pendant la guerre d'Algérie, il a noté dans des carnets, ses réflexions, ses impressions, ses rencontres avec les Algériens de tout bord.
Les parachutistes du colonel Bigeard interrogent, le 14 mars 1957, un homme soupçonné d'avoir commis des attentats, pendant la guerre d'Algérie.
AFP/J. Grevin
Un conflit tabou
[Extraits] Le 1er novembre 1954, une poignée de militants nationalistes, partisans de l'action directe, déclenche la "Toussaint sanglante". Une trentaine d'attentats commis à travers tout le territoire algérien. [...] Une organisation jusque-là inconnue, le Front de libération nationale (FLN) revendique ces opérations. [...] Un an plus tard, la stratégie de terreur du FLN porte ses fruits. La répression aveugle, destinée à briser la rébellion, le refus obstiné de toute réforme par les Européens d'Algérie, ont poussé des milliers d'Algériens à rejoindre le maquis. [...] Pour les contrer, la France bat le rappel des troupes: près de 400.000 appelés sont mobilisés pour quadriller le bled, en appui des paras et des légionnaires chargés de poursuivre les fellagas. La "sale guerre" a commencé. Mais il ne faut pas employer le terme. Officiellement, on parle d'opérations de "pacification". Ces cartes postales que l'on distribue aux "troufions", pour qu'ils les envoient à leurs familles, en témoignent: l'armée est là pour assurer la protection des populations, soigner, éduquer...Jacques Duquesne
Torturée par les paras
[Extraits] Ce document a-t-il besoin d'un commentaire? Sur 42 pages dactylo- graphiées, une jeune femme algéroise, mère d'une petite fille, raconte, en termes simples et précis, les quarante-trois jours de détention et de torture qu'elle a subis à l'école Sarrouy, rue Montpensier, près de la casbah, un établissement transformé par les paras en "centre d'interrogatoire" durant la bataille d'Alger. Elle est ensuite transférée à Ben Aknoun, dans la banlieue de la ville, où avait existé un camp pour les soldats américains, en 1943. Son récit est un témoignage de première main sur le fonctionnement d'un de ces camps "noirs", dans lesquels on parquait les suspects en toute illégalité.Jacques Duquesne
"Je demandai à téléphoner chez moi afin que ma famille pût s'occuper de mon enfant. Le mot "téléphone" fit sourire mes gardiens: "Tu en verras un dans un moment."
Sur le palier étroit qui reliait deux classes j'attendais, assise, l'interrogatoire: réfléchissant en fixant mes ongles, je vis à mes pieds, sur le carrelage, quelques gouttes de sang séché.
La porte vitrée d'une classe s'ouvrit. On dit: "Faites-la entrer." Quatre hommes debout, torse nu, en cuissette et pieds nus, s'affairaient dans la pièce. Au milieu, un grand tableau noir recouvert de photos, dates, articles découpés. Je reconnais les visages de patriotes arrêtés déjà vus dans la presse. Tout en bas, le portrait de Hassiba (morte avec Ali la Pointe sous les décombres d'une maison de la casbah), souligné d'un grand point d'interrogation. L'un des hommes, le lieutenant Schmidt, grand brun, à lunettes, d'environ 35 ans, se tenait debout derrière une longue table; il entra directement dans le vif du sujet: "Voilà, il y a ici quelques lignes sur vous, très courtes, mais précises. Vous allez nous éclairer, si vous le voulez bien". On me fit asseoir. Schmidt lut.
Le lieutenant Fleutiot (taille moyenne, visage triangulaire, légèrement chauve et l'oeil bleu exorbité) fit remarquer d'une voix doucereuse, comme s'il parlait en ma faveur, qu'en effet le passage était fort court. Devant leurs accusations, mon expression étonnée ne les dérouta pas. Elle sembla au contraire les décider à employer d'autres procédés... Schmidt fit un petit signe aux deux hommes, dans mon dos. Aussitôt, on me fit lever. L'un d'eux, petit, mince, aux traits réguliers, blond avec d'immenses yeux bleus, saisit ma main droite: il plaça un fil électrique autour du petit doigt. J'étais interdite: jamais je n'aurais cru en venir si vite à la torture.
Il s'assit sur un tabouret et, un magnéto sur les genoux, m'envoya les premières décharges électriques. Froidement, les deux lieutenants suivaient l'opération. Les premières secousses furent telles que je tombai à terre en hurlant. Je vis dans un brouillard des visages de paras collés aux vitres de la porte: aux premiers cris, ils s'écartèrent vivement.
Dans un coin, un civil était assis, Babouche (mouchard bien connu dans la casbah. A d'ailleurs été châtié mortellement). Je l'avais pris en entrant, bien qu'assez gras, pour un détenu. Il répétait: "Laissez-moi faire, avec moi elle parlera vite. Je m'occuperai d'elle avec un grand plaisir". Il semblait vouloir montrer son zèle.
Le para blond continuait à m'envoyer des décharges, à terre. Fleutiot ordonna qu'on me relevât. Le quatrième para, trapu, au front bas, au crâne rasé, me remit sur pieds, et tandis qu'il me tenait un bras, je recevais le courant sans qu'il parût lui-même le ressentir à mon contact. Schmidt dirigeait l'"interrogatoire". D'un signe de la main, il ordonnait aux bourreaux de poursuivre ou de "stopper", reprenant toujours la même question: "Connais-tu ce RS?"
La douleur, indescriptible, que le courant causait dans mon corps me faisait hurler. Je souffrais, en plus, de ne pouvoir maîtriser mes membres, secoués par les décharges. Je me tournai vers l'homme qui tenait la magnéto, car de lui provenait directement la douleur. "Ce n'est pas la peine, dit-il, tu ne m'attendriras pas". Ses yeux brillaient étrangement. Il travaillait en souriant légèrement. Son visage est de ceux que l'on ne peut oublier - visage de cauchemar.
Je tombai plusieurs fois et continuai à nier en m'expliquant. Enfin, Schmidt ordonna qu'on m'ôte les fils électriques de la main et du pied. "Votre alibi tient. Vous pouvez avoir soigné RS dans les services de l'hôpital; en effet, il a été hospitalisé un temps. Mais vous pourriez tout aussi bien l'avoir connu autrement. Venez". Il m'entraîna au fond de la pièce, s'assit à mes côtés; un rideau nous dissimulait. J'entendis alors un homme entrer; on lui posa plusieurs questions à mon sujet. Les réponses de l'homme tendaient toutes à m'accabler".
un appelé témoigne
L'auteur de ces lettres est un appelé, sous-officier en poste à Sétif puis à Bougie, dans le Constantinois, à l'est de l'Algérie. Ce qu'il voit, ce qu'il vit, il le raconte d'une manière précise et alerte. On sent que c'est quelqu'un qui a, comme on dit, "fait des études", ce qui est loin d'être le cas de tous les appelés qui l'entourent. [...] En me replongeant dans son récit, je me suis dit qu'il valait aussi bien qu'un livre d'histoire sur l'Algérie coloniale.Jacques Duquesne
"Entre Bône et Sétif, par Constantine, j'ai vu des fermes construites en pierre et couvertes de tuiles comme chez nous; ces fermes étaient électrifiées, mais cette forme d'habitation n'appartient qu'à des Européens. Or, à côté d'une ferme européenne, qui a toujours accès à une route et dont l'électrification (d'une seule ferme parfois et même souvent) a nécessité jusqu'à 20 ou 40 km de ligne, à côté de cela, en arrière-plan, à 500 ou 600 mètres de la route, tu trouves un village arabe uniquement construit en terre aux toits de chaume et très rarement électrifié. Je sais que beaucoup de raisons sont données par les gens d'ici pour expliquer ce phénomène, notamment la saleté et la fainéantise des Arabes, mais quand même... Lorsque les rebelles ont coupé tous les poteaux électriques entre Bône et Constantine (j'ai eu le temps d'observer les dégâts puisque nous avons mis vingt-quatre heures pour faire 300 km), ils n'ont pas porté préjudice à la population arabe.
Depuis que je suis ici, je ne me rappelle pas avoir entendu désigner les habitants du pays autrement que par "bougnoules" ou "ratons". Or, j'ai longuement discuté avec le clergé de Sétif qui m'a parlé des "moukères" qui étaient à son service. Je t'assure que le père Diridalou (si c'est son nom exact) n'a rien exagéré en nous parlant de l'Algérie.
Dimanche soir, vers 16 heures, une patrouille ramenait un "rebelle", ou du moins un suspect de cacher des armes; il avait bien 40 ans et son visage indiquait qu'il avait reçu force coups de poing et coups de pied, il en avait perdu la moitié de ses joues et il avait peine à se tenir sur ses jambes. La jeep qui le transportait était à peine entrée dans la cour du quartier qu'un essaim de plus de 1.500 troufions se précipitait d'abord en curieux, puis rapidement en ennemis acharnés vers le fameux fellaga. Devant la fureur des rappelés, un lieutenant est intervenu en disant: "Il ne vous a rien fait, alors éloignez-vous!" Le lieutenant a failli se faire tuer, et comme la jeep repartait vers la gendarmerie, les plus acharnés se sont précipités avec des fils de fer barbelés en main pour arranger un peu mieux la tête de l'Arabe... Face à cela, sur le fait, il est impossible d'intervenir, les lois de la foule sont terribles."
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