Le procès des Fleurs du Mal est considéré comme un événement majeur dans la vie de Charles Baudelaire, « un affront » qui, d'après Pierre Jean Jouve, aurait « précipité l'affect angoissé du poète dans un tourment continuel ».
Tout commence en juin 1857. Baudelaire publie Les Fleurs du Mal, fruit d’un travail de plus de quinze ans, chez Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise. Les réactions ne se font pas attendre. Dès le 4 juillet, Lanier, dépositaire parisien de l'éditeur, s’alarme : « Le bruit se répand beaucoup, surtout dans la haute société, que Les Fleurs du Mal vont être saisis. » Dans Le Figaro du lendemain, en première page, Gustave Bourdin publie un article assassin à propos du recueil. Le 7 juillet, un rapport est présenté au ministre de l’Intérieur par la direction générale de la Sûreté publique qui considère Les Fleurs du Mal comme « un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale ». Le même jour, l’attention du procureur général est attirée par le ministre de l’Intérieur sur ce livre dont plusieurs pièces « paraissent enfermer le délit d’outrage à la morale publique ».
Le poète, lui, ne croit pas au procès. Le 9 juillet, il écrit à Mme Aupick, sa mère, une lettre apaisante. Pourtant, la machine judiciaire se met en marche.
Le 16 juillet, plusieurs exemplaires des Fleurs du Mal sont saisis à Alençon pour, d’après le mot de Baudelaire, « nourrir le Cerbère Justice ». Le 17, le procureur général annonce qu’il a requis une information contre Charles Baudelaire et ses éditeurs Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise, ainsi que la saisie de tous les exemplaires du livre.
Les choses s’enveniment : le poète est interrogé pendant trois heures par Camusat-Busserolles, le juge d’instruction en charge du dossier. Bien que Baudelaire le trouve « bienveillant », celui-ci renvoie l’affaire devant la fameuse sixième chambre de police correctionnelle du tribunal de la Seine où le substitut du procureur, Ernest Pinard, celui-là même qui avait requis sans succès contre Madame Bovary, représente le ministère public. Treize poèmes sont retenus pour offense à la morale publique et aux bonnes mœurs, et offense à la moralité religieuse, délits prévus par les articles 1 et 8 de la loi du 17 mai 1819 : « Le Reniement de saint Pierre », « Abel et Caïn », « Les Litanies de Satan », « Le Vin de l’assassin », « Les Bijoux », « Sed non satiata », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Le Beau Navire », « À une mendiante rousse », « Lesbos », les deux « Femmes damnées » comptées pour une pièce, « Les Métamorphoses du Vampire ».
« Il me manque une femme »
Le 27 juillet, comme il n’a pas encore choisi son avocat, Baudelaire écrit à sa mère pour l’informer qu’on lui conseille de prendre « un avocat célèbre et en bonnes relations avec le ministère d’État, Me Chaix d’Est-Ange par exemple ». C’est de Me Chaix d’Est-Ange père qu’il s’agit. Mais celui-ci est sur le point d’être nommé procureur général impérial : il confie l’affaire à son fils, Gustave, qui, malheureusement, n’a ni son expérience (il n’a que vingt-cinq ans), ni son talent. Pour appuyer sa cause, Baudelaire décide de solliciter Mme Sabatier. La maîtresse de l’industriel belge Alfred Mosselman a des relations. Le poète la connaît bien puisqu’il fréquente, depuis des années, le salon littéraire qu’elle tient au 4, rue Frochot, un salon qui réunit également Flaubert, Gautier, les Goncourt, Feydeau, Du Camp et bien d’autres. Celle qu'on surnomme « La Présidente » est bouleversée d’apprendre que deux des poèmes que Baudelaire lui a dédiés (« Tout entière » et « À celle qui est trop gaie ») sont sur le point d’être interdits. Elle ne trouve pas déplacé que le poète, après lui avoir déclaré sa flamme, lui demande d'intervenir en sa faveur : « J’ai vu mes juges jeudi dernier. Je ne dirai pas qu’ils ne sont pas beaux ; ils sont abominablement laids ; et leur âme doit ressembler à leur visage. Flaubert avait pour lui l’impératrice. Il me manque une femme. Et la pensée bizarre que peut-être vous pourriez, par des relations et des canaux, peut-être compliqués, faire arriver un mot sensé à une de ces grosses cervelles, s’est emparée de moi, il y a quelques jours. L’audience est pour après-demain jeudi. Les monstres se nomment : Président : Dupaty ; Procureur impérial : Pinard (redoutable) ; Juges : Delesvaux, De Ponton d’Amécourt, Macquart ; 6e chambre correctionnelle. » Malheureusement pour lui, les démarches de Mme Sabatier n’aboutiront pas.
Convaincu de son innocence, Baudelaire réunit des documents pour le dossier de la défense et prépare, à l’instar de Flaubert lors de son procès, un mémoire à l’intention de son avocat, qui s’achève sur ce cri d’indignation : « Qu’est-ce que c’est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne tend à rien moins qu’à créer des Conspirateurs même dans l’ordre si tranquille des rêveurs ? »
Il imprime aussi une plaquette de 33 pages intitulée Article justificatifs pour Charles Baudelaire auteur des Fleurs du Mal. Elle comprend l’article d’Édouard Thierry publié le 14 juillet dans Le Moniteur, celui de Frédéric Dulamon, publié le 23 juillet dans Le Présent, celui de Barbey d’Aurevilly destiné au Pays, et celui de Charles Asselineau proposé à La Revue française – ces deux derniers articles n’ayant pu paraître.
Le 14 août, ayant eu connaissance des poursuites engagées contre Baudelaire, Flaubert s’indigne. Lui qui a déjà subi les foudres de Pinard sait à quel point l’épreuve sera pénible pour le poète : « Je viens d’apprendre que vous êtes poursuivi à cause de votre volume (...). Ceci est du nouveau : poursuivre un livre de vers ! Jusqu’à présent, la magistrature laissait la poésie fort tranquille. Je suis grandement indigné. »
À l'audience
Le jeudi 20 août 1857, Baudelaire se présente au Palais de justice. Parmi ses juges, il en est deux qui étaient déjà présents lors du procès de Madame Bovary : Dupaty et Nacquart. Le « redoutable » Pinard, est bien là, prêt à l’attaque. Avant l’audience, Baudelaire a tenu à le rencontrer dans son cabinet pour lui exprimer sa stupéfaction, et lui exposer sa théorie artistique. Sans être convaincu par les arguments de sa « victime », Pinard s’est rendu compte qu’il s’agit d’un « être tourmenté et d’une sincérité absolue ». Les juges commencent par interroger le poète qui se défend comme il peut d’avoir voulu attenter aux bonnes mœurs et à la religion. Dans son réquisitoire, le substitut Pinard exhorte le tribunal à condamner « le réalisme » des Fleurs du Mal ; il insiste sur l'offense à la morale publique plutôt que sur l'offense à la morale religieuse : « Réagissez par un jugement (…) contre cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire comme si le délit d’offense à la morale publique était abrogé et comme si cette morale n’existait pas. »
La plaidoirie de Me Chaix d’Est-Ange n'est pas brillante. L’avocat se contente des notes de son client. Il déclare que Baudelaire peint le vice mais en le montrant odieux pour le rendre détestable, et que « l’affirmation du mal n’en est pas la criminelle approbation ». Il soutient que les vrais sentiments du poète sont exprimés dans « Bénédiction » et que, avant son client, nombre d’auteurs ont publié des textes immoraux sans être inquiétés.
La séance est levée. Le jugement est rendu le jour même. Le tribunal y considère qu’en ce qui concerne l’offense à la morale religieuse, la prévention n’est pas établie, mais qu’en ce qui touche la morale publique et les bonnes mœurs, il y a lieu à condamnation. Baudelaire écope de 300 francs d’amende, Poulet-Malassis et de Broise de 100 francs d’amende chacun. En outre, le tribunal ordonne la suppression de six poèmes des Fleurs du Mal : « Les Bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », l’une des « Femmes damnées », « Lesbos » et « Les Métamorphoses du Vampire ».
Choc et réhabilitation
Baudelaire sort meurtri de ce procès qu'il considère comme un affront. Le 30, Victor Hugo lui écrit de Hauteville-House pour lui remonter le moral : « Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles (…) Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale ; c’est là une couronne de plus. Je vous serre la main, poète. » Doit-il faire appel ? On le lui déconseille. Mais 300 francs d’amende, c’est beaucoup. Il demande donc une remise d'amende. Le 20 janvier 1858, celle-ci est ramenée de 300 francs à 50 francs, « le condamné témoignant du repentir », selon une note de la division criminelle. Aussitôt, l'éditeur Poulet-Malassis mutile Les Fleurs du Mal et en supprime les poèmes condamnés. Quoique publiés en Belgique en 1864 puis en 1866 sous le titre Les Épaves, ils resteront interdits de publication en France jusqu’au 31 mai 1949, date de l’arrêt d’annulation rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation suite au pourvoi présenté le 22 octobre 1946 par la Société des gens de lettres sur la base de la loi du 25 septembre 1946... Belle revanche posthume pour le poète dissident !
Le moudjahid Si Salah Mekacher, officier et secrétaire général du PC de la Wilaya III historique, s’est éteint en mars dernier, mois où le cessez-le-feu a été signé et proclamé il y a 59 ans. Il s’en va rejoindre ses centaines de milliers de ses compagnons rappelés par Dieu le Tout-Puissant en son Vaste Paradis.
Rares sont les hommes comme si Salah qui ont un aussi long et exceptionnel parcours et un aussi prestigieux et grand palmarès, que ça soit dans ses faits d’armes, que dans sa vie civile. Il était l’homme brave qui incarnait la sagesse et inspirait le respect.
Si Salah est né le 15 décembre 1932 et a grandi à la haute ville de Tizi Ouzou dans une famille modeste.
Il fréquenta l’école indigène Jeanmaire, la seule école pour tous les enfants de toute la haute ville. Rares étaient ceux qui pouvaient terminer leur scolarité et accéder au collège. Certains ont poursuivi leur carrière dans l’enseignement et l’éducation, c’est le cas entre autres de Ali Hammoutène, son aîné d’une quinzaine d’années. Il est devenu instituteur puis inspecteur et directeur adjoint des centres sociaux chers à l’ethnologue Germaine Tillion. Il fut assassiné en compagnie de cinq de ses collègues un 15 mars 1962. Il est l’auteur d’un livre Les réflexions sur la guerre d’Algérie. Si Salah ne ratait jamais l’occasion de lui rendre hommage et d’apporter ses témoignages lors des commémorations sur sa tombe au cimetière de M’douha.
Si Salah, après l’école primaire et avant de rejoindre le collège de Tizi Ouzou, a été élève à la médersa d’Alger, il avait comme camarades de sa génération, son cousin Mohamed Baidi, Moh Arezki Haddadou, Rabah Stambouli et d’autres plus jeunes, Akli Zemirli, Rabah Achour. C’était le souhait de son père que de rejoindre ce temple du savoir. Il fut conseillé par un de ses amis, Mohamed Belhadj, originaire de la haute ville, fils du quartier Tabnalith, né en 1886, qui fut successivement élève, enseignant, proviseur et directeur de la medersa de Sidi Abderrahmane d’Alger. Il était aussi un des précepteurs du roi du Maroc, Mohammed V. Mohamed Belhadj érudit peu connu par les siens, Si Salah ne l’a jamais oublié. Il alla souvent se recueillir sur sa tombe au cimetière M’douha où il repose en paix.
Si Salah accéda au collège moderne, après ses réussites successives et passages d’année en année, il dut quitter la classe de terminale suite à l’appel du FLN le 19 mai 1956. Il est enrôlé dans la cellule de fidai dirigée par Amar Boukhalfi dit Amar Charlot. Il rejoint l’ALN avec ses compagnons le 2 octobre 1957. Ils étaient nombreux à abandonner leurs études, car, disaient-ils, «nous ne ferons pas de meilleurs cadavres avec des diplômes». Si Salah me relata cet événement historique où mon frère Akli, son cadet, quitta le même jour que lui et tant d’autres élèves les bancs du lycée. Ce fut aussi Si Salah Mekacher qui, un demi- siècle après, lut la Fatiha et fit l’oraison funèbre sur la nouvelle tombe de mon frère dont les restes furent déplacés et enterrés au carré familial du cimetière M’douha
Si Salah avait comme camarades de sa génération, enfants de la haute ville qui allaient poursuivre leurs études supérieures et rejoindre le maquis, le capitaine Mustapha Nouri et le lieutenant Moh Arezki Haddadou, tous deux n’ont pas eu de chance, ils furent victimes de la purge dite «la bleuîte». Quant à Moh Cherrak, capturé, après avoir été interrogé, il fut libéré 3 jours après.
Il rejoignit son poste à la Wilaya IV. Si Salah, dans un de ses livres, relate les circonstances de sa libération, des autres prisonniers et celle de son ancien camarade du lycée Mitiche Mohand Arab, dit Moh Djerdjar, dont la réputation est légendaire au sein de la population de Tizi Ouzou et le fameux lieutenant Si Ahmed Dekli, grand moudjahid originaire de notre quartier de Zellal. Le 18 octobre 1958, à l’occasion d’un rassemblement, le colonel Amirouche annonça la libération de tous les prisonniers (voir les récits poignants dans les livres de Si Salah).
Le parcours de Si Salah dans sa vie sociale, politique, militaire, professionnelle est riche, intéressant, parsemé d’embûches et plein de rebondissements lui qui échappa à plusieurs reprises à la mort.
Si Salah avait plusieurs membres de sa famille maquisards, fidaïs et Moussebiline. Si Mohamed Moh Ouali Mekacher fut le premier de ses cousins paternels à rejoindre le maquis, infirmier de l’ALN, il fut un grand moudjahid. Il faisait partie du service de santé du secteur de Redjaouna. Blessé, il séjourna pendant trois mois dans le refuge d’Imaghissen, propriété de la famille révolutionnaire les Asma à Redjaouna Techt. Faisant partie du même secteur, il n’a jamais su que son jeune cousin Akli venait de tomber au champ d’honneur, c’était au mois de février 1957. Si Moh Ouali Mekacher tomba au champ d’honneur quelques mois après son cousin Akli.
Un autre cousin de Si Salah, son aîné d’une quinzaine d’années, El Hadj Omar Mekacher, le doyen des maquisards de la famille, «un infirmier de premier plan qui organisa le service de santé en Zone 4 au djebel Sidi Ali Bounab, il sera fait prisonnier. Après l’indépendance, il occupa des postes de direction dans plusieurs hôpitaux du pays, il décéda l’année 1972 juste avant sa nomination de directeur de l’hôpital Sidi Beloua.
Que les proches et cousins que je n’ai pas mentionnés ne m’en veulent pas. Ils sont tellement nombreux qu’il m’est difficile de tous les citer. Je me ferai un devoir et un honneur de le faire ultérieurement avec leur permission, en prenant exemple et en me référant à des écrits et des témoignages de ceux qui ont survécu, en particulier celui du cousin Si Ahmed Mekacher qui a été toujours discret, humble, simple, modeste, humain et généreux. Lui qui a survécu à ses multiples blessures, criblé de balles au niveau de son bras, avant-bras, coude et poitrine.
Si Ahmed avait à peine 17 ans quand il a suivi son grand frère Mohamed au maquis. Fait prisonnier, il se sauva du camp militaire de Hasnaoua, de nouveau il fut capturé et interné dans la prison de Ksar Tir (Sétif), sinistre camp de concentration pendant 4 ans et demi. Il fut libéré le 18 avril 1962. Comme tous ses cousins moudjahidine ou moussebeline, après l’indépendance, il fut cadre de la santé, il dirigea la clinique Sebihi avant de prendre sa retraite. A l’instar de son cousin Si Salah, si Ahmed Mekacher constitue un témoin vivant de la Révolution armée.
Il vit entouré de l’affection de sa famille et de l’estime de ses cousins.
Parallèlement à l’école primaire, Si Salah fréquenta l’école coranique puis l’école Echabiba de Lala Saïda, il avait parmi ses camarades son cousin Ramdane Baidi, il écrivait que c’est «ensemble que nous avions étrenné nos tenues de scouts de jeune louveteaux». Monté au maquis, il organisa le service de santé dans la région de Beni Douala. Il tomba au champ d’honneur.
Un quatrième cousin de si Salah Ouramdane Redjaouni, étudiant en mathématiques à Alger, rejoignit le maquis suite à la grève et se consacra au service de santé. Il est mort lors d’un accrochage en compagnie de la moudjahida Raymond Peyschard. Si Salah, par devoir de mémoire, les a ressuscités de l’oubli dans lequel ils étaient plongés.
Sous l’impulsion de Si Salah par ses écrits et l’initiative des membres de l’association des Scouts musulmans algériens du groupe El Hillal de Tizi Ouzou à la tête, le cousin de si Salah et le neveu Farid Mekacher font sortir de l’oubli les jeunes martyrs des différents quartiers de la haute ville de Tizi Ouzou en inscrivant leurs noms sur des plaques commémoratives. Que cette initiative se généralise au niveau des villages de la commune de l’APC de Tizi Ouzou.
Que les noms des nombreux héros de la ville de Tizi Ouzou, et ils sont nombreux, figurent sur les frontons des édifices et places publiques de la ville qui les a vu naître, grandi à l’instar des autres villes et communes.
Après l’indépendance, Si Salah a poursuivi son combat pour l’édification du pays meurtri. A l’instar de ses deux autres cousins, Omar et Ahmed, il choisit le secteur de la santé, il reprit ses études en s’inscrivant dans la prestigieuse école de formation des cadres de la santé de la ville de Rennes. Après une formation rigoureuse d’un haut niveau, il obtînt son diplôme de haut cadre administratif de la santé (voir ses chroniques hospitalières). Si Salah fut un exemple pour son militantisme, une référence pour ses écrits, un modèle pour son professionnalisme, un sage pour ses conseils, un brave pour son honnêteté, un altruiste pour son prochain.
Je ne peux oublier, jeune interne en médecine que j’étais, sa gentillesse, son accueil, sa simplicité quand j’ai eu un entretien avec lui, le seul conseil qu’il me prodigua : «Pense d’abord à la souffrance du patient,une fois soulagé, il te sera éternellement reconnaissant et tu auras la conscience tranquille et Dieu ne t’abandonnera jamais.»
Les années qui ont suivi l’indépendance, Si Salah s’est impliqué dans la gestion de sa ville natale Tizi Ouzou, il fut élu au poste de vice-président de l’APC pour un mandat.
Si Salah a accepté aussi d’être le représentant de sa région et de ses citoyens à l’Assemblée populaire nationale.
Si Salah Mekacher, le médersien, trilingue, parlant kabyle, arabe et français, officier de l’ALN, acteur et témoin de la Révolution et de l’Algérie indépendante, fut un écrivain et historien prolixe. Aucun officier de l’ALN n’a écrit autant de livres sur la Révolution algérienne.
Homme généreux et modeste, il voulait tracer son parcours et celui de ses frères de combat par l’écrit, car selon lui «l’écriture est le meilleur support pour fixer la mémoire, faire connaître l’ALN et son combat et faire savoir à quel prix nous avons arraché notre indépendance et quand vous rencontrez un moudjahid qui a survécu, il faut voir derrière lui 100 moudjahidine qui sont tombés au champ d’honneur» Par obligation de devoir, par honnêteté intellectuelle, citons les livres qu’il a rédigés et édités ces quinze dernières années.
Aux PC de la Wilaya III, de 1957 à 1962. Les Récits de la mémoire
Le service de presse de la wilaya III. Fureurs dans les djebels. Chroniques hospitalières. Les lendemains du cessez-le-feu : espoirs et désillusions. Les annales du maquis de la liberté. Plumes, écritoires et pages d’histoire.
Si Salah Mekacher originaire de la ville de Tizi Ouzou, de cette région héroïque de Kabylie, est un authentique fils de cette terre algérienne, un grand moudjahid de la première heure jusqu’à l’indépendance,un haut cadre de la santé, un écrivain acteur hors pair de l’histoire, un musulman pratiquant accompli. Ta famille, tes amis, tes compagnons d’armes sont fiers de toi.
Que Dieu le Tout-Puissant l’accueille en Son Vaste Paradis auprès des siens.
Jean Sénac ? Inconnu pour la plupart des bataillons. On ne résume pas un homme en quelques mots sans lui faire affront ; notons toutefois qu’il naquit en Algérie, d’une famille plus que modeste, et qu’il rallia la cause indépendantiste — quitte à sacrifier en chemin l’amitié et l’admiration qu’il portait au père qu’il n’avait pas eu, Albert Camus. Poète brillant, socialiste d’humeur anarchiste, chrétien mécréant, homosexuel, Sénac écrivait sur tout ce qu’il trouvait (tickets d’autobus ou papier toilette), gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. L’écrivain et réalisateur Éric Sarner raconte ici la vie de ce poète mystérieusement assassiné un été de 1973, dans la cave qu’il occupait, sans un sou et mis au ban, en pleine Algérie indépendante.
« Ce qui fait scandale… c’est sa sincérité. » Jean Renoir, à propos de Pier Paulo Pasolini
Jean Sénac, poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d’Alger, qui n’eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n’y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de la « guerre dans le cœur », et des lyrismes exorbitants.
« La fleur que je préfère, c’est le chardon », répond-il au questionnaire de Proust. Mais il est né à Beni-Saf, une cité bâtie à flanc de colline, un port de pêche à l’entrée d’une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. C’est l’Oranie. L’histoire de la ville est jeune, elle a commencé presque à la fin du XIXe siècle. À Beni-Saf, à Oran, on est venu de partout, de toutes les régions d’Algérie, du Rif comme du sud marocain et d’outre-mer, bien sûr, colons de peuplement arrivés par exténuation. Le grand-père maternel de Sénac est originaire de Catalogne et travaille à la mine de fer. Il y a la mère, Jeanne, Jeanne Coma ou Comma. Il n’y a pas de père. C’est peut-être un gitan. Jean est Jean Comma jusqu’à ce que le reconnaisse Edmond Sénac¹, éphémère époux de Jeanne et père-géniteur de Laurette, sa sœur. « Sénac » sera le nom officiel, que Jean portera un peu « comme un pseudonyme ». Bien sûr, l’énigme du nom restera, mais le déni semblera la recouvrir tantôt : Comment s’appelait-il ? « Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux pas que maman me le dise, ni tata Emma. Tonton est mort sans me le dire. Ça n’a aucune importance. Ça n’a jamais eu d’importance pour moi. »
« Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion. »
Nous sommes dans le roman familial. Celui-ci s’appelle Ébauche du père, magistral journal de la quête identitaire. Sénac a affirmé, dans un entretien radiophonique de 1958 que le roman ne l’attirait pas, mais peu après il commence Ébauche du père, sous-titré Pour en finir avec l’enfance. Roman ? Écriture de soi. Soi ouvert de toutes parts, connues ou inconnues. Soi comme espace en mouvements, en figures haletantes. « J’ai horreur de raconter méthodiquement une histoire. » Le père ? « Un Gitan violent violeur. » Le nom importe-t-il tant ? C’est la présence qui manque. Le vide prend tout le champ et crée le rêve de fusion. Jean voit le Père, indiscutablement beau, son contraire à la glace. « Qu’est-ce que tu as à tellement te regarder ? » dit la mère, un peu illuminée, bigote, superstitieuse. Et lui, dans le roman, répond qu’il a gardé son père sous sa peau, comme une invisible statue. Il le voit élégant et canaille, grand, pas comme lui, petit homme à la forte tête, et il lui prête « la tristesse désinvolte des héros de Lorca ». Surtout, il voit le « Père en Lieu de Beauté et de Terreur. Homme d’effraction et d’infraction… Beau comme le mal… Ange crapuleux… Absolument, auréolé de son crime, l’Être ».
« Il faudra que j’écrive ce soir des non-sens superbes qui me délivrent de mon mal. » Jean est le Bâtard, un titre dont la scandaleuse musique a l’air de l’enivrer en même temps qu’elle le terrorise. Le vivre en risque de Sénac commence là, si c’est possible. Dans la cour de l’école où il répète ce que sa mère lui a recommandé de dire : « Papa travaille aux Contributions Directes. Il est porteur de contraintes ». Il parle de Sénac, le père Sénac, de ses gros yeux, de sa moustache, de sa canne et de ses souliers vernis, mais le vrai père a une force autrement plus magique et même, dit-il mystérieusement, plus charnelle. Est-ce parce qu’il ressent l’invisible statue, la stature du Gitan en lui ? Jean Sénac, on dirait, a tout su, tout dit : « Quand on est Fils de ce Dieu, ou bien on est le Christ ou bien on est un monstre. » Et autant le Père porte une grâce sauvage qui fige le sang, autant Jean crève de honte.
« Le Mensonge, le Jeu, c’est à travers eux que j’ai vu le père alors. » Il ne l’a pas vu. Il s’est collé de la boue sur les yeux et a menti. Il n’a rien vu. Si, il a vu sa bâtardise dans le regard des autres, sa solitude, l’ébauche de sa monstruosité. Lorsqu’il rentre de l’école : « Mon fils ! Tu t’es battu avec quelqu’un ? » Il répond oui : avec QUELQU’UN. Un peu plus tard ou un peu avant, Jeanne, paraît-il, l’habille en fille. « Ce que je veux dire c’est la vie. J’admire les ruses du langage. Je veux dire le Vit du Père, ma force condamnée. » Oran était la ville de toutes les races. Tout le monde était là, l’Arabe, l’Espagnol, le Juif, le Français, le Berbère. Racistes tous l’étaient, selon Sénac. Les injures : « Sales ratons ! », « Troncs de figuiers ! », « Baise le chien sur la bouche jusqu’à ce que tu en aies obtenu ce que tu désires ! » Et la grand-mère disant : « Je vais te donner au méchant Arabe ! » El Moro malo. Car tous vivent dans ce décor si mystérieux où l’Arabe est incompréhensible, dans un décor qui lui colle mieux qu’à tous les autres. Et passent les nomades et les fruits rutilants et les pas des chevaux et les fusils fumants de la fantasia.
« Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. »
Si l’on veut suivre les allées et venues de Sénac, Ébauche du père est un guide où se succèdent l’avant, l’après, le pendant, l’impossible, le mystère et le rêve de l’homme et du poète. Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. L’Espagne d’abord, en antériorité. Ses racines sont espagnoles (comme chez Camus du côté maternel), catalanes sûrement — le grand-père dans la mine, gitanes peut-être, le père sauvage, comme sans patrie. Lorsqu’il pense à cela, c’est « comme une bouffée d’absinthe ». Il y a là quelque chose d’une puissante geste, d’une vibration éternellement triste et nerveuse au même instant. Pour Sénac, l’Espagne s’appellera aussi Federico Garcia Lorca.
La France est le pays de la langue. Il n’y a aura pas d’autres langues, en écriture, que celle du pays de France. De cette langue, il dit qu’elle est sa gloire et sa force, mais, dans le même temps, la maudit. Il s’en veut de ne pas connaître l’Arabe, se le reproche un moment (« en tant qu’intellectuel algérien »), puis la quarantaine passée renoncera à l’apprendre. Après tout, elle est sa gloire, sa force et même Kateb Yacine a eu ce mot : « Le français, un butin de guerre. » La France, ce sera aussi l’espace de la « métropole » : Paris, Gentilly, Marseille, Briançon, Chatillon-en-Diois… Et en dépit de telle accroche, de telle autre attache l’Algérie restera la mère. L’Algérie, « droite et frappée dans le soleil » n’est pas seulement nourricière, elle est significative des matins du monde, des naissances. Affectivement, politiquement, poétiquement, tous plans confondus. Il faudrait aussi dire un peu la méditerranéité, quelque chose qui s’attrape par l’enfance et surtout qui n’existe que par la Relation : les terres, les langues, les soupirs, les râles, les rives qui se relient par la mer, notre « maison ».
Cueva del Agua, la grotte de l’eau : « C’est un friselis d’écume à l’oreille, c’est le matin dans les oursins. C’est notre cabanon sur les roches au flanc de la falaise ». Enfance modeste de Jean. Edmond Sénac s’est sauvé, la mère Jeanne fait des ménages pour donner à son fils – et à sa cadette, Laure-Thérèse – un peu d’instruction. Elle donne beaucoup Jeanne et à Jean, peut-être donne-telle ce sens du battement de vie et de mort qui en Espagne s’appelle le duende. Elle croit, elle crie qu’elle croit, elle prie, elle invoque. Justement, l’ami Nacer Khodja notera plus tard : elle lui enseigne « qu’il est plusieurs, en dépit de multiples ghettos (raciaux, linguistiques, autres) intercommunautaires ». Dieu et les prières et les larmes au chemin de croix et la présence du ciel. Le jeune Sénac a tant de foi que certains jours, des stigmates pourraient lui pousser. À l’heure de dormir, la mère répète à haute voix : Con Dios me acuesto / Con Dios me levanto / Con la Virgen Maria / Y el Espiritu Santo (« Avec Dieu je me couche / Avec Dieu je me lève / Avec la Vierge Marie / Et avec l’Esprit Saint. »). Mais le voyant écrire, elle a peur.
Dans une lettre de 1945, Jeanne s’écrie : « J’ai la pleine certitude que ta mort viendra de là ». Lui assume et parle de mission. Et dans Ébauche du Père, il trouvera ces mots déchirants pour dire la si grande générosité maternelle, au point que : « C’est dans les cuivres, quelquefois, que j’ai vu mon visage arabe. Bien plus que dans ces images saintes que vous colliez au mur, ces images populaires… Maman, je vous aime, maman vous étiez païenne ! Que n’avez-vous pas été sans le savoir et le sachant ! Catholique, israélite, adventiste, musulmane et guèbre, adoratrice du soleil. Et parfois hindoue et libre- penseuse. Et cela sans le chercher, sans le savoir, du bout de l’âme, et chaque fois profondément… Quel maître vous étiez !… » Son maître formel est Char, Lorca son mentor de lyrisme et de refus des discriminations, ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine (avec ce dernier il entretiendra peu à peu une ressemblance physique : les yeux en amande, la couronne de cheveux autour de la calvitie, la barbe — qu’il appellera son maquis), Genet et Ginsberg, Cavafy et Whitman (René de Ceccatty fait remarquer la plus que proximité de forme et de ton entre Sénac et Whitman, et notamment dans certains poèmes politiques : « Je chante le corps électrique / Les armées de ceux que j’aime m’entourent et je les entoure » (Walt Whitman) ; « Je chante l’homme de transition /cœur abîmé, plaies /voyantes… » (Jean Sénac)
« Ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine, Genet et Ginsberg… »
Sénac écrit souvent sur un mode qui rappelle le chant d’amour arabe (ou bien berbère… Il aime les Chants berbères de Kabylie de Marguerite Taos Amrouche) ou encore ceux de Louise Labé. Il cite aussi Al Hallâj, poète mystique du IXe siècle, lit Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. En épigraphe au recueil « Désordres », son avant-dernier, il placera ce poème de Aboûl’-Hasan Soumnoûn (Xe siècle) : « Il y a en moi un tel désir de toi que si la pierre pouvait en supporter un pareil elle serait fendue comme par un feu violent » À vingt ans, installé à Bab-El-Oued à Alger, il se voit en Verlaine et fonde le Cercle artistique et littéraire Lélian. Il publie des poèmes et des chroniques, entre à l’Association des Ecrivains algériens, noue des relations et des amitiés qui compteront (Maisonseul, le peintre Sauveur Galliéro).
Sénac, bon dessinateur, a toujours été sensible aux arts plastiques et a même envisagé une formation aux Beaux-Arts. Dès 1945, visitant une exposition du peintre Pelayo, il parle de « Poépeintrie, synthèse intime des rapports impalpables de la poésie et de la peinture ». Bientôt, il fait le critique d’art pour la presse écrite, il y parle des peintres natifs d’Algérie et prend parti pour l’art abstrait. Il semble bien à ce moment (1947) que Sénac sache déjà qui il sera : un poète douloureux et déterminé (« Les exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l’existence »), un chrétien anarchiste (selon le mot de son ami Roblès), un homme vulnérable, car il faut aussi connaître la fragilité physique de Sénac, sa santé souvent déficiente. En juin 1947, du sanatorium de Rivet où il soigne une pleurésie, il a écrit à Albert Camus, déjà reconnu : L’Étranger est paru en 1942, La Peste au début de 1947. Depuis deux ans, Camus dirige une collection nommée « Espoir », chez Gallimard. La première lettre de Sénac est celle d’un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l’époque, mais les conseils qu’il lui donne en retour de courrier — conseil de vie davantage que d’écriture — sont éminemment fraternels.
Quant à Sénac, se doute-t-il du faisceau de ressemblances entre eux ? L’un et l’autre sont issus de familles pauvres. Ils n’ont pas connu leur père (Lucien, le père de Camus, est une victime de la Bataille de la Marne en 1914) et ont été élevés par une mère d’origine espagnole. La même maladie les a touchés aux poumons. Un égal amour de l’Algérie les réunit (ce qui plus tard les séparera ne sera pas de l’ordre de l’amour pour l’Algérie). Sénac connaît-il le mépris de Camus pour la mentalité coloniale et ses révoltes contre les injustices ? Sait-il l’engagement camusien à Alger-Républicain, organe du Front Populaire, à Combat et ailleurs ? Bien sûr. Une amitié puissante va naître. Lorsque les deux se rencontrent pour la première fois à Sidi Madani, près de Blida en 1948, Camus exprime à Sénac toute sa confiance et en lui faisant découvrir René Char, remarque : « Il y a en vous comme une naïveté (comme Schiller parlait de l’admirable naïveté grecque) qui est irremplaçable. »
« Pour Sénac, Albert Camus est un « professeur d’écriture ». »
L’amitié se matérialisera d’un côté par des soutiens, y compris financiers, des participations à des projets (Camus collabore à Soleil puis à Terrasses, les deux revues que fonde le jeune poète). Pour Sénac, Albert Camus est un « professeur d’écriture » dont il ne cesse de parler, de commenter les œuvres et les articles. A la fin de 1948, Sénac dispose d’un vaste champ d’amitiés ou de connaissances nourrissantes : Louis Guilloux, Brice Parain, Jules Roy, Ponge, Cayrol entre autres, sans compter les écrivains algériens, Dib ou Kateb Yacine et les « algérianistes », Randau ou Brua. et de possibilités d’interventions. Sans avoir encore publié aucun livre, il dispose de nombreuses possibilités d’interventions dans la presse, les revues et bientôt à Radio-Alger où il est engagé comme assistant de production d’une émission littéraire. Maintenant (octobre 1949), il prend contact avec Char qui l’accueille en poète sur la recommandation de Camus et publie deux de ses poèmes dans la revue Empédocle. Sénac est en ville à toute heure. Amical et jouisseur. Avec Galliéro, sa femme et leurs enfants dont il est le parrain farceur. Avec les garçons du Môle, ceux que Camus, dans Noces nomme « les jeunes dieux », petits blancs ou petits arabes du bord de mer, au franc soleil ou aux heures troubles dans la nuit algéroise.
L’été 1950, une bourse lui ouvre la possibilité de découvrir la France. Il sollicite Char pour une visite à l’Isle-sur-la- Sorgue et voudrait que Camus l’accueille à Paris : il a « beaucoup à y apprendre », mais reviendra à Alger dans un an ou deux « pour quelques valeurs encore à sauver, à défendre, dans ce grand chaos qui s’avance ». C’est que Sénac a déjà senti ce qui se prépare : il fréquente les milieux nationalistes algérois, Parti Communiste ou Parti du Peuple algérien, qui maintenant dénoncent ouvertement le système colonial. Bientôt, il note que « tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste » et l’artiste, lui, doit « entrer dans la lutte quoique ce choix lui en coûte ». La parution de L’Homme révolté d’Albert Camus (1951) est l’occasion d’une fameuse enquête que publie le Soleil Noir, l’importante revue de François Di Dio et Charles Autrand dans son premier numéro de février 1952. « Pour ou contre, en dehors même de Camus, dans la Révolte et pour certains dans le refus… », deux questions y sont posées à des écrivains, poètes, philosophes, artistes : a) la condition d’homme révolté se justifie-t-elle ? b) quelle serait, d’après vous, la signification de la révolte face au monde d’aujourd’hui ? À l’enquête, Sénac répond : « … Je crois que la Révolte Absolue est une locution aux alouettes, un concept à l’estomac… », puis après avoir longuement développé ses réponses autour de son compagnonnage avec Camus et Char : « Un homme qui parle est un révolté », pour finir par cet étonnant et lumineux post-scriptum : « P.S. L’air de Paris est aujourd’hui d’une tendresse rare, caressé de soleil et comme d’une transparence végétale. Je pense aux plages d’Algérie, aux enfants pauvres de chez nous, heureux, bronzés, dans la promesse d’un miracle. Aimer tout cela sans contrainte, le respirer n’est-ce pas un visage précis de la révolte ? Choisir le bonheur, quelques valeurs perpétuelles, c’est déjà opter contre les forces les mieux assurées du siècle. »
« Il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique. »
Après deux ans en France, Sénac rentre en Algérie où il va accentuer son activité militante : il se lie d’amitié avec des personnalités majeures du mouvement nationaliste dont Larbi Ben M’hidi qui deviendra l’un des principaux chefs de guerre du FLN. Il lance aussi la revue Terrasses qui ne connaîtra qu’un seul numéro² pour tenter de « dégager l’homme de son désarroi ». Sénac ne peut se passer de son pays. En 1953, 1954, il y est très heureux et terriblement malheureux (se sent « historique », rit de lui-même et maudit Dieu), il y écrit (deux recueils de poèmes qui paraîtront beaucoup plus tard, un journal intime, un essai sur la ville d’Oran) et consolide ses choix politiques, pourtant Paris l’attire. Paris lui semble plus propice à l’épanouissement intellectuel. Peut-être cet épanouissement-là, et qui sait la gloire, le consoleraient de ses angoisses, de ses « désordres » — ses choix sexuels maintenant affirmés —, et de la culpabilité qui vient avec eux. Ses écrits de ce moment, poèmes, carnets intimes portent la trace d’une grande souffrance, d’une solitude absolue dont l’inspiration vient directement de ses virées nocturnes dont il sort épuisé, de ses chasses de la chair qui le laissent en larmes. Il se reconnaît dans ces vers de Saint Jean de la Croix : « Par une nuit obscure / Brûlée d’un amour anxieux. » En ce sens, dans l’exténuation physique et morale, il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique.
« Père de lents couteaux nous insultent sans vous. »Le Christ, la chair et le politique se croisent dans ses vers et sa prose. Simultanéité. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec le recul du temps et au-delà de la si étrange chronologie des publications que l’œuvre de Jean Sénac dit pleinement ces croisements. Poèmes, publié par Camus chez Gallimard en juin 1954, dit une intense exigence spirituelle mais parle aussi de « la tendresse des colts/quand l’enjeu du drame est l’été ». Dans « Les Désordres », écrit autour de 1953 alors que mûrit comme jamais sa pensée politique, le désir est sans issue et le corps est pris « dans l’orbe de la vase » et « je crie Seigneur à rayer les aciers ».
Dans le Journal Alger, il a cette intuition qui donne à l’œuvre entière un éclairage clé : « Mon âme, mon corps, ma peau, mes soucis. Toujours, partout, parler de moi, de moi. Et le poème, le culte encore de moi. Peut-être puis-je échapper à cette maladie par des travaux communs, la revue, mes poèmes politiques… » (1er février 1954, 4h05 du matin). Par cette expression même, les « travaux communs », Sénac se projette, les yeux ouverts, dans son propre avenir. Et cependant, il croit devoir rappeler aussitôt qu’il aime les autres. « Avec les corps que nous avons nous ne pouvons pas vivre sans les copains, dit Van Gogh (après Jésus). J’écris cela pour me justifier, pour qu’un jour les autres le sachent, car je sais qu’on m’accusera, qu’on me calomniera. » Toujours rattrapé par la question de son identité profonde, il sait déjà qu’on mettra en doute sa sincérité. Il a déjà commencé à mettre en garde les Européens d’Algérie, les « dormeurs » contre leur « aveuglement ». Il y a déjà longtemps qu’il a donné parole aux « humiliés » : après avoir vu des policiers pourchasser rue de Chartres des petits mendiants qui dormaient dans la rue, il crie³ : « On a lâché sur eux les nerfs de bœuf du monde…Sommeil sacré sommeil souillé dans son éloge minuit douze coups de matraque le rêve saigne à la gorge »… Sénac écrit en péril. Ses poèmes s’énoncent souvent comme précisément s’écrivent les lignes d’un journal intime, coups de cœur et de tête. Surtout, il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense : il a, au sens le plus actif, tout engagé dans sa poésie : la brûlure et l’harmonie, la rigueur et le friable des sentiments. Et rappelons donc ceci : « poésie », du verbe grec poïen, faire.
« Il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense. »
L’automne 1954, un peu après la parution de Poèmes, Jean Sénac est de nouveau à Paris. Camus l’aide et l’appelle « fils », « mi hijo ». Lorsqu’il montre à des revues les poèmes de « Matinale de mon peuple », Sénac les décrit comme des « documents lyriques au fronton d’une lutte ». Le 1er novembre, le Front de Libération Nationale déclenche la guerre d’Algérie. Sénac ne sait que faire, comment agir, rentrer ou rester ? Rapidement, il se trouve en contact avec la Fédération de France du FLN. Comme ses militants clandestins et d’autres sympathisants d’une Algérie indépendante, Sénac fréquente certains lieux de rendez-vous du Quartier Latin, notamment les cafés Mabillon et Old Navy. Il veut aider : rédige des tracts, s’occupe de faire imprimer le bulletin de la Fédération, assure les liaisons entre le FLN et le MNA, travaille bientôt à la fondation d’une Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens et plus tard sera journaliste pour El Moudjahid, imprimé en France par l’éditeur Subervie.
En dehors de quelques voyages en Espagne et Italie, Jean Sénac demeure en France tout au long de la guerre. En tous cas, il ne rentre pas en Algérie, même s’il en a parfois l’impulsion, « quitte à y laisser la peau », écrit-il dans un carnet. Soit il change d’avis, soit les chefs de l’insurrection algérienne l’en empêchent4. À mesure que le temps passe et que brûle l’Algérie, les relations entre Camus et Sénac se compliquent, les deux en viennent bientôt aux invectives. Tandis qu’à Alger, Camus lance son « Appel à la Trêve Civile » (1956), Sénac répète « la partie est perdue pour les maîtres ». Le différend s’aggravera encore. Sénac dédie un poème à « Albert Camus, qui me traitait d’égorgeur » : « Entre les hommes et vous le sang coule /et vous ne voyez pas. »Lorsque Camus condamne l’intervention soviétique en Hongrie mais ne dit rien sur Suez, Sénac se demande : « Sa solidarité ne serait-elle qu’européenne ? » Tantôt publiquement, tantôt dans ses carnets intimes, tantôt sans doute dans une correspondance encore inédite aujourd’hui, Jean Sénac condamne Camus pour des positions qu’il juge trop humanistes. La rupture est consommée début 1957, mais Sénac ne retirera jamais à son aîné une « profonde et dramatique affection ».
En décembre 1957, devant des étudiants de l’Université de Stockholm où il vient de recevoir le Nobel, Albert Camus a déclaré, rapporte-t-on : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». Sénac lui transmet une lettre de trente pages et note dans un brouillon non daté : « Camus a été mon père. Ayant à choisir entre mon père et la justice, j’ai choisi la justice. » En avril 1958, dans un courrier, Sénac traitera Camus de « Prix Nobel de la Pacification ». Les deux hommes ne se reverront plus5. Dans sa préface à Ébauche du père, Rabah Belamri cite un texte de Sénac d’août 1972, soit un an exactement avant son assassinat. Sénac vit à Alger dans un extrême désarroi : « Cette nuit, dans ma minuscule cave, après avoir franchi les ordures, les rats, les quolibets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bougie, dix ans après l’indépendance, interdit de vie au milieu de mon peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jaunit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne déplacerai pas une virgule… » C’est que toute une vie, ou presque, a dévoilé pour Sénac une certaine équation : si l’Arabe est l’illisible, le mauvais, l’exclu, alors lui, le bâtard, est son frère de sang… « À tel point qu’un jour on se réveilla presque collés, frères siamois… Silence, humiliation, frustration, c’étaient les miens. »
Il y a de cela des années, je trouvais chez un bouquiniste un livre que je garde sous les yeux, bien sûr. Son titre est on ne peut mieux simple : Poèmes. L’éditeur est Gallimard, le directeur de collection se nomme Albert Camus et René Char en a signé la préface. Le recueil porte un envoi manuscrit de Jean Sénac à Jean Négroni, comédien du TNP de Vilar. Comme à son habitude, Sénac a dessiné sous sa signature un soleil échevelé (avec toujours cinq rayons, pas plus !). L’envoi date de septembre 1954, mais Sénac a visiblement retouché son texte huit ans plus tard : il a fait un mauvais accord de participe passé et… rectifié lui même à la main, en février 1962. Curieux hasard, car à quelques semaines près les deux dates marquent l’une le début, l’autre la fin de la guerre d’Algérie. « Celui qui sait, Sa vie devient un bois d’épines. »Nous étions vers 1975 lorsque j’achetais le livre. Il y avait là une musique qui d’évidence ressemblait à celle de Char. Mais, l’histoire était différente : au-delà du recueil Poèmes, je découvrais chez Jean Sénac un enthousiasme politique à la Maïakovski, le culot d’un poète mystérieusement assassiné à Alger qu’il avait refusé de quitter, le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe, un lyrisme aux multiples sources.
« Je découvrais le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe. »
Je n’avais pas encore lu de Sénac ce qui m’irriterait, voire pire, son lyrisme social-réaliste dont il reviendrait plus tard : « Je t’aime. Tu es forte comme un comité de gestion / Comme une coopérative agricole / Comme une brasserie nationalisée / Comme la rose de midi / Comme l’unité du peuple. » Il avait écrit cela au cours de la première visite du Che Guevara à Alger en 1963, dans l’enthousiasme premier degré qu’il mettait en tout, des vers que Kateb Yacine railla le premier, le plus fort. Car « parler de soi est comme une indécence ». Sent-on la complexité des choses et celle de l’homme ? On doit les imaginer un peu plus qu’infinies. « Il faut que je traverse mes nuits et le soleil de fond en comble. » Le Sénac rentré à Alger en novembre 1962 est tout autre que celui qui en est parti huit années plus tôt. L’Algérie est indépendante depuis le 3 juillet. « Poète dans la cité »6, c’est avec enthousiasme qu’il veut participer à la naissance du nouvel État. Sans avoir de papiers algériens (il n’en eut jamais), il jette à la mer ses papiers d’identité français (m’a raconté Jacques Miel, son fils adoptif).
Pourtant, j’ai du mal à croire qu’il ait oublié la scène suivante : le café Bonaparte à Saint- Germain en 1957, Jacques, lui Sénac, plusieurs de leurs amis, et ces paroles de Malek Haddad, devant Kateb Yacine qui se taît : « Tu ne seras jamais accepté demain en Algérie comme poète algérien : tu ne t’appelles pas Mohammed, tu t’appelles Jean !7 ». Et, au sortir du café, Jean en larmes.
« Cette terre est la mienne entre deux fuites fastes Deux charniers, deux désirs, deux songes de béton Mienne avec son soleil cassant comme un verglas Avec son insolent lignage, ses cadavres climatisés Ses tanks et la puanteur du poème À la merci d’un cran d’arrêt »
on exigence est toujours haute et d’une certaine façon il reste en résistance, car, il le dit, l’indépendance de l’Algérie n’est pas la Révolution. De plus, en tant que poète, Sénac se sait prescripteur de droits qui dépassent et de loin les consignes marxistes : ce que Benjamin Fondane, dans L’Écrivain devant la Révolution (1935) exprimait ainsi : « Explorer tous les domaines censés être improductifs, ceux de la pensée, de l’analyse psychologique, de la solitude ». Deux lettres à son ami Jean Pélégri cadrent pour moi la période qui va de l’automne 1962 au printemps 1973. J’en extrais deux passages. Lettre datée de novembre 1962 : « … Perdu dans une ferme de la montagne (chez mon Fils)… il y a notre peuple à sauver, européens et musulmans, et la Révolution. Il va falloir que notre cœur se bronze sans se briser. Et attendre le vrai soleil. Mais ne pas désespérer, Je pense que dans 2 mois, bien des routes pourront s’ouvrir. Avant, puisque les autorités françaises se contentent d’enregistrer les saccages, il faut bien que notre peuple se décide à nettoyer la maison. Je te dis cela parce que nous ne sommes pas encore (nous ne devons pas encore) rentrés. Et qu’il va falloir dans la vigilance, conserver notre force d’AMOUR ... » Lettre datée d’Alger, le 28 mai 1973 : « … Ça va mal, mal et bien. Dents de scie ! Pays de fous où je crève et renais vingt fois par jour, par nuit. Je travaille à des « dérisions et Vertiges » (envoyé un gros manuscrit à Gallimard qui va sans doute le refuser – lettre de Grosjean « peiné » scandalisé !) et à des vides, des « trous », des vrais dans la page. Vers où ? Vers quoi ? (…) le temps, la mort, la Vie, Miracle quotidien aussi, il faut bien l’avouer. Jean, je suis au plus bas, et puis heureux aussi, de plus en plus dépouillé, sûr, perdu. Ecris, sois chic, Jean, j’attends un signe. Cœur et trépas ! Jean. Il fait si noir dans cette cave, mais la mer, la mer… »
« Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs sont interdits, des idées sont réprimées. »
Entre ces deux dates, plusieurs éléments vont changer la vie et l’inspiration de Jean Sénac. En 1962, le FLN, jusque là front de résistance, est un parti. Un recueil militant de Sénac, Aux Héros Purs, a été imprimé et distribué aux députés de l’Assemblée Nationale Constituante par Amar Ouzegane, un des amis du poète. Le livre est signé Yahia El Ouahrani, Jean L’Oranais. Lui siège à la Commission Culturelle du FLN, participe concrètement à mille et une activités, littéraires ou artistiques, tout en s’insurgeant contre tout dogmatisme, ce qui va, peu à peu, lui porter tort. En avril 1965, survient la mort de Jeanne Comma. Rentrée d’Algérie contre l’avis de son fils, l’année précédente, elle s’est installée à Toulouse chez Laurette, sa fille, avec qui Jean n’a plus de relations depuis longtemps. Sénac n’a‑t-il pas toujours proclamé : « Ma mère, je suis sa fierté, sa légende, elle m’a gardé ! » ? Mais, malgré les suppliques de Jeanne pour que Jean vienne la rejoindre, il n’a pas bougé et n’assistera pas aux obsèques.
Le nouveau pouvoir arrivé par un coup d’État (« redressement révolutionnaire » de Houari Boumediene succédant à Ben Bella, en juin 1965) veut parfaire les instruments de la souveraineté algérienne. L’Algérie des années 1970 connaîtra trois révolutions : l’agraire, l’industrielle et la culturelle. Ce dernier domaine est confié de préférence à des élites formées en langue arabe (le mot d’ordre est : toujours moins de France) aux missions progressiste et nationaliste avec deux valeurs uniques : l’islam et l’arabité. Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs (algériens et étrangers) sont interdits, des idées sont réprimées, tandis que des photocopies et des publications clandestines circulent sous le manteau. Sénac ne peut pas ne pas s’en prendre au conformisme des fonctionnaires de la politique. Avec le temps, il semble qu’il établisse une séparation de plus en plus nette entre ses activités politiques et d’animation et l’écriture. Commence une succession de déceptions, de démissions, de lâchages. « Quelle Algérie mythique avait-il construit en son cœur ? » demande, sans condescendance, Jamel-Eddine Bencheikh.
Il reste pourtant beaucoup. Par exemple cette exaltation pour les jeunes poètes arabo-berbères, les visites qu’il leur rend partout en Algérie et la ferveur qu’il reçoit d’eux. Politiquement, culturellement, c’est sans doute un islam à l’andalouse qu’il projette, voire une Algérie laïque. En novembre 1970, en ouverture de son Anthologie de la Nouvelle Poésie Algérienne qui réunit des œuvres de Rachid Bey, Sebti, Nacer-Khodja, Djamal Kharchi et d’autres, Sénac s’exclame : « … Parce que ces chants existent, je sais que tout le soleil est possible. Que viendra éclairer un visage de femme. Puisse ce livre hâter la venue de la poétesse algérienne de demain. Et de tout un peuple lecteur. » … Tandis que tonne l’excellent Kateb Yacine « Qu’est-ce que tu fous dans ce pays ? » Au moins le lui dit-il, au moins lui pose-t-il la question de face. Jean Sénac, qui s’intitule maintenant « poète algérien de graphie française » n’est plus invité ni ici (Premier Colloque Culturel National, 1968) ni là (Premier Festival Panafricain, 1969). Alors, ses activités commencent à se réduire. L’action politique n’a de sens que si elle transforme le réel en merveilleux rappelle Rabah Belamri.
« Je rêve d’assembler, comme dans la vie, poésie, érotisme et politique, sordide et pureté, vice et vertu, grandeur et mesquinerie ? Surtout ne pas oublier les poubelles. Elles sont précieuses. Nos frontières. » Dans Alger, aujourd’hui, je me rappelle la rue Michelet, le Parc de Galland, j’avais oublié le Sacré Cœur. Après un petit tournant, la rue Élisée Reclus devenue Omar Amimour – mais qui se rappelle l’un ou l’autre ? — croise Didouche Mourad (ex Michelet). C’est ici, au numéro 2, que Jean Sénac s’installa, l’été 1968, tout près de l’escalier, au fond de cette rue courte, des plus banales dans laquelle je lis seulement : « Fédération Algérienne des Échecs ».
« Jean Sénac vit dans un dénuement presque total. »
« Je me sais condamné par le rire des foules à des heures sans pain. » Toujours, n’importe où et en Algérie, quelqu’un dit : « Sénac ? Il est mort… bêtement ! »... Souvent, il s’agit là d’un exorcisme verbal grâce auquel : le rideau peut (doit) être tiré. Pour mieux dire encore : le rideau est l’assertion même. Le sous-texte de la phrase me paraît également receler un « il n’aurait pas dû …» Il faut s’y arrêter : pas dû quoi… ? Arborer cette barbe, « son maquis » ? Signer un recueil du pseudonyme Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais), comme pour imiter les authentiques chefs de guerre algériens ? Prendre des responsabilités au Ministère algérien de l’Éducation, dans la presse, à la radio, lui le gaouri (le terme désigne un infidèle et plus généralement, dans un sens péjoratif, un étranger.) devenu travailleur intellectuel auprès du nouvel État algérien dont il connaît beaucoup d’officiels et aussi bien le chef (Houari Boumediene), comme auparavant il avait travaillé sous Ben Bella ? Personnalité connue, notamment de la jeunesse étudiante, revendiquer sans honte le droit à un érotisme minoritaire et débridé ? Fréquenter sans prudence des marginaux, des voyous, peut-être même des traîtres ? Évoquer des déceptions, des impatiences ? Affirmer sa fidélité aux éblouissements, mais rager contre les déviations, les compromissions de tel ou tel ? Analyser longuement et sans ménagement la situation politico-culturelle de l’Algérie dans un article (« L’Algérie, d’une libération à l’autre ») que Le Monde Diplomatique publie en août 1973 ? Rue Élisée-Reclus, Sénac habite deux pièces en sous-sol : il ne pouvait plus payer les arriérés de loyer du morceau de la villa qu’il occupait au-dessus de la petite plage de La Pointe Pescade, à trente kilomètres d’Alger. Têtu et provoquant, il se montre « surréaliste dans la rue » (H. Tangour).
« Pour mieux vivre, j’invente une présence folle ».Jean Sénac vit dans un dénuement presque total et date ses courriers d’Alger-Reclus. Il appelle son logement sa « cave-vigie ». Il poursuit ses chasses nocturnes qui le laissent seul et saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu’à plusieurs reprises il est agressé. Depuis 1971, Sénac a dit à ses proches : « Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c’est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Garcia Lorca. »
« L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer En moi votre propre liberté, de nier La fête qui vous obsède »
Le 30 août 1973, dans les petites heures de la matinée, Jean Sénac est assassiné dans sa « cave-vigie ». Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. Les rapports de police sont imprécis, ambigus. On ne saura jamais si le crime a eu lieu sur place ou si le corps a été déplacé. Parmi les journaux, seul El Moudjahid annonce la nouvelle le 5 septembre puis quelques jours après l’arrestation d’un jeune délinquant, Mohammed Briedj. Plusieurs amis de Sénac rencontrent le jeune homme, « ils eurent tous la conviction qu’il avait lui aussi été une victime » (J.P. Péroncel-Hugoz). D’un coup monté s’entend. Briedj fut rapidement libéré et le dossier classé.
Deux ans plus tard, en 1975, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini mourra assassiné dans d’atroces circonstances dans la banlieue de Rome. Dans ce cas-là aussi, il y eut un assassin « nommé » (Pino Pelosi). Michel del Castillo n’est pas le premier à avoir rapproché les deux meurtres. Cependant, il va le plus loin (dans Algérie, l’extase et le sang, 2002) tant dans ce qui rapproche que dans ce qui différencie les deux hommes et leur mort. Une sexualité parente, les risques du désir noir comme inspiration (« tous deux écrivent avec leur peau, avec leurs viscères »), la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la salissure, de la violence et ainsi de l’expiation.. Gaouri, youpin, raton ! Au fond de sa cave, Sénac entend ces injures et il a plus qu’un autre la mesure de leur violence, de chacune de leur violence. À l’aune du Politique, de l’Identité, du Corps et du Langage. C’est précisément dans ces deux derniers champs, comme répondant aux deux premiers, que se produit, que se manifeste le dernier Sénac.
« Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. »
Plus que tout c’est la foi dans le langage qui anime Jean Sénac. Quand il ne reste rien, il reste cela qui peut au moins sauver, par l’humour, quelque minime créature : « Au moment d’être écrasée, Sauvée par la poésie : Araignée du soir, espoir ! »Et c’est ainsi que, toute Révolution lézardée, Sénac se sauve. Dans le plus profond des engagements. Il faut entendre ce verbe « se sauver » dans tous les sens, simples ou fous. Donc, oui, il y a un affolement, il y a une « présence folle », et il y a une métamorphose par laquelle le poète Sénac va tenter l’impossible : sauver l’homme Sénac. Je doute que ce fut conscient. Je parle seulement d’une exigence vitale. Dans une toute nouvelle stylistique, la transparence se fait moindre, la densité plus vive comme l’acuité des mots. « J’approche du corps, j’écris. » Il y a de l’ombre maintenant et pas seulement de la nuit ou du soleil. En route, dans le corps même, Sénac a trouvé la métaphore de la lyre formée par les hanches, l’os iliaque. Comme si la seule illusion habitable était l’étreinte ou le poème. Le voilà qui déboîte les mots, frappe les sonorités, renouvelle son lexique.
Sénac au jour, espiègle et dénudé, dressé contre les impostures (les siennes comprises, assurément), les morales tièdes, le mensonge qui tue. Sénac à la nuit, amant du mystère et désirant dévasté, double douloureux de lui-même. « Fous rires, folles larmes. Et, du jasmin pour le regard. / Mais… cause perdue, Dérisions et Vertige. À la fin, il y a le vide, le trou, la mort qui l’obsède au point qu’il la voit partout, en parle tout le temps. / J’écris c’est ma seule victoire / Sur le pus dont mon or est fait. » Prennent alors complète figure les deux vers de Lorca (« Il avait la langue en savon / Il lava ses paroles et se tût ») que Sénac choisit de citer, seuls, sans traduction, en dernière page de Poèmes, son premier recueil :
« Tenia la lengua de jabon Lavo sus palabras y se callo »
NOTES
1. La similitude avec l’histoire de Charles Baudelaire n’avait pas échappé à Sénac. 2. Le texte éditorial de Sénac est ambitieux : « Confrontant la pensée méditerranéenne et la pensée du désert, le message oriental et le message romain, les structures européennes et les structures islamiques, l’Algérie se définit progressivement comme un des creusets les plus généreux de la littérature actuelle. » Dans l’éblouissant sommaire de la revue, on retrouve Camus, Ponge, Mohammed Dib, Mouloud Ferraoun, Jean Grenier, Sauveur Galliéro, Albert Cossery, Jean Daniel etc. 3. Dans Matinale de mon peuple (paru en 1961). « Matinale » est un néologisme par lequel Sénac veut saluer la naissance prochaine de la nation algérienne. 4. Hamid Nacer Khodja a souligné que les activités militantes de Jean Sénac à cette époque restent mal connues. D’une part, pour des raisons évidentes de clandestinité, d’autre part à cause de la discrétion du poète lui-même, enfin parce que « quelques Algériens ont tendance aujourd’hui à réduire, sinon à ignorer, son rôle ». Krim Belkacem lui transmet un message à Paris, fin 1954 : « Cher Jean, nous n’avons pas besoin de vous dans nos montagnes, mais nous aurons besoin de vous dans le Verbe ». 5. Mais gare aux contre-sens ou pire ! Certains en sont encore à régler des comptes sur le dos de l’un et de l’autre. Qu’on sache donc cet aveu du « hijo » rebelle : « Chaque fois que je dirai un mot contre vous, c’est un coup de couteau que je me donnerai » et puis ceci que Sénac écrivit en 1970 en prélude aux « Désordres » : « Camus aima ces poèmes. Ils lui furent dédiés. Gallimard les refusa. Ils ont dormi dans une valise. Après quinze ans (la guerre, les ruptures, Jacques Orphée des Halles, l’indépendance, tu es belle comme un comité de gestion, le corpoème, Char intact, le Vietnam, la Palestine, Mai 68, Alger fidèle comme un chancre) entre dérisions et Vertige, l’amitié un instant démise reprend. À Albert Camus J.S. » 6. C’est le titre de l’émission hebdomadaire qu’il animera à la radio algérienne et qui deviendra « Poésie sur tous les fronts ». Sa voix est chaude, enjouée, charmeuse. Il s’y montre pédagogue convaincant. Le programme a beaucoup de succès… Il est arrêté sur injonction occulte en janvier 1972. 7. Le même Haddad fera encore mieux et bien plus normatif dans l’Algérie indépendante, quelques années plus tard : « Tu n’es pas algérien parce que tu n’es pas arabe », une phrase qui laisse à méditer, aujourd’hui encore, et bien au-delà du cas de Jean Sénac, évidemment.
Un manifestant habillé en prince héritier d’Arabie saoudite Mohammad ben Salmane avec du sang sur les mains proteste devant l’ambassade saoudienne à Washington, DC, aux États-Unis, le 10 octobre 2018. Photo d'archives AFP
La publication par le directeur du renseignement national des États-Unis, le 26 février dernier, du rapport classifié sur l’enquête menée par la CIA sur le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi constitue un tournant pour le gouvernement américain – mais aussi pour d’autres gouvernements qui ont trop longtemps fermé les yeux face à la brutalité de certains autoritaires, notamment arabes.
Certes, le rapport publié n’offre aucun élément qui n’avait pas déjà été divulgué en ce qui concerne le rôle des individus et des administrations directement rattachés au prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammad ben Salmane, dans ce meurtre. Son importance réside dans le fait qu’il fournit la preuve la plus concluante et la plus crédible à ce jour de la complicité directe de MBS dans cet assassinat épouvantable et prémédité, et qu’il force de nombreux dirigeants et gouvernements de par le monde à en prendre acte : sanctionneront-ils le prince héritier et le gouvernement saoudien pour cet acte criminel ou se contenteront-ils de faire des gestes symboliques pour exprimer leur désapprobation et poursuivre leurs relations politiques, commerciales et de sécurité avec ce pays arabe de premier plan ?
Conséquences légères
Les faits sont établis : une équipe de tueurs saoudiens, dont plusieurs membres faisaient partie de l’entourage du prince héritier ou travaillaient avec lui, s’est rendue à Istanbul en octobre 2018 à bord de deux jets privés appartenant à une société contrôlée par le prince héritier. Ils ont tué Khashoggi puis démembré son corps, qui n’a jamais été retrouvé. Riyad a d’abord menti sur son implication dans ce meurtre, puis, face aux éléments de preuves accessibles en Turquie, finalement admis que Khashoggi était mort lors d’une opération d’arrestation saoudienne qui avait mal tourné. Tout en affirmant que le prince héritier était étranger à cette affaire.
La conclusion du rapport du renseignement national se base sur l’évaluation de la CIA sur « le contrôle (par le prince héritier) sur le processus de prise de décision dans le royaume, l’implication directe d’un (de ses) conseillers clés et des membres du détachement de (sa) protection dans l’opération, et (son) soutien à l’usage de mesures violentes pour faire taire les dissidents à l’étranger, dont Khashoggi », pour conclure sans ambiguïté que « le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammad ben Salmane, a approuvé une opération à Istanbul, en Turquie, pour capturer ou tuer le journaliste saoudien Jamal Khashoggi ».
Le fait que les tueurs aient emporté une scie à os avec eux suggère que le meurtre était l’option privilégiée depuis le début. Le rapport américain s’inscrit ainsi dans la continuité de l’enquête de six mois effectuée en 2019 par la rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Agnès Callamard, qui a conclu que Riyad était impliquée dans une « exécution délibérée et préméditée » de Khashoggi. « Il y a suffisamment de preuves crédibles concernant la responsabilité du prince héritier pour exiger une enquête plus approfondie », avait alors déclaré Mme Callamard.
La combinaison de ces deux rapports d’enquête oblige maintenant le gouvernement américain à décider comment il va effectivement « réévaluer » et « recalibrer » ses relations avec Riyad – pour reprendre des propos tenus par le président Joe Biden. Jusqu’à présent, les conséquences demeurent plutôt légères : la Maison-Blanche avait déjà fait savoir auparavant que le président Biden ne communiquerait directement qu’avec le roi Salmane ; puis annoncé, dans la foulée de la publication du rapport gouvernemental américain, qu’elle sanctionnerait et limiterait l’entrée aux États-Unis des individus qui ont fait partie du complot d’assassinat ou qui ont été impliqués dans le ciblage, le harcèlement ou la surveillance de dissidents et de journalistes dans d’autres pays. Des mesures souvent prises à l’encontre d’autres pays sans pour autant dissuader les actes criminels de ce type.
Néanmoins, la mention d’une action ferme si l’Arabie saoudite prend des mesures contre ses ressortissants dissidents à l’étranger est nouvelle et peut être significative, car les dissidents ciblés partagent souvent des informations avec les services de renseignements et les agences politiques étrangères, pouvant ainsi les aider à constituer un dossier solide contre les tyrans arabes.
Emprise
C’est là une raison essentielle d’agir fermement contre les Saoudiens, dans la mesure où leurs actions sont caractéristiques de nombreux autres régimes arabes autocratiques qui prennent Riyad pour exemple. Par conséquent, c’est la région entière qui paiera le prix du maintien éventuel de l’impunité de MBS s’agissant d’un crime aussi grave et établi. Car si ses actes criminels et brutaux à l’intérieur et à l’extérieur de son propre pays continuent à se produire, la région arabe demeurera un enfer où la vie humaine a peu de valeur et où les citoyens n’ont aucun droit. Les mesures à prendre sont la grande question à laquelle les États-Unis et les autres gouvernements doivent répondre rapidement, de même que le secteur privé et les organisations internationales qui travaillent avec l’Arabie saoudite. On débat actuellement de sanctions plus sévères contre les individus, de l’isolement des dirigeants politiques des engagements diplomatiques, du lancement d’une enquête internationale plus rigoureuse sur les accusations portées contre le prince héritier saoudien, ou encore de la réduction des liens commerciaux et militaires avec le royaume.Il reste qu’il sera extrêmement difficile de débarquer MBS, étant donné son emprise totale sur la sécurité, l’économie, l’information et les centres de pouvoir politique du pays. Son père, le roi Salmane, n’est pas non plus en bonne santé et sa capacité à faire face aux répercussions du comportement criminel apparent de son fils et de son héritier pose question. La plupart des politiques intérieures et étrangères de MBS ont échoué, en particulier le blocus du Qatar et la guerre au Yémen.
Surtout, il a réussi l’exploit douteux de transformer une monarchie autrefois discrète en une autre société arabe autoritaire et brutale où personne n’ose dire ce qu’il pense par crainte de la prison ou de la mort. La réaction la plus importante à observer se situe donc probablement à l’intérieur de l’Arabie saoudite, parmi les milliers de membres de la famille royale et de l’élite économique et sécuritaire. Aussi mécontents, voire honteux, que puissent être de nombreux Saoudiens de voir leur pays et leurs dirigeants mis à l’index pour ce meurtre et leurs mensonges répétés à ce sujet, ils n’ont aucun véritable moyen d’exprimer leur colère dans le royaume.
La pression internationale est donc cruciale pour réduire ou mettre fin aux comportements criminels des responsables arabes, mais aussi pour offrir un certain espoir aux hommes et aux femmes ordinaires, afin qu’ils puissent anticiper un avenir dans lequel ils ne seront plus de simples moutons.
La poésie d’Amanda Gorman divise les traducteurs. Photo AFP
La poétesse Amanda Gorman a fait sensation lors de l’investiture du président Biden aux États-Unis. En Europe, la traduction de sa poésie est au cœur de polémiques mettant en lumière des tensions raciales assez inhabituelles dans le monde littéraire. « Nous comblons nos divisions car nous savons que nous devons avant tout mettre de côté nos différences », écrit-elle dans The Hill We Climb.
Tout juste publié aux États-Unis, ce poème influencé par l’attaque du Capitole a été déclamé lors de l’entrée en fonction du nouveau président américain, faisant de son autrice de 23 ans un phénomène.
Le message d’unité est arrivé brouillé de l’autre côté de l’Atlantique, où on a surtout débattu... de la couleur de peau des traducteurs. Devaient-ils être noirs ? N’était-ce pas le moment d’injecter plus de diversité dans un monde littéraire très blanc ?
Aux Pays-Bas, la journaliste et militante Janice Deul publiait fin février une tribune incendiaire dans le quotidien De Volkskrant : « Une traductrice blanche pour la poésie d’Amanda Gorman : inconcevable. »
Une semaine plus tard, la traductrice en question, Marieke Lucas Rijneveld, démissionnait. La maison d’édition Meulenhoff s’est ensuite excusée : « Nous avons manqué une immense occasion de donner à une jeune femme noire une tribune aux Pays-Bas et en Belgique [néerlandophone] en ne traduisant pas son œuvre. »
Un profil différent
L’incident a mis en colère la traductrice espagnole, Nuria Barrios (éditions Lumen, sortie le 8 avril). « C’est la victoire du discours identitaire face à la liberté créatrice », écrivait-elle dans El Pais.
Car la controverse a été vive en Espagne. Le traducteur catalan Victor Obiols a été récusé début mars par son éditeur. « Ils cherchaient un profil différent, celui d’une femme, jeune, activiste, et de préférence noire », expliquait-il. L’éditeur, Univers, ne communique pas sur son « plan B » : à Barcelone, les lecteurs attendront.
Même chose à Paris, où Fayard prévoit une parution le 19 mai, sous le titre La Colline que nous gravissons. La traductrice est la chanteuse belgo-congolaise Lous and the Yakuza, dont c’est la première expérience dans ce domaine.
En suédois, c’est aussi un chanteur, mais un homme, qui s’est collé à Berget vi bestiger (sorti mardi aux éditions Polaris). Pour Jason Diakité, Timbuktu à la scène, né de parents américains, le poème « contient des tas et des tas de rimes, donc il s’apparente vraiment à un texte de rap. Ça m’est très familier », disait-il à la télévision SVT.
« Fiasco » en allemand
En allemand, Den Hügel hinauf est sorti le même jour qu’aux États-Unis, aux éditions Hoffmann und Campe. Mais d’après le quotidien autrichien Der Standard, la traduction est « un fiasco », qui maltraite « les figures stylistiques ou les images fortes » de la VO.
Trois femmes y ont œuvré. Parmi elles, « Hadija Haruna-Oelker, qui est noire, et Kübra Gümüsay, d’origine turque, sont moins actives dans le domaine littéraire et journalistique que dans le militantisme féministe et antiraciste », a déploré le journal viennois.
Mystère autour du nom du traducteur ou de la traductrice en finnois. « Nous avons envoyé nos propositions de traducteurs à l’auteur et son agente et attendons la réponse », révélait l’éditrice Saara Tiuranemi au quotidien Helsingin Sanomat le 4 mars. Pour elle, ce processus n’est « pas ordinaire ».
En italien, l’éditeur Garzanti a conservé le titre anglais, The Hill We Climb, et choisi, vraisemblablement avec l’aval d’Amanda Gorman, une jeune traductrice (blanche), Francesca Spinelli. Elle a tâché d’ignorer la polémique née aux Pays-Bas, « un débat enflammé et un peu confus dans lequel chacun disait ce qu’il pensait, souvent sans parler de la même chose », a-t-elle déclaré au site internet Il Libraio.
L’éditeur hongrois Open Books Publisher a lancé un projet original : la traduction, sous la direction de l’écrivaine Kriszta Bódis, est réalisée en collaboration avec de jeunes Roms dans le cadre d’un atelier littéraire. On ne sait pas quand elle aboutira.
En dehors d’Europe, peu de traductions sont prévues. Au Canada francophone par exemple, on se contente pour le moment de lire l’Américaine dans sa langue.
Au Brésil, le choix s’est porté sur Stephanie Borges, journaliste, poétesse et traductrice noire. « C’est un débat d’une extrême importance : nous espérons qu’il se poursuivra pour amener réellement plus de représentativité dans le milieu littéraire », dit la chargée des droits étrangers jeunesse des éditions Intrinseca, Talitha Perissé.
L’écrivain Mouloud Féraoun était un être hybride, une élite indigène de l’Algérie coloniale qui portait ses contradictions comme une richesse en même temps qu’une blessure. Il n’est pas du tout certain que s’il avait survécu à la guerre, il aurait été bien accueilli par le régime de l’Algérie indépendante, qui a choisi une idéologie d’exclusion depuis 1962, appuyée sur un récit national qui refuse toute idée de complexité. Nous avons même de bonnes raisons de penser qu’un Mouloud Féraoun sous le régime du FLN de l’Algérie indépendante,aurait été isolé et injustement discrédité aux yeux de l’opinion publique algérienne comme tant d’autres élites qui ont connu la fin de la colonisation et qui étaient, de par ce qu’elles représentaient profondément,dangereuses pour l’idéologie choisie par le FLN à l’indépendance.
Le 15 mars 1962 était assassiné Mouloud Féraoun, écrivain « indigène musulman d’Algérie », selon la terminologie de l’époque, né en Kabylie le8 mars 1913, dans le village de Tizi Hibel (commune d’Aït Mahmoud aujourd’hui, daïra de Béni-Douala et willaya de Tizi-Ouzou) où il repose désormais pour l’éternité, et quelques jours seulement avant l’annonce du cessez-le-feu et de la fin de la guerre d’Algérie.
Cette tragique disparition et le contexte où elle a eu lieu, disent que Féraoun fut un homme, un écrivain, un intellectuel, un instituteur, un éducateur, un humaniste, profondément plongé dans ses racines mais ouvert à l’autre, portant au fond de lui-même toutes les facettes d’un parcours de vie exemplaire, construit par une succession d’étapes déterminantes, dans une Algérie soumise à une implacable domination coloniale.
Féraoun portait à la fois la blessure des dominés, en tant qu’« indigène musulman », mais aussi une foi en la fraternité (une des devises de la République française) qui était pour lui possible, avec des européens d’Algérie notamment, qui n’acceptaient pas l’oppression coloniale et qui œuvraient à un bien général auquel il croyait profondément.
Car Féraoun n’est pas mort seul.Ils étaient en tout six : Marcel BASSET, Robert EYMARD, Mouloud FERAOUN, Ali HAMMOUTENE, Max MARCHAND et Salah OULD AOUDIA. Tous inspecteurs de l’éducation nationale, réunis le 15 mars 1962, trois jours avant la signature des accords d’Evian, à Château-Royal dans le quartier d’El Biar, à Alger.
Ils dirigeaient des centres sociaux lancés en 1955 par l’ethnologue et résistante Germaine Tillion (qui alla jusqu’à négocier avec le FLN et Yacef Saàdi en 1957 à Alger pour arrêter l’effusion de sang pendant la bataille d’Alger) ; centres sociaux où l’on crut jusqu’au bout à l’alphabétisation et à la formation professionnelle des jeunes et des adultes pour apprendre, enfin, à « vivre ensemble un peu moins mal » comme l’écrivait elle-même Germaine Tillion.
Un commando Delta de tueurs de l’OAS, dirigé par l’ex-lieutenant Degueldre (déserteur avant le putsch du 21 avril 1961) les déchiqueta à l’arme automatique, ce jour-là, dos au mur, « pour qu’un dernier espoir s’éteigne » selon les mots de l’historien Jean-Pierre Rioux.
Au cours de la nuit qui suivit cet assassinat, Germaine Tillion, écrit, dans un texte intitulé « La bêtise qui froidement assassine », paru dans Le Monde du 18 mars 1962 :
« Mouloud Feraoun était un écrivain […], un homme fier et modeste à la fois, mais quand je pense à lui, le premier mot qui me vient aux lèvres c’est le mot : bonté…C’était un vieil ami qui ne passait jamais à Paris sans venir me voir. J’aimais sa conversation passionnante, pleine d’humour, d’images, toujours au plus près du réel – mais à l’intérieur de chaque événement décrit il y avait toujours comme une petite lampe qui brillait tout doucement : son amour de la vie, des êtres, son refus de croire à la totale méchanceté des hommes et du destin. Certes, il souffrait plus que quiconque de cette guerre fratricide, certes, il était inquiet pour ses six enfants – mais, dans les jours les plus noirs, il continuait à espérer que le bon sens serait finalement plus fort que la bêtise. »
Max Marchand, était un oranais d’adoption et docteur ès lettres ; Marcel Basset,venait du Pas-de-Calais ; Robert Eymard, était originaire de la Drôme ; Salah Ould Aoudia était un catholique pratiquant Ali Hammoutène un musulman. Ils étaient animés par une passion commune : sauver l’enfance algérienne – car c’était leur objectif, celui des Centres Sociaux : permettre à un pays dans son ensemble, et grâce à sa jeunesse, de rattraper les retards techniques appelés « sous-développement ». Dans un langage plus simple cela veut dire : vivre.
Ces hommes représentaient tout ce qu’exécraient les terroristes de l’OAS, qui défendaient, contre toute logique, contre toute humanité et en totale contradiction avec les valeurs de la République héritées de la révolution de 1789, une Algérie française où s’installa durablement l’injustice, la violence et le crime, au nom d’un système colonial iniquequi dominait, exploitait réduisait à la misère la minorité indigène, notamment musulmane.
Fouroulou ou les origines
Mouloud Féraoun , c’est aussi et avant tout Menrad Fouroulou (qui est son anagramme), « le fils du pauvre » du roman d’inspiration autobiographique publié à compte d’auteur (Cahiers du nouvel humanisme, Le Puy sous le titre exact : Le Fils du pauvre. Menrad, institueur kabyle) en 1950 et qui reçut le Grand prix de la ville d’Alger. Il y raconte son enfance et sa Kabylie natale. De son point de vue, il s’agit de la réparation d’un injustice, celle d’une Kabylie qui n’était jamais jusque-là racontée de l’intérieur, mais décrite de l’extérieur, soumise au point de vue colonial.
Même les importants articles publiés en 1939 par Camusdans « Alger Républicain », (articles éminemment importants dans un journal de gauche qui a intégré des journalistes « indigènes »), qui dénonçaient la misère de la Kabylie,ne l’ont pas totalement satisfait. Ils auraient même déclenché chez lui le désir de parler, à travers ce premier roman, au nom de cette Kabylie d’où il est originaire, réduite au silence par la colonisation.
C’est lui le premier écrivain de la génération des années 1950, avant Mouloud Mammeri et Mohamed Dib qui publièrent chacun un premier roman en 1952. C’est lui qui dira le premier, en langue française,la société indigène dont il est issu. C’est lui qui rendra la parole, en français, aux siens,à son peuple. C’est Mouloud Féraoun qui est à l’origine de cette révolution symbolique de l’appropriation de la parole dans la logique de ce que dira plus tard Kateb Yacine : « J’écris en français pour dire aux français que je ne suis pas français ».
Une parole confisquée au moins depuis 1830. Une révolution intellectuelle, culturelle et littéraire, qui précédera de quatre années celle qui se fera inexorablement par les armes.
Féraoun l’instituteur indigène (nommé d’abord dans son village natal en 1935) avec un statut de colonisé dont les limites et les contours sont délimités, formé par une école de Jules Ferry qui s’est adaptée au système colonial, qui discrimine jusqu’en 1949 les indigènes musulmans comme lui ; Mouloud Féraoun ose raconter son village, sa famille, son enfance, sa réussite scolaire, en langue française. Il raconte ses parents,les femmes du village, la nécessité de la réussite scolaire et aussi la misère.
Tout cela dans un langage très simple, avec le doute de celui qui ne sait pas si ce qu’il écrit sera publié. Mais il ose et il le fait. Peu importe si c’est encore une forme de « littérature ethnographique » dont il se séparera progressivement.Il publie à compte d’auteur en 1950 et rencontre le succès et la reconnaissance ; puisaux éditions du Seuil en 1954, grâce notamment à son ami, son frère, Emmanuel Roblès, auquel il n’avait pas osé montrer son manuscrit avant cette première publication.
Ce premier roman, qui n’est encore une fois qu’une première étape de l’œuvre de Féraoun, est un tournant majeur. Une audace intellectuelle et une cohérence qui le suivra jusqu’à la fin. Féraoun est le pionnier d’une littérature « indigène », en réalité « algérienne » de langue française, puisqu’elle préfigure, encore une fois, une libération inéluctable désormais des colonisés d’Algérie. Une littérature nouvelle pour cette époque, la littérature algérienne d’expression française,riche, connue et reconnue aujourd’hui,traduite largement à travers le monde.
Féraoun publiera plus tard « La terre et le sang » (Seuil, 1953) qui reçoit le Prix populiste ; « Jours de Kabylie » en 1954 aux éditions du Braconnier à Alger et « Les chemins sui montent » (Seuil, 1957), son « chef d’œuvre » selon Emmanuel Roblès qui pointe « l’exotisme » quelque peu exacerbé des premiers romans.
C’est en 1957, après avoir dirigé dès 1952 une école élémentaire à Fort-National (aujourd’hui Larbaâ Nath Irathen), qu’il est muté à Alger pour diriger l’école du Nador et c’est ainsi qu’il rejoindra un peu plus tard les centres sociaux. Il est un « ami critique » de Camus auquel il reprochera dans une lettre en 1951, l’absence de personnages « indigènes » dans « La Peste » : «[…] j’ai lu la Peste et j’ai eu l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres ; J’avais regretté que parmi tous ces personnages il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à vos yeux qu’une banale préfecture française. » tout en affirmant, après sa mort,qu’il est, pour les « indigènes » musulmans , une « gloire algérienne ».
Le journal (1955-1962) qui a paru à titre posthume à l’automne 1962 et aux éditions du Seuil, est une œuvre majeure, une œuvre de maturité aussi, qui met au goût du jour la pensée profonde de Mouloud Féraoun. Ecrit sur des cahiers d’écoliers afin de mieux les dissimuler à l’armée française alors que la guerre faisait rage, ils révèlent une personnalité, un intellectuel, beaucoup moins consensuel que sa courtoisie et son amabilité naturelle pouvaient faire transparaître.
La tentation de l’enfermement et de la récupération
Mouloud Féraoun, c’est une complexité affirmée qui ne saurait doncêtre enfermée dans une seule dimension ; c’est une vie et une œuvre qui ne peuvent s’intégrer dans des récits préfabriqués,linéaires et uniformes, qui véhiculent des idéologies néfastes, dangereuses.
Ainsi, l’accueil enthousiaste de son premier roman par la presse algéroise en 1950, est à coup sûr empreint consciemment ou inconsciemment d’une tentative de récupération des défenseurs du système colonial, alors que le nationalisme algérien prenait une ampleur certaine et irréversible. Une manière de trouver d’impossibles arguments à l’idée d’une œuvre coloniale « civilisatrice » , puisque voilà un écrivain indigène qui doit tout à l’école française en Algérie et qui se serait donc affirmé comme écrivain et épanoui grâce à elle.
Ce fut à nouveau le cas pour la « Colline oubliée » de Mouloud Mammeri (1952) qui fit naître à sa publication une polémique interne aux courants nationalistes algériens, mais qui fut salué notamment par les critiques colonialistes. Féraoun montrera plus tard, notamment dans son journal, qui sera publié à titre posthume, un aboutissement d’une pensée profonde qui exprime sans ambiguïté son opposition ferme au système colonial et un soutien affirmé à une Algérie libérée de la colonisation et plurielle.
Quant à l’Algérie indépendante, elle fit d’une lecture largement tronquée de son œuvre, un « classique » étudié dans les écoles, si bien que je fais partie d’une génération qui a lu des extraits du « fils du pauvre » dans les manuels scolaires du niveau collège, mais ce fut en réalité seulement ce qui, dans ce texte, pouvait être récupéré pour le récit national uniforme et exclusif alors en construction.
Les tenants de l’idéologie dominante dont la nocivité n’est plus à démontrer, et qui sévit encore aujourd’hui, les promoteurs d’un roman national sans relief et sans aucune considération de complexité, roman dont la source est ce qui est appelé à juste titre « la révolution algérienne », ont fait mine d’oublier le scepticisme de Mouloud Féraoun qui s’exprime clairement dans son journal, face à certaines méthodes du FLN,malgré des convictions claireset des contacts qu’il aura au plus haut niveau de l’organisation comme l’écrit son biographe José Lenzini.
Les textes de MouloudFéraoun qui circulaient dans l’Algérie indépendante étaient manipulés et les passages gênants tout simplement supprimés comme le montre Christiane Chaulet-Achour.
Quelle place donc à la nuance, à la pluralité (y compris, notamment des identités) au milieu d’un champ de ruines, d’une guerre, à partir de 1954 ? Une guerre atroce qui radicalisa les positions à l’extrême et qui somma les uns et les autres de se déterminer sine die ? Quelle place à l’expression d’une pensée humaniste, libre, profonde qui se bat pour refuser les amalgames et les raccourcis pour se déployer pleine et entière ?
Oui Féraoun peut s’être trompé dans son aversion profonde pour la violence au milieu de ce tournant de l’histoire, le débat peut et doit sans doute rester ouvert ; mais ceci ne saurait remettre en cause l’intégrité intellectuelle, la cohérence et l’honnêteté de sa pensée. Une pensée, une œuvre, faut-il le répéter, généralement inconnues de la jeunesse algérienne en 2021.
Des multiples facettescourageusement assumées
Marqué par la colonisation jusqu’à son nom de famille, comme beaucoup d’Algériens, qui est en réalité Naït Chaabane et qui devint Féraoun en raison d’une imposition par les officiers des affaires indigènes chargés de donner un état civil aux populations kabyles après la guerre de Mokrani et de Cheikh Aheddad en 1871, Mouloud Féraoun est pour autant un « privilégié » dans un contexte impitoyable pour les siens, essentiellement réduits à la misère et à l’aliénation (« il y avait parmi nous des privilégiés, ou des instituteurs, par exemple. Ils étaient satisfaits, respectés et enviés » écrira-t-il à Camus). C’est tout le paradoxe des élites qui ont émergé malgré tout, sous ce système terrible de domination, et qui ont, in fine, fini par avoir raison de lui.
Un système colonialembourbé lui-même dans des contradictions, qui leur a permis ainsi une certaine ascension sociale, afin (globalement) de servir ses propres intérêts, dont la promotion du mythe de l’assimilation et de l’apport civilisationnel, même si comme tout système de domination, ilne va pas dans le sens de l’histoire, si l’on en croit les mots de l’historien Jules Michelet au milieu du dix-neuvième siècle.
Mouloud Féraoun le kabyle est nourri à l’école française, qui transmettait à son corps défendant dans ce contexte particulier, les valeurs de laïcité et de liberté. Féraoun, conscient de l’essentialisation dont il est l’objet, même en tant qu’instituteur et écrivainreconnu (car il la vivait au quotidien), a gravi des marches permises alors à un jeune issu de son milieu ; il est dans le même temps conscient de devoir a priori cette ascension à ce même système injuste, ou plus exactement aux interstices qui s’y sont dessinées,et qui sévit depuis si longtemps en Algérie.
Mouloud Féraoun est Kabyle de langue et de culture, mais « indigène musulman », assigné à être « arabe » comme tous les « indigènes musulmans »(ce qu’il refuse d’emblée), instituteur, transmetteur de la langue et de la culture françaises, écrivain et intellectuel francophone qui puise dans le large registre de la culture française. L’acculturation dont il fut menacé est à la fois un danger et une chance. Elle lui a permis, à travers une succession d’étapes cruciales, de construire une pensée vigilante, humaniste et juste.
C’est un Féraoun libre qui en ressort in fine, rusant avec le pouvoir colonial si nécessaire et notamment avec les militaires, abhorrant la violence, ce qui le mit à distance de certaines méthodes du FLN et qui pose la question de nécessité et donc de la légitimité de ces dernières, mais portant progressivement en lui une opposition viscérale à la colonisation et un soutien total à une indépendance qui permettrait de construire une Algérie libre et plurielle.
La fausse image d’un « indigène musulman » acculturé
Il faut peser là encore nos mots, on ne peut affirmer qu’il y eut un engagement nationaliste chez Féraoun, car, au même titre que Camus en ce sens, il aurait sans doute préféré la possibilité d’une fraternité que l’essence même du système colonial ne permettait absolument pas, ce dont il n’avait probablement pas la conviction. Pour autant, on ne saurait qualifier la littérature de Féraoun de littérature de « complaisance », car son écriture a évolué à coup sûr pour trouver son aboutissement dans les « Chemins qui montent » et dans « Le journal », et il n’y a plus aucun doute sur son opposition avec force à un système colonial, qu’il a su séparer des valeurs universelles de la France.
Il ne saurait donc de ce point de vue pas adosser le rôle de « bonne conscience du système colonial », même s’il fut, pendant la guerre d’Algérie et au regard de sa notoriété, courtisé, entre autres, par les militaires qui l’invitaient à leurs réceptions officielles, alors que son parti pris pour l’indépendance de l’Algérie n’était pas connu, puisque son journal sera publié à titre posthume.
L’image construite de Féraoun, écrit l’historienne Sylvie Thénault, au moment de son décès, est la fausse image de « l’Algérien acculturé, image rassurante de l’instituteur kabyle formé à l’école française, écrivain de langue française[…] »
Enfin, celui qui se sentait à la fois proche de Camus et surtout de Roblès, n’a pas oublié ses origines berbères, lui qui avait sans doute les traits de l’ « Arabe » de « L’Etranger », consacra un livre en 1960 aux éditions de minuit, au grand poète berbère du dix-neuvième siècle Si Mohand Ou Mhand. De plus, celui qui fut un instituteur imprégné de la laïcité transmise par l’école de la République, fut considéré toutefois comme « indigène musulman », lui qui fut logé par la mission (protestante) Rolland après l’obtention d’une bourse d’études pour le collège de Tizi-Ouzou (devenue mission Lembert dans « Le fils du pauvre »).
Originaire de Kabylie et attaché aux siens, ancien élève de l’école normale de Bouzaréah, instituteur, écrivain, intellectuel engagé et humaniste, mais aussi aux yeux du colonisateur « indigène musulman » ou « arabe », nourri aux valeurs de l’école de la République et à la langue française,ayant réussi à avoir malgré tout le droit de la transmettre et de la porter comme tous les instituteurs indigènes, la vie et l’œuvre de Féraoun allèrent dans le sens du « dépassement » de ces contradictions, selon lesmots de Senghor, afin de toucher avec une rare honnêteté intellectuelle, l’universalitéde la vérité, de la justice et de l’humanisme.
08 AVRIL 2021
HAFID ADNANI
Hafid Adnani est né en Algérie. Journaliste et cadre supérieur de l’éducation nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France.
Par cette reconnaissance officielle, que cherche l’impérialisme français ?
On voudrait bien croire à une véritable reconnaissance d’une erreur passée en essayant d’effacer un contentieux qui a duré plus de 132 ans. Notre peuple ne peut pas oublier les crimes de l’impérialisme français. Mais en France les blanchisseurs des crimes actuels que commet l’impérialisme et son bras armé, l’OTAN, aux quatre coins de la planète à travers ses interventions militaires, ses ingérences, ses embargos qui plongent les peuples dans la misère pour les forcer à se révolter contre leurs dirigeants, ces blanchisseurs des guerres « soft » tentent de nous faire oublier le passé et d’occulter le présent derrière la trouvaille des « récits mémoriels » devant marquer un nouveau point de départ « apaisé » entre bourreaux et victimes.
« Mémoire » ? Un mot complètement galvaudé par les historiens des puissances dominantes ainsi que par les nouvelles couches nanties arrivistes algériennes qui leur demandent de faire acte de « repentance » ne serait-ce que de pure forme à seule fin de pouvoir traficoter avec « l’ancien ennemi » paisiblement, tranquillement, sans la crainte des fantômes du passé, sans s’attirer les foudres du petit peuple paupérisé, écrasé sous la domination partagée de la bourgeoisie interne et de l’impérialisme. C’est un mot fourre-tout et un prétexte pour tout effacer à moindres frais et on continue comme avant.
Le rapport de Stora va dans ce sens, tout le monde est bon, tout le monde est gentil. Les massacres, les enfumages, la spoliation des fellahs de leurs meilleures terres, les millions de gens qui ont subi une humiliation sans pareille, 8 années de guerre terrible, on ne les efface pas d’un coup de chapeau, les plaies sont encore grandes ouvertes.
L’impérialisme français ne va pas et ne peut pas changer de nature. L’impérialisme c’est d’abord est avant l’étape ultime du développement du capitalisme parvenu à un haut niveau de concentration du capital, à la domination du capital financier détenu par une petite minorité de monopoles et d’oligarques, produit de la fusion du capital bancaire et du capital industriel. C’est la phase de l’exportation des capitaux, de la lutte permanente pour le repartage des zones d’influence entre puissances impérialistes, de l’accaparement des sources d’énergie et des voies de leur acheminement, des guerres inévitables qui accompagnent ce repartage et que dicte aussi la nécessité de protéger les zones où prospèrent les capitaux exportés grâce à l’exploitation de la classe ouvrière.
La guerre de libération a contraint l’impérialisme français à accepter l’indépendance. Mais l’impérialisme français ne s’est jamais avoué vaincu. Il a toujours tenté de reprendre ce qu’il a perdu, notamment après la nationalisation des terres des colons, des richesses pétrolières et des mines, celle des banques, le lancement des plans de développement des années 1970, etc.
N’a-t-il pas défendu le Front Islamique du Salut (FIS) pendant la décennie noire ? Plus de 100 000 de nos concitoyens ont été assassinés par les hordes criminelles sous le drapeau de la religion, sous le paravent de la propagande du « qui-tue-qui » initiée en France, sous la bénédiction des signataires du Pacte de Sant’Egidio, chefs des tueurs islamistes, FFS, Louisa Hanoune, Mehri, Djaballah, islamiste institutionnel, Ali Yahia Abdennour, grand chantre des droits de l’Homme adulé par les socialistes et la droite françaises. Une période sombre de l’histoire du dit berceau des Lumières, apparemment passée sous le silence révélateur de la duplicité de la France impérialiste. D’autre part les rapports privilégiés avec le Maroc et le silence complice sur l’occupation illégale du Sahara occidental par la monarchie réactionnaire vermoulue du Maroc sachant que l’Algérie est directement menacée par ses visées expansionnistes. Des positions qui n’ont rien à voir avec un changement de politique à l’égard de notre pays, bien au contraire. Ce sont des ingérences inacceptables pour forcer l’Algérie à renier ses engagements en faveur de la décolonisation du Sahara occidental, en dépit du fait que notre pays est dirigé par une bourgeoisie réactionnaire portée à la conciliation avec l’impérialisme, français ou américain, attentive à leurs desiderata , soucieuse de ne rien faire qui puisse les courroucer.
Alors, l’annonce des autorités françaises sur le martyre de Ali Boumendjel, sauvagement torturé et assassiné par les paras de Massu en mars 1957, en oubliant Larbi Ben Mehidi, un chef historique du FLN, assassiné dans les mêmes conditions et des milliers d’autres, cette annonce n’engage à rien. La famille n’avait jamais reconnu la thèse du suicide avancée par les autorités françaises pour maquiller le crime. Avait-elle besoin de cette « reconnaissance » ? Boumendjel a donné sa vie pour la libération de son pays. La meilleure reconnaissance est celle de son peuple qui a donné dès les premiers mois de l’indépendance son nom à l’une des rues du centre de la capitale. Et celle des forces progressistes des autres peuples, des progressistes français qui ont soutenu sa guerre de libération et combattu la propagande et les mensonges de la bourgeoisie française, de ses collaborateurs de classe de la sociale-démocratie à l’origine des pouvoirs spéciaux confiés aux tortionnaires.
Ce mea culpa officiel français soudain est plus que douteux.
Notre peuple n’est pas dupe pour accepter n’importe quoi. Le compte n’y est pas (* lire plus bas ce que le peuple algérien endura en 1957).
Non, depuis l’indépendance, les relations avec l’ancienne puissance coloniale ont été tumultueuses pour une raison bien simple. Il ne peut y avoir de relations fraternelles entre les peuples et les oligarchies impérialistes, quelles qu’elles soient, française, américaine, allemande, etc. Et qui plus est, avec notre bourgeoisie qui tient le pays dans ses griffes et qui est poings liés avec ces puissances pour se maintenir au pouvoir. Les puissances impérialistes emploient la ruse, la corruption et les fausses promesses pour assurer l’expansion de leurs profits. Elles recourent sans hésitation au langage de la force et de la domination quand leurs intérêts sont menacés par la mobilisation consciente des travailleurs et des peuples.
Les relations fraternelles sont impossibles entre les États sous le capitalisme. Seul le socialisme sonnera le glas de ce système prédateur. Il instaurera des relations fraternelles entre les peuples, librement consenties, dans le respect mutuel des souverainetés nationales de chaque État et d’égal à égal.
Conférence de Christiane Chaulet Achour (en ligne)
"Algérie/France, mémoires réconciliées? Du "Rapport Stora" à l'éclairage de la littérature "
16 avril 2021 – 18h
Dans une conférence récente, l’historien avance la question fondamentale pour lui : « comment sortir du colonialisme ? » Si l’on considère les événements historiques, la sortie du colonialisme s’est faite par l’indépendance de l’Algérie. Toutefois, on comprend bien que la question posée désigne le colonialisme comme trace active dans les sociétés algérienne et française, de 1962 à nos jours.
Pour ma part, la question que je poserais serait celle-ci : « peut-on sortir de… quand on n’est pas rentré dans… ? ». Non pas au sens d’un retour dans le colonialisme mais comme effort de mémoire et pour savoir de ce qui s’est réellement passé durant près d’un siècle et demi en Algérie sous contrôle français et à son aboutissement tragique, la guerre d’indépendance, guerre de résistance au colonialisme français. Après un rappel de quelques points forts du débat qu’a déclenché ce rapport, en particulier chez les intellectuels algériens – étant entendu que ce rapport s’adressait à la présidence de la République française et non aux Algériens –, je voudrais esquisser une voie possible et souvent négligée d’un savoir à élaborer, celle de la littérature, dans les deux pays concernés. Je tiendrai compte, dans le choix d’un corpus restreint mais indicatif, non d’une binarité mais d’une multiplicité de positionnements. Les historiens, de part et d’autre de la Méditerranée, ont largement entamé ce travail de connaissance ; aux littéraires, en première ligne de la transmission dans le système scolaire et universitaire, de faire passer leurs recherches du domaine confidentiel des centres de recherche universitaires à une diffusion dans les programmes. Alors, peut-être, dans quelques décennies, les générations, nées après le colonialisme comme système politique, pourront être libérées parce qu’informées du colonialisme comme trace de domination et de rejet de l’Autre. En mettant en écho ces œuvres, on peut entrer dans la parole de l’autre pour mieux réaliser, à l’échelle humaine, la complexité de la guerre après ces années de régime colonial, et les traces vivaces que la littérature fait resurgir. Comme le déclarait (fin janvier 2021) Sylvie Thénault : « l’histoire peut rassembler à condition d’être dite et connue dans sa totalité, dans toute sa complexité, et d’être partagée ». Et c’est à l’éclairage des travaux d’historiens que peut se lire en profondeur les œuvres littéraires.
Le chef de l'armée algérienne, Saïd Chengriha, a sollicité l'assistance de Paris pour la «réhabilitation» des sites des essais nucléaires français au Sahara il y a 60 ans, lors d'une rencontre avec son homologue français, le général François Lecointre, jeudi à Alger.
Le chef d'état-major de l'Armée nationale populaire (ANP) a reçu le général Lecointre au cours d'un déplacement non annoncé, avant la visite prévue du Premier ministre Jean Castex dimanche à Alger.
À l'occasion de l'entretien, le général de corps d'Armée algérien a évoqué «la problématique liée à la réhabilitation des deux anciens sites d'essais nucléaires français, à Reggane et In-Ikker» dans le sud du pays, selon un communiqué du ministère de la Défense nationale cité par l'Algérie Presse Service (APS).
Alger considère que la France doit «assumer ses responsabilités historiques» et «décontaminer» les sites des essais nucléaires effectués dans le Sahara algérien dans les années 1960.
La France, qui a colonisé l'Algérie de 1830 à 1962, a procédé au total à 17 essais nucléaires au Sahara algérien entre 1960 et 1966, sur les sites de Reggane puis d'In Ekker.
Onze d'entre eux, tous souterrains, sont postérieurs aux accords d'Évian de 1962, qui actaient la fin de la guerre d'indépendance de l'Algérie, mais une clause permettait à la France d'utiliser jusqu'en 1967 les sites du Sahara.
Le dossier des essais nucléaires est l'un des principaux contentieux mémoriels entre Alger et Paris.
«Je tiens à évoquer la problématique des négociations au sein du Groupe algéro-français au sujet des anciens sites d'essais nucléaires et des autres essais au Sahara algérien, où nous attendons votre soutien, lors de la 17e session du groupe mixte algéro-français, prévue en mai 2021, pour la prise en charge définitive des opérations de réhabilitation des sites de Reggane et In Ekker», a précisé le haut gradé algérien.
Localisation des zones d'enfouissement
Alger souhaite également l'aide de la France «pour nous fournir les cartes topographiques permettant la localisation des zones d'enfouissement, non découvertes à ce jour, des déchets contaminés, radioactifs ou chimiques», a ajouté le général Chengriha.
Les deux chefs d'état-major ont également discuté de «l'état de la coopération militaire entre les deux pays et échangé les analyses et points de vue sur les questions d'intérêt commun». Parmi ces questions, figure la crise au Sahel et la lutte contre la menace djihadiste.
À l'approche du 60e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie qui a eu lieu le 5 juillet 1962, le Président Emmanuel Macron a engagé une série d'«actes symboliques» afin de «réconcilier les mémoires» et d'esquisser une normalisation dans une relation qui reste complexe et passionnelle.
Il a notamment reconnu, «au nom de la France», que l'avocat et dirigeant nationaliste Ali Boumendjel avait été «torturé et assassiné» par l'armée française et décidé de faciliter l'accès aux archives classifiées sur la guerre d'Algérie.
Alger réclame de son côté la restitution des archives liées à la colonisation et «toute la lumière» sur les disparus algériens durant la guerre, qu'il estime à 2.200, ainsi que l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français dans le Sahara algérien.
Le livre de l’historien et journaliste franco-américain Ted Morgan, de son vrai nom Sanche de Gramont, soulève l’ire de Yacef Saâdi et de sa famille. Sorti en 2006 aux États-Unis, l’ouvrage intitulé Ma Bataille d’Alger, qui vient d’être traduit pour la première fois en français, accuse l’ancien chef de la Zone autonome d’Alger (ZAA), d’avoir trahi Ali la Pointe et son groupe : Hassiba Ben Bouali, Petit Omar et Mahmoud Bouhamidi.
Hier, le fils et le neveu (le frère du petit Omar) de Yacef Saâdi ont annoncé à Liberté que la famille du héros de la Bataille d’Alger fera d’“importantes révélations”, aujourd’hui, lors de la conférence de presse, qui se tiendra au domicile familial, à Hydra (Alger). “Des dizaines de documents d’archives françaises”, récupérées à Paris, en France, seront divulguées, portant notamment sur le démantèlement de la ZAA suite à la “trahison” d’un certain Guendriche Hacène, alias Judas-Zerrouk-Safi, et sa collaboration avec les capitaines Paul-Alain Léger et Raymond Chabanes, ainsi que sur des documents relatifs à la “bleuite”, signés par le colonel Yves Godard. Mais d’autres éléments seront également exposés, incriminant Guendriche Hacène et confirmant à la fois les déclarations de Yacef Saâdi (La Bataille d’Alger, 1997) et celles du capitaine Léger (Au carrefour de la guerre, 1989). Notons au passage que Liberté est en possession d’un courrier datant d’octobre 1957 entre Ali la Pointe (Ali Amara) et Safi (Guendriche Hacène) : il s’agit des copies de 4 lettres tirées des archives françaises, dont 2 (déchiffrables) d’Ali la Pointe, écrites par Hassiba Ben Bouali, et 2 (illisibles) de Safi. Il est question d’échanges autour du “plan pour l’organisation” tel que demandé par Safi, de “contact” avec la Wilaya III et de propositions sur la “réorganisation” de la ZAA, ainsi que du “transport d’armes”, de certaines “instructions” et “coordinations” d’actions “aussi bien politiques que militaires”.
Zerrouk-Hacene Guendriche bascule chez l’ennemi Dans son ouvrage La Bataille d’Alger, plus particulièrement dans le chapitre destiné à “la trahison”, Yacef Saâdi révèle avoir rencontré, pour la première fois, en 1944, Guendriche Hacène. “C’est lui qui, quelques années plus tard, allait nous perdre et transformer Alger en un gigantesque navire en perdition”, écrit-il. Plus loin, il indique qu’au mois d’août 1956, lui et Ali la Pointe ont rencontré “par le plus pur des hasards”, Hacène Guendriche et son ami Hamoud Hader, qui se trouve être son ancien “chef” à l’Organisation secrète (OS). “La semaine suivante, une autre rencontre nous réunit, cette fois, chez Guendriche. Nous eûmes une longue discussion, qui déboucha sur un engagement ferme de leur part de s’impliquer immédiatement avec nous. J’en fus ravi, car justement nous manquions de cadres à la Zone III, Alger-Ouest, dont le responsable avait été arrêté. Hamoud Hader hérita donc du poste et eut comme adjoint Guendriche qui, sans doute impatient de faire la mue, décida de troquer le sobriquet de Judas contre celui de Zerrouk”, poursuit Yacef Saâdi. Ce dernier relève que le 6 août 1957 Zerrouk est arrêté. “Les parachutistes profitent de ce coup de filet pour arrêter par la même occasion Saïd Bakel trouvé dans le même refuge”, précise-t-il, informant, cependant, que Bakel s’évade le 10 septembre et décèdera “aux environs d’un bourg de la Mitidja, appelé Chebli, lors d’un accrochage avec l’armée française”, sans avoir pu informer les responsables de la Zone autonome de l’arrestation de Zerrouk. Yacef Saâdi concède qu’à ce moment-là, “nous ignorions que le plan conçu par Zerrouk et ses manipulants, pour nous perdre, était déjà en route”. Pourtant, énonce-t-il, Zerrouk, une fois arrêté, va “se voir délier la langue par des ‘spécialistes’ que l’on sait’ et ‘se mettre à table’, avouant appartenir aux réseaux, ‘à la Zone III’ pour être précis”. Plus encore, Zerrouk aurait prêté “allégeance” aux services de l’armée coloniale : “Judas-Zerrouk-Hacene Guendriche bascule donc chez l’ennemi”. Pour Yacef Saâdi, Zerrouk, “pris en charge par le capitaine Chabannes, son directeur de conscience, (…) inaugure sa carrière de lâche absolu, par l’envoi d’une lettre à Ramel, son responsable direct”. Une lettre écrite “sous la dictée de Chabannes” et dans laquelle il demande à Ramel de “remplacer les agents de liaisons habituels par des nouveaux”.
La “bleuite” à la rescousse
Attribuant la proposition à un regain de vigilance, Ramel accepte les termes de la lettre, sans douter un instant que Zerrouk chercherait à “baliser le parcours à l’aide de ses propres agents, puisés sûrement dans le milieu interlope de la ‘bleuite’”, et sans soupçonner ce dernier de vouloir l’“offrir à Massu en gage de fidélité”. Le message, transmis le soir même au chef de la ZAA, ne suscite pas de méfiance, surtout que Zerrouk affirmait “avoir eu la chance de franchir les mailles du filet, une première fois, dans le quartier où il s’était réfugié pour en gagner un autre” et “qu’à présent il était à l’abri”. Quant à Ramel, il continuait à correspondre avec son subordonné au moyen de messages, croyant, lui aussi, que Zerrouk était toujours en liberté. Résultat : le “système de cloisonnement” mis en place par Ramel pour prévenir que d’éventuelles infiltrations se seraient effondrées le 26 août 1957, d’après l’auteur de La Bataille d’Alger, entraînant avec la mort de Ramel et de trois autres personnes, dont Debbih Cherif et amplifiant “l’agit-prop” du 5e bureau français, qui aurait alors lancé le mot d’ordre sur “les ‘bleus de chauffe’ (…) qui ont localisé le refuge de Ramel” et dévoilé certains noms, comme “Alilou, Baâbouche et d’autres, tous rescapés de la grève”, qui travailleraient sous les ordres du capitaine parachutiste Léger. Selon Yacef Saâdi, “cette grossière diversion visait à orienter les esprits, concernant la mort de Ramel, ailleurs pour protéger le travail de sape de Hacène Guendriche-Judas-Zerrouk, dont nous continuerons à ignorer l’existence jusqu’à la fin de la seconde bataille d’Alger”. C’est ainsi que Zerrouk fut nommé à la place de Ramel “pour coordonner les activités des trois zones de combat”. Mais, le nouveau capitaine responsable militaire pour les trois zones (Zerrouk), se surnommant désormais Safi, aurait envoyé une lettre au chef de la ZAA, dans laquelle il réaffirmait ses positions “révolutionnaires” et il s’excusait pour son silence “prolongé”, en raison de la situation sécuritaire. Yacef Saâdi, enfonçant davantage Safi, soutient que ce dernier, travaillant sous les ordres de “son manipulant”, se serait proposé à venger la mort de Ramel et de Debbih Cherif et aurait accusé Alilou d’être “le principal instigateur” de leurs malheurs. “Il va sans dire que tout ce que me racontait Guendriche n’était que tissu de contrevérités, une manœuvre destinée à gagner ma confiance, à me circonvenir pour me localiser et ensuite faire intervenir ses commanditaires, afin de me capturer”, signale-t-il.
En finir avec “l’étiquette” !
Non sans insister sur le fait que Guendriche-Safi allait s’associer à “la confection d’une monstrueuse toile d’araignée”, dans le but de l’“éliminer”. En pistant ses “agents” jusqu’à son refuge, en maintenant ses absences sous le prétexte sécuritaire et en multipliant les messages. C’est ainsi que le 24 septembre 1957, vers 2 heures du matin, “environ 10 000 hommes” des forces armées coloniales investirent la Haute-Casbah, bouclant “rues, ruelles, impasses, terrasses”. Alors que Yacef Saâdi se trouvait au 3 rue Caton, avec Fatiha Bouhired, la “propriétaire” du refuge, et Zohra Drif. Ali la Pointe et ses 3 compagnons, se trouvaient au numéro 4 de la même rue, c’est-à-dire en face, chez les Guemati. “Je souffrais depuis 5 jours d’une grippe asiatique, doublée d’une angine qui m’avait rendu atone”, raconte Yacef Saâdi, rappelant que ce jour-là, il entendit les voix des “traîtres” qui guidaient les militaires français : celles de Guendriche et de Hadj Smaïn. “Ce ne fut que lorsque Godard m’interpella à haute voix pour m’annoncer qu’il n’ignorait pas que j’étais malade que j’ai compris”, explique-t-il. Pour éviter des désagréments à Fatiha Bouhired et aux “familles des locataires des maisons avoisinantes”, et afin de détourner l’attention sur “la maison d’en face, celle de la famille Guemati” et prévenir contre une “déflagration du TNT”, le chef de la ZAA décida de se rendre, en essayant de gagner du temps — en lançant une grenade et en chargeant — sa mitraillette, pour permettre à Zohra Drif de détruire les documents compromettants. D’ailleurs, il écrit à ce propos qu’il a décidé de “parlementer” avec les militaires, “pour épargner la vie d’innocents en grand nombre, et permettre à Ali la Pointe de relancer la ZAA”. Plus de 5 décennies après l’Indépendance, le livre de Ted Morgan relance à nouveau l’étiquette faite à Yacef Saâdi, celle d’avoir “vendu” Ali la Pointe et son groupe. “Aujourd’hui, mise à part l’affaire Ted Morgan, la famille fera une mise au point avec des preuves à l’appui, pour en finir avec cette étiquette. Quiconque reviendra sur ça aura affaire à toute la famille de Yacef Saâdi”, nous a confié son fils. Pour ce dernier, “les gens doivent comprendre qu’Ali la Pointe et son groupe ont changé de lieu, 3 jours après l’arrestation de mon père”. “Comment Yacef Saâdi pouvait-il connaître la nouvelle adresse, alors qu’il a été arrêté et tenu au secret”, s’est-il demandé, observant que “le seul qui était en contact avec Ali la Pointe, à l’époque, c’était Zerrouk-Safi”.
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