Une enfance dans la guerre. Algérie 1954-1962[1] est un recueil de près d’une cinquantaine de textes écrits par autant d’auteurs ayant pour point commun d’avoir vécu, en tant qu’enfants, ce qui fut pendant longtemps nommé en France « les événements d’Algérie ». Leïla Sebbar, qui poursuit le travail de mémoire collectif qu’elle a initié et dont le dernier titre est L’enfance des Français d’Algérie[2], aborde la guerre d’Algérie cette fois selon le point de vue des enfants seulement traité jusqu’ici dans quelques romans[3] et, partiellement, dans Une enfance algérienne qui est aussi un recueil de textes rassemblés par Sebbar.
Pour la France et pour l’Algérie
Alors que la guerre d’Algérie intéresse peu la société française – qu’elle travaille profondément pourtant – et alors que les Algériens se battent encore pour avoir un récit historique non faussé par les autorités politiques, s’interrogeant de plus en plus sur la légitimité historique de leurs dirigeants qui se revendiquent tous « moudjahidin » (combattants) bien qu’ils aient été à l’abri à l’étranger, voire dans l’armée coloniale, il est essentiel de revenir sur les violences tues d’une guerre dont l’héritage empêche deux pays de se construire sainement dans le présent.
Les impensés de la guerre d’Algérie sont nombreux tant en France, où l’on considère que l’enseignement de l’histoire coloniale est une auto-flagellation et une volonté de se repentir, qu’en Algérie, où l’écriture de cette histoire a été retardée, voire interdite, par le premier président Ahmed Ben Bella, puis par son successeur le putschiste Houari Bouemdiène.
Mais cette guerre est bien là : elle l’est parce que ses témoins sont toujours en vie et souffrent des traumatismes qu’ils en ont hérités ; elle l’est parce que l’héritage de la pensée coloniale imprègne toujours les discours politico-médiatiques mais aussi parce que les violences historiques s’héritent aussi.
La guerre d’Algérie est donc une histoire inscrite dans la psyché et dans les corps comme le révèlent les auteurs sollicités par Leïla Sebbar qui leur demande : « Comment écrire lorsqu’on ne comprend pas ce qui se passe ? On est en danger – quel danger, par qui, pourquoi ? Comment transmettre une mémoire si particulière à des héritiers de cette histoire, de l’une à l’autre rive ? » (p. 15) « Autant de questions qui traversent ces récits, passeurs d’histoires et de l’histoire », ajoute Leïla Sebbar qui présente cet ouvrage en insistant sur son actualité et sur l’actualité des blessures encore vives laissées par une guerre qui n’a épargné aucune communauté, ni aucune génération :
Un demi-siècle plus tard, voici ce livre douloureux, nerveux et, oui, nécessaire pour réfléchir à l’impensé de la colonisation, pour comprendre l’Algérie née de cette guerre d’indépendance qui est aussi l’une des principales “matricesˮ de l’histoire contemporaine française, enfin pour lire et dire et changer le monde d’aujourd’hui qui s’écrit avec les mêmes mots : hélicoptères de combat, incarcérations, tortures, exécutions, bombes dans les cafés… (p. 15)
Si l’esprit de cet ouvrage devait être résumé, l’épigraphe choisie par Yahia Belaskri qui cite l’écrivain français Mathieu Belezi suffirait : « Ce que l’enfant a vu, / Jamais sa chair d’homme ne s’en débarrassera. » Dans « L’enfant de M’dina Jdida », Belaskri se souvient d’Oran comme d’une ville qui « grouillait de vie, de difficultés, de partage aussi. Là vivaient Berbères, Arabes, Musulmans, les “indigènes, à l’image de ma famille. » (p. 56) Il se souvient aussi du dénuement auquel étaient confrontés les enfants algériens qui étaient privés de la magie du monde : « À mes oreilles d’enfant, aucun chant ni comptine. Ne retentissait que le bruit des balles offertes à tous, sans exception. Chaque jour, je croisais des cadavres d’Européens et d’Algériens dans les rues. » (p. 57)
« Curiosité interdite »
Le sens de cette histoire, des événements tant qu’ils se déroulaient sous leurs yeux, échappait à ces enfants pour qui la « curiosité [était] interdite », se souvient Leïla Sebbar dans « Des soldats et des livres » (p. 241). Pour les protéger de la guerre, les parents ne leur expliquaient rien, le sens devenant ainsi un privilège d’adultes. Faisant coïncider le destin individuel et le destin de son pays, Yahia Belaskri apprend la signification de ce qu’il a vécu longtemps après. Il conclut son texte de manière fort poétique : « J’apprendrai plus tard, trop tard, qu’elle [la guerre] fut sanglante et meurtrière. J’apprendrai aussi que la guerre fut déclenchée le 1er novembre 1954 et comprendrai ainsi pourquoi je n’ai pas eu d’enfance. Comme d’autres ont donné leur vie, j’ai donné mon enfance. Je n’ai rien donné, je ne savais pas. Si je n’ai pas eu d’enfance ni de jouets, c’est que l’Algérie advenait au monde. Et moi avec. » (p. 58)
La naissance de l’Algérie indépendante est, en revanche, une naissance à l’éloignement et à la privation pour une partie des auteurs de ce recueil. Monique Ayoun, née à Alger au moment des Accords d’Evian et l’année où son oncle a été tué, n’aura connu de sa terre natale que « la mauvaise part » et que ce qui a été évoqué par ses parents devant elle avec « des mots magiques qui ont enflammé [son] imagination » (p. 44-45).
En effet, les adultes ont aussi construit des stratégies d’évitement du réel pour continuer à vivre ou pour espérer une issue heureuse à la guerre. Il y a d’abord leur refus d’employer le mot « guerre ». C’est ce dont témoigne Joëlle Bahloul dans son texte intitulé « Quelle guerre ? ». Elle y dresse la liste macabre des « événements » qui ont marqué son enfance :
Dans l’Algérie de mon enfance, on ne parlait pas de « guerre ». La violence, les explosions dans les villes, les assassinats sur le bord des routes de campagne, les barricades au cœur d’Alger et d’Oran, les manifestations menaçantes des populations « indigènes » arabes contre l’armée coloniale, la répression militaire et les exactions de l’OAS, les séances de torture de militants FLN sous nos fenêtres pendant quelque temps, on appelait tout cela « les événements ». (p. 49)
Monique Ayoun, elle, interroge : « Qui voulait croire à la guerre ? » (p. 45) et raconte l’histoire de son père qui, à sa manière, s’obstinait à « rénover » le réel : « Je me suis souvent interrogée sur cet aveuglement obstiné de mon père, qui, pendant que les bombes explosaient, fit poser un sol en marbre dans son appartement. Sans doute ce refus de la réalité participait-il lui aussi de cet acharnement fougueux, de cette volonté extraordinaire d’être heureux “à tout prixˮ ! » (p. 46) « Or, la guerre d’Algérie en moi n’est qu’un grand trou, précise Daniel Mesguich dans un récit d’une grande force, peut-être le plus fort de ce recueil. Ou plutôt une symphonie de trous. […] D’abord – malgré (déjà) quelques trouées pourtant spectaculaires dans le voile qu’ils avaient tendu autour de nous – mes parents nous en ont préservés, ma petite sœur et moi, autant qu’ils ont pu. Leur amour, leur tendresse, leur délicatesse, nous l’ont subtilisée. » (p. 197) Et d’énumérer ces trous : « Trous topographiques (les quartiers manquants d’Alger), trous dans les narrations des films, dans celles des illustrés, trou de mémoire au retour, trous dans le ventre de Mohamed, trou dans le trottoir se remplissant de sang… et bien d’autres encore, celui, par exemple, que laisse dans l’âme la perte des visages aimés. » (p. 202)
Certains enfants ont compris que leur pays traversait une guerre meurtrière. Eux-aussi avaient leurs stratégies pour rendre la réalité supportable. Certains lisaient les événements à travers le prisme cinématographique comparant la guerre d’Algérie à un film western ; d’autres relativisaient sa gravité en pensant au nouveau monde qu’elle annonçait : « La guerre, c’est facile : il y a les gentils (nous, les Algériens) et les méchants (eux, les Français) », note Michèle Audin (p. 38) dont le témoignage est écrit avec un détachement feint, comme si les mots tombaient indépendamment de la volonté de l’écrivaine et ne pouvaient avoir aucune incidence. L’effet d’une habitude au tragique ou de la conscience que « la cendre est partagée » par tout le monde, pour reprendre les mots de Jean Sénac ? Pour trouver la réponse qui convient, le lecteur doit se confronter à la fin laconique d’un témoignage qui met le lecteur lui-même face à/dans la violence de la guerre d’Algérie. La fille de Maurice Audin termine son, avec une objectivité feinte et faussement résignée, en adoptant le point de vue d’une enfant prête à vivre son destin tel qu’il s’impose à elle :
La guerre est finie.
Je remplirai moi-même la fiche de renseignements. J’écrirai « père : décédé », comme tout le monde.
J’ai huit ans. (p. 40)
L’enfant Michèle Audin évite la symbolisation qui pourtant pouvait l’aider à surmonter ce que le réel annonce de difficile à traverser. Maïssa Bey, dans « Les alouettes ne sont pas des oiseaux », y recourt volontiers, notamment en nommant les avions de guerre des « alouettes » ou encore en considérant les « fusées éclairantes » comme « nos feux d’artifice à nous ». L’esthétique du texte, très sensiblement travaillée, fait partie de cette symbolisation qui permet d’exprimer les violences historiques tout en se donnant les moyens de gérer ses traumas. On est face à une diversité de graphies, alternant l’italique, les majuscules et la forme « normale » d’écriture, des formes graphiques qui signalent la multiplicité des locuteurs : la famille qui refuse d’expliquer la disparition d’un oncle, le docteur Dalbies qui conjure les enfants de poser une grenade qu’ils viennent de trouver, leur évitant le drame qui arracha le bras à Issiakhem, ou encore, avec des majuscules qui illustrent la terreur que ces mots inspirent, les slogans de l’OAS : « OAS VAINCRA ! OAS VEILLE ! » (p. 76).
« Ce que l’enfant a vu… »
Il serait vain de tenter de donner un aperçu de tous les témoignages rassemblés par Leïla Sebbar dans ce recueil. Tous les auteurs, qu’on découvre dans des photos de leur enfance qui inaugurent chaque récit, témoignent d’une expérience privée, intime et, à la fois, tragiquement collective. De Tassadit Yacine qui se souvient de la mort de son père « tué pour l’exemple » alors qu’il rentrait de France où il travaillait, à Jacqueline Brenot qui ignore l’interdiction faite par son père d’ouvrir son secrétaire et qui découvre des photos d’enfants de fermiers égorgés, avant de marquer sa révolte en allant à l’école avec un pull vert, à Leïla Sebbar qui n’appartenait à aucun des clans qui se formaient dans la cour de l’école, car son père était algérien et sa mère française et qui n’a toujours pas lu les lettres que ses parents ont échangé après l’arrestation du père par les parachutistes et son emprisonnement à Orléansville… Il suffit de remarquer que l’un des mots les plus répétés dans tous ces textes, c’est l’adverbe « encore » qui souligne le fait que beaucoup de Français et d’Algériens portent encore les traumatismes, les souvenirs, les blessures de la guerre d’Algérie dans leur esprit et dans leur corps qui sont comme ces « outres » évoquées par Tahar Djaout dans L’Invention du désert[4] et dans lesquelles les Indiens portent les ossements de leurs ancêtres.
[1] Une enfance dans la guerre. Algérie 1954-1962, textes recueillis par Leïla Sebbar, Paris, éd. Bleu autour, 2016, 26 €.
[2] L’enfance des Français d’Algérie, textes recueillis par Leïla Sebbar, dessins de Sébastien Pignon, Paris, éd. Bleu autour, 2015.
[3] Lire notamment Nabile Farès, Yahia pas de chance. Un jeune homme de Kabylie [1970], Tizi-Ouzou, Achab Éditions, 2014, ou encore Tahar Djaout, Les chercheurs d’os, Paris, Éditions du Seuil, 1984, Jean-Noël Pancrazi, La Montagne, Paris, Gallimard, 2012, Aïssa Touati, avec Régis Guyotat, La Temesguida : une enfance dans la guerre d’Algérie, préface de Pierre Guyotat, Paris, Gallimard, 2013.
[4] « Ma tête est semblable à ces outres où les Indiens transportent, au gré de leurs migrations, les os de leurs ancêtres. » Tahar Djaout, L’Invention du Désert, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 26.
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