Tipasa, qui s’étend sur une superficie de 2166 km2, nichée dans une baie à l’ouest d’Alger et à l’est de Cherchell, subit aujourd’hui de sérieux problèmes écologiques.
Elle exerce aussi moins de séduction sur le visiteur qu’autrefois à cause d’un urbanisme anarchique et la restauration inappropriée du port. De prime abord, ce dernier nous introduit dans une atmosphère plutôt belliqueuse. Sa réfection hâtive n’a pas pris en considération les particularités locales: Vestiges romains, Beauté du site, Vocation touristique. La wilaya aurait dû demander l’avis des artistes locaux sur les techniques de restauration du port avant de s’engager dans les travaux durables nécessitant un budget faramineux.
Ceux qui ont déjà vu Tipasa il y a deux ou trois décennies, se croiraient dans le port de Purl Aarburg. Des avions de combat invisibles vrombissent au-dessus de vos têtes pour neutraliser des bâtiments de guerre. Ils perturbent ainsi la quiétude vespérale et impriment sur le visage une peur morbide du premier conflit mondial. Les quelques espèces marines ont déjà fui au large à cause de la pollution, des travaux assourdissants et surtout des énormes pierres grises sentant l’odeur des dynamites.
Les milliers de grosses pierres apportées par camion pour renforcer l’ancien port réduisent la portée du regard et brident l’imagination. Selon certains autochtones, ils altèrent même l’aspect du port vu de la mer et suscitent par conséquent la répulsion. Pire encore, au mois de mars 2007, au moment des travaux, la majestueuse statue de Sainte Salsa, érigée au petit port, a été détrônée alors qu’elle priait en direction de l’Amérique. Son histoire ne relève nullement d’un mythe. La victime n’a même pas eu le temps nécessaire de faire ses adieux aux visiteurs qui l’avaient prise en photos et filmée. Aucune justification n’a été également donnée à la presse sur la décapitation de cette païenne de 14 ans, que les romains précipitèrent dans la mer après son insurrection contre leur idolâtrie. Son élimination, par ignorance de l’importance de l’Histoire ancienne, soulève la colère et l’indignation des villageois car c’est une partie de notre civilisation qui vient d’être annulée. C’est un chainon important de l’Antiquité qu’on a retiré du Grand Musée que représente Tipasa. On se comporte comme si l’histoire de nos prédécesseurs est obsolète et ne constitue nullement une dimension essentielle de nous-mêmes. Puisque les symboles sont inutiles, débarrassons Khenchela de son Bélier, Sétif de sa Fouara et Mascara de l’Emir Abdelkader. Par extension, à la manière des nihilistes, assassinons tous nos Symboles Historiques et coupons tous les cordons ombilicaux qui relient notre Pays à son Passé de Prestige, de Fierté, de Lutte et de Gloire. Notre modernisme obnubilé par l’Occident désapprouve, semble-t-il, la référence au passé et n’aime pas s’encombrer de la promiscuité de dates et d’événements sans importance pour la panse.
Qui connaît l’histoire authentique de Sainte Salsa et celle de Juba II? Personne, par manque de conférences organisées par les archéologues et les historiens. Aujourd’hui, leurs monuments, la grande basilique et le tombeau de la Chrétienne labyrinthique ne suscitent plus la curiosité. La cathédrale, négligeable et sans entretien, autour de laquelle se rassemblent les tombes, est devenue un lieu d’urines et de défécation pour les promeneurs. Donnons à cette Martyre toute l’Importance qu’elle mérite et ré intronisons-la au Petit Port d’où elle fut retirée morte des flots par un gaulois. La Wilaya, occupée à répondre aux exigences croissantes et interminables des habitants, aurait dû consulter les archéologues avant la destruction de ce Symbole. Si Albert Camus vivait encore, il se révolterait contre cette atteinte au patrimoine historique et surtout aux particularités et à l’authenticité du village.
Tipasa constitue indéniablement une intarissable source d’inspiration pour sculpteurs, peintres, poètes et romanciers. Elle contraint les visiteurs à l’immersion dans les abysses de la Cité Antique. Grâce à ce ressourcement, ils émergent à la surface du présent avec des richesses inestimables. Ce microcosme de catharsis et de thérapie naturelle conférait la sérénité à tous les étrangers qui effectuaient leur première visite exploratoire dans le respect des défunts alignés dans la petite et grande nécropole. Chaque pierre interrogée affichait un pan de civilisation, aujourd’hui victime de l’indifférence et du vandalisme.
Pour le visiteur lucide, le port actuel étrangle le nord du village de ses deux mains inexorables. Les mégalithes, apportés du massif du Chenoua afin de stopper les vagues, qui redoublent de férocité en hiver, conspirent à ternir quelque peu la splendeur de Tipasa et à atténuer le chatoiement de la mer en été. Pour que le regard se libère du rempart des mégalithes et embrasse la mer évanescente, il faut que le visiteur escalade les côtes ou prenne de l’altitude jusqu’à surplomber les bâtiments et les maisons aux tuiles rougeâtres. Il peut également opter pour l’ascension du phare à l’accès aujourd’hui interdit pour des raisons de sécurité.
C’est en ce lieu de prédilection que se réfugiaient les bibliophiles pour communier avec les éléments de la Nature et se saouler de lectures ou de Logos. Il est recommandé de réactiver la méditation sur «Noces à Tipasa et printemps à Djemila» pour comprendre le panthéisme camusien et surtout retrouver la pureté et l’originalité de la Cité. Avec la libération des essences, vous sentez des frissons de plaisir parcourir votre corps et revigorer votre Sang. Ici, l’omniprésence de l’Histoire dispense des leçons aux profanes sur la quintessence et l’alchimie propres aux Pierres Séculaires.
Dès votre arrivée, vous fascine la configuration, surtout les métaphores impressionnantes créées par le Chenoua impassible et vous attirent l’haleine de la sardine grillée sur la braise et le relent des repas en préparation dans les gargotes et les restaurants. Dans le petit port dodelinent les embarcations des pêcheurs accoutumées aux risques du large et sur les terrasses des cafés donnant sur la mer, les consommateurs imperturbables sirotent leurs boissons au rythme du rai qui braient jusqu’à indisposer les divinités dans leur sommeil. Toutefois, l’horizon se dérobe au visiteur attablé dans les cafés construits avec illégalité et impunité sur les vestiges. A Tipasa, l’insatiabilité et surtout l’esprit du lucre transgressent toutes les lois visant la préservation du patrimoine archéologique. L’instinct de consommation qui caractérise notre ère, assouvit ses frustrations même sur les ossements des défunts qui redoutent les moindres actes profanateurs des vie-vents. Drôle de société où les morts nourrissent en abondance les humains et les divertissent en été sur la grande place du port jusqu’au petit matin.
De nos jours, le regard n’interroge plus le mutisme des monuments, le livre ne se lit plus et la culture n’intéresse quasiment plus personne : logorrhée stérile, nourriture et obsession du sexe ont le primat sur tout le reste. Si Tipasa focalise l’attention c’est parce qu’on a privilégié l’insatiabilité de la panse au lieu de la pensée. Les chansons du rai qui s’égosillent libèrent l’appétit pour multiplier le profit des établissements de consommation. En outre, en l’espace de quelques années, le béton a chassé toutes les terres agricoles entourant le village. Tipasa saigne et émet des cris de détresse. A l’instar des Vautours insatiables, on extrait des pierres qui regorgent de messages, la moindre miette consommable, le moindre espace rentable, la moindre pièce de monnaie encaissable pour accélérer l’enrichissement par discrédit de l’archéologie et inapplication des lois.
Bon nombre de prédateurs, des couples surtout, viennent à Tipasa pour le dépaysement mais aussi pour les repas face à la mer et l’approfondissement de la compréhension mutuelle dans la discrétion en perspective d’une Union. Ceux qui déjeunent à l’extérieur, dans les vestiges, laissent sur place des sachets et bouteilles en plastique, des canettes de bière et différents papiers d’emballage. Des filles de joie s’y rendent aussi, les jours de semaine pour offrir leur service. Depuis le départ de Monsieur Bouchenaki, les ruines romaines sont livrées à la dégradation, faute de budget alloué par le ministère de la culture pour la défense, l’entretien et la relance des fouilles dans les sites archéologiques. Le 26 septembre 2005, sans système d’alarme, le musée de Tipasa situé juste au-dessus du port, a fait l’objet d’un vol en plein jour : trois pièces en or et une en bronze y ont été dérobées. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les voleurs connaissent parfaitement la Valeur marchande des Objets exposés dans les musées. Ils ne se soucient pas de leur valeur culturelle. Les responsables se sont contentés seulement de déposer une plainte contre X.
Rendons à Tipasa ses joyaux : le port restauré de manière irréfléchie et surtout sans Sainte-Salsa nuit à la réputation de la ville étroitement liée aux vestiges, au scintillement de la mer en toute saison, à la diversité des parfums au printemps, aux myriades de couleurs de la terre et surtout au Soleil qui déteint en toute saison sur le paysage en perpétuel changement. La meilleure science demeure bien celle forgée par le Site. Ce dernier sauvegarde l’authenticité des deux villages, l’Antique et le Moderne qui coexistent dans la contradiction et les oblige à survivre à toutes les secousses du Temps.
Les sensations agréables ne vous envahissent que lorsque Tipasa se déhidjabe sous la curiosité du regard et l’effort de l’ascension. Encore marquée par les valeurs morales de Venus Pudeur, elle vous offre à court terme, d’abord un sourire d’accueil, ensuite un jaloux pan du ciel, enfin sa sensuelle chair intégrale. A l’extrémité nord du promontoire, comportant une vaste esplanade et d’autres monuments, le phare s’approprie pour l’éternité le ciel étoilé et balaie de ses faisceaux de lumière le large pour rassurer les barques de pêcheurs. La ville de Tipasa ne palpite et s’anime que par les veillées forcenées sous les lumières et la vigilance de ce grand il. Elle lève parfois les bras au ciel, sollicitant l’intercession des Totems pour se protéger contre les convoitises fatales. Les dieux, pendant les pénibles travaux, y ont semé abondamment leur énergie. Les messages sur le savoir-faire, l’éthique et l’esthétique s’accumulent depuis l’aube des temps. Ils ne se décodent que par la vertu des sens et la perspicacité de l’esprit. Le visiteur doit comprendre le langage du Silence et des Pierres pour retourner chez lui stupéfait des héritages qui se transmettent à travers les âges.
Les bâtisseurs de civilisations baignent de sueur au moment de la construction d’édifices majestueux comme les grandes basiliques et le Tombeau de la Chrétienne de Juba II, qui confirment le génie à l’origine de la puissance des empires. Pour changer d’époque et mieux voir cette sueur qui suinte à travers les pierres, il importe d’effectuer une visite dans l’après-midi. A ce moment de la journée, les divinités surpris par votre présence vous raconteront sans exagération les exploits inouïs qui font l’orgueil du Passé. La visite du parc archéologique vous confère d’autres yeux pour voir l’imperceptible, d’autres oreilles pour appréhender l’inaudible, une fine faculté olfactive pour s’extasier des parfums les plus subtiles, une autre langue pour exprimer l’ineffable. Une superposition d’univers, aussi envoutants les uns que les autres émergent alors à l’occasion inespérée de cette rétrospection génératrice tantôt de choc bienfaisant, tantôt de frissons de plaisir. Seule votre peau suffocante restera collée à votre corps en prise avec les hallucinations.
Cependant, l’exploitation de Tipasa à des fins lucratives, annule les librairies et l’investissement dans le livre. En outre, la récente bibliothèque de la wilaya, gérée par la compétence et le dynamisme de Mme Sebbah, ne connaît pas encore un taux de fréquentation élevé en dépit de l’important calendrier culturel programmé, la diversité et le nombre impressionnant de volumes. Là aussi, la pathologie de la bouffe a inhumé l’Amour du livre et le plaisir intense qu’il procure aux bibliophiles! Les enseignants des différents cycles, la presse écrite et surtout la radio locale implantée à proximité doivent faire preuve de pragmatisme dans la sensibilisation des élèves à l’importance du livre, à l’écologie et à l’archéologie. Une partie de notre jeunesse a déjà succombé à l’Instinct de consommation bestiale et au Virus irrésistible de la communication infertile des portables et de l’Internet.
Mes contemporains captifs de la vitesse des temps modernes sont atteints de cécité. Ils ne parviendront jamais à décrypter les messages de leurs prédécesseurs communiqués par différentes formes d’expression. L’Histoire ne se définit pas seulement comme une succession de tragédies mais aussi comme une complémentarité des peuples et de leurs apports au bénéfice de l’humanité.
La réussite n’est souvent que le résultat d’un échec. Nous devons en tirer des leçons. Chez nous, il est dommage qu’on ne sache pas analyser l’échec dans les différents domaines de la vie sociale pour surmonter les obstacles, progresser avec prudence et apporter, à l’instar de bon nombre de peuples, notre humble contribution au patrimoine de l’humanité.
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Poète, professeur de lettres françaises
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