Quand le peuple algérien fête l’indépendance en juillet 1962, les organismes du FLN se préparaient à un affrontement fratricide pour le pouvoir. Ferhat Abbas parlait de cet épisode comme étant « l’indépendance confisquée », mais au delà de cette formule passée à la postérité, qu’en est-il réellement ? La lutte qui opposa le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) à l’EMG (État-major général), peut-elle se résumer à un coup de force spontané du colonel Boumédiène, ou ne serait-elle pas plutôt l’aboutissement d’une lutte pour le pouvoir engagée dès 1956 ?
Dans la continuité des luttes internes du FLN depuis le congrès de la Soummam
Ce qui a caractérisé le FLN et l’ALN tout au long de la guerre de libération, était l’absence d’un pôle de pouvoir unique et centralisé. Témoin des événements et historien, Mohammed Harbi décrit le FLN des années 1954-1962 en ces termes :
« Il s’agit plutôt d’une structure fondée sur une multiplicité d’organisations quasi autonomes, juxtaposées et reliées à un centre (…) L’autorité de ce centre diminue au fur et à mesure que l’on descend du sommet vers la base. La bureaucratie qui gère ces organisations n’est pas régie par des règles, mais modelées par les relations personnelles. Les allégeances aux chefs de faction ne sont pas stables et évoluent au gré des circonstances. »
Cette analyse est une clé essentielle pour prendre conscience des mécanismes et dynamiques qui structurent l’évolution du FLN jusqu’en 1962.
Le congrès de la Soummam du 20 juillet 1956 dote le FLN d’un organe exécutif suprême, le CEE (Comité de coordination et d’exécution), ainsi que du CNRA (conseil national de la Révolution algérienne), un organe parlementaire à qui le CEE rend des comptes. Le congrès est loin de faire consensus, tant au niveau politique, qu’au niveau militaire avec les chefs de la Wilaya 1 qui payeront de leur vie leur opposition au CEE. Krim Belkacem, conscient que le Congrès de la Soummam divise les factions politiques, et surtout soucieux de ses ambitions hégémoniques sur le FLN, réussit à isoler son rival Abane Ramdane sur l’échiquier politique. En effet, en partie sous l’impulsion de Belkacem, le principe de la primauté du civil sur le militaire, adopté le 20 juillet 1956, est abandonné par une résolution du CNRA lors d’une réunion au Caire en août 1957.
Abane Ramdane, sera finalement assassiné au Maroc, avec l’aval des « chefs kabyles » selon Mohammed Harbi. Le congrès a mit en exergue les tensions entre novembristes de la première heure et les « nouveaux arrivants » (terme de Ben Bella pour les désigner) comme Ferhat Abbas et Benyoucef Benkhedda.
La réunion du Caire du 20 au 28 août 1957 donne des clés pour comprendre pour les événements de l’été 1962, car elle enterre les principes de la plateforme de la Soummam, dont certains s’en réclameront pour légitimer leurs propres ambitions hégémoniques. Penser le congrès de la Soummam comme étant la référence légitime en 1962 est donc une erreur, car pour les acteurs en présence, la référence tacite, consensuelle, est d’avantage la résolution du Caire d’août 1957. Les luttes intestines voient l’émergence de nouveaux pôles de pouvoirs, dont les rapports varient tout au long du conflit, elles imbriquent une multitude d’acteurs, dont certains ont été impliqués lors de la crise de l’été 1962.
Un GPRA à la légitimité contesté
Le GPRA, proclamé au Caire le 19 septembre 1959, ratifie les accords d’Évian le 18 mars 1962. Durant les cinq années qui ont suivi la réunion du Caire, la légitimité du GPRA a été remise en cause plusieurs fois. Le complot des colonels mené par Lamouri pour le renverser est un exemple particulièrement significatif (on pourrait aussi citer la tentative du colonel Amirouche d’unir les wilayas pour mettre fin à leur marginalisation politique imposée par le GPRA).
Quand l’armée des frontières conteste à son tour le GPRA, elle n’insuffle pas une nouvelle dynamique, elle est dans une continuité. Cette contestation a d’autant plus de poids que trois des six wilayas (I, V, VI) ne soutiennent pas le GPRA. Amar Mohand Amer, chercheur en histoire au CRASC d’Oran, a écrit sur le sujet en 2014 dans un article intitulé Les wilayas dans la crise du FLN de l’été 1962. Il explique que le ralliement de la Wilaya I à l’EMG est du au déficit de légitimité du gouvernement provisoire. Il montre également que si la Wilaya IV s’oppose à l’EMG, elle ne le fait pas au nom du GPRA, mais pour ses intérêts. Enfin il explique que si la Wilaya II est hostile à Boumédiène, elle ne l’est pas envers Ben Bella, ce qui facilitera sa chute rapide fin juillet.
Au fur et à mesure que la contestation contre le GPRA prend de l’ampleur, celui ci s’effrite. Alors que les escarmouches ont déjà commencé, Hocine Aït Ahmed démissionne de ses fonctions au sein du gouvernement provisoire le 27 juillet, il est suivi par Benyoucef Benkhedda. C’est donc Belkcacem qui prend le leadership du GPRA alors que sa direction se vide des figures historiques de la Révolution, qu’il n’a aucun contrôle effectif sur le pays, et surtout peu d’alliés à l’intérieur. Fin juillet il ne tient plus que par les figures de Belkacem et Mohamed Boudiaf.
L’armée des frontières (EMG)
L’État-major général a été crée le 31 janvier 1960 sur décision du CNRA, dès sa fondation, sa direction est confiée au colonel Houari Boumédiène. L’EMG censé être le commandement suprême de l’ALN, incarne surtout l’armée des frontières, composée d’environ 30 000 soldats en 1962. L’armée des frontières stationnée au Maroc et en Tunisie, joue un rôle indispensable dans la logistique et le ravitaillement en armes vers les wilayas, elle soutient aussi l’intérieur en concentrant une partie des forces françaises aux frontières.
Selon la chercheuse Saphia Arezki, Boumédiène chef de l’EMG, a mené une politique efficiente de formation et de réorganisation des troupes de l’ALN. Sous son commandement l’EMG devient rapidement un pôle de pouvoir incontournable, et fera de l’armée des frontières la structure militaire la mieux organisée et formée de l’ALN. Celle ci est dominée le clan d’Oujda, dont Boumédiène est le leader. La première crise d’envergure entre l’EMG et le GPRA éclate en août 1961 lors du CNRA de Tripoli. Comme le dira Mohammed Harbi, les chancelleries étrangères envisageaient déjà la prise de pouvoir en Algérie. Boumédiène est conscient d’avoir à sa disposition des ressources suffisantes pour l’emporter sur le GPRA en cas d’épreuve de force.
À ce stade n’en doutons pas, les dynamiques claniques et régionalistes l’emportent sur les convictions idéologiques, et il semble que ce constat n’épargne aucun des acteurs en présence. Alors que la perspective de l’indépendance approche, chacun a des ambitions hégémoniques sur le FLN, appelé à diriger l’Algérie indépendante.
La crise : du 19 mars au 25 septembre 1962
Le 19 mars 1962 le cessez le feu issu des accords d’Évian est proclamé. Les détenus algériens sont libérés, et parmi eux certains chefs politiques, dont Ben Bella, Boudiaf et Aït Ahmed. L’Etat-major s’oppose à ces accords les jugeant défavorables à l’Algérie, accentuant la discorde entre les factions dominantes du FLN. Le congrès de Tripoli du 27 mai au 7 juin rassemble l’ensemble des protagonistes. Les témoins de l’époque parlent d’une ambiance explosive et d’une désunion totale, à plusieurs reprises les chefs du FLN s’insultèrent. Le congrès est un échec, il ne fait que convaincre les protagonistes que le consensus est impossible et que l’épreuve de force est inévitable. Le 30 juin, le GPRA destitue l’Etat-major, Mohamed Khider décide de soutenir Ben Bella, une aubaine pour Boumédiène qui part en Tunisie pour préparer l’armée de frontières à entrer en Algérie.
Les alliances commencèrent à se nouer, d’abord du coté de Ben Bella qui s’allie avec l’EMG. Mohamed Boudiaf et Hocine Aït Ahmed rejoignent Krim Belkacem au sein du GPRA. Le gouvernement provisoire forme alors le groupe Tizi Ouzou, tandis que l’EMG forme le groupe de Tlemcen. Les premiers obtiennent le soutien des wilayas II, III, IV et de la fédération de France du FLN. Le 22 juillet Ben Bella alors chef de file de l’opposition contre le Gouvernement provisoire, proclame la création d’un Bureau Politique (BP), censé supplanter le GPRA. Le Bureau politique dirigé par Ben Bella a le soutien de l’EMG et de son armée des frontières, de la ZAA, des wilayas I,V,VI, les anciens leaders de l’UDMA (Abbas, Boumendjel) et enfin du MALG (service de renseignement de l’ALN). Le 23 juillet des affrontements ont lieu à Alger entre la ZAA et le GPRA.
Le 25 juillet, le colonel Salah Boubnider fidèle au Bureau Politique, occupe Constantine avec l’armée des frontières. Progressivement le Nord Constantinois disparaît en tant que force politique, lors de l’invasion de la Wilaya II par l’armée des frontières et les forces de la wilaya I. Si le conflit ne dégénère pas en conflit ouvert à ce moment, c’est parce que une ébauche de solution politique entre le groupe de Tlemcen et celui de Tizi Ouzou est trouvée par la reconnaissance temporaire du Bureau Politique par le GPRA le 2 août. Aussi une place dans le BP est réservée à Mohamed Boudiaf, qui accepte le 3. Krim Belkacem, presque seul au sommet d’un GPRA dépecé de son autorité et de sa légitimité, s’installe à Tizi Ouzou, d’ou il prend la tète de la Wilaya III, qui lui est totalement fidèle.
Le 29 août, de très violents affrontements entre la wilaya IV qui conteste toute autorité autre que la sienne, et la ZAA, éclatent à la Casbah d’Alger. La population ne supporte plus cette situation et crie des les rues « Sab’a snîn barakat ! » (Sept ans ça suffit !). La situation dégénère, Boudiaf démissionne du BP, Ben Bella quitte Alger pour Oran, et surtout Boumédiène ordonne à l’EMG de marcher vers Alger pour en prendre le contrôle, l’accord du 2 août vole définitivement en éclat.
Cette fameuse marche vers Alger débute début septembre, elle suscite des confrontations violentes avec les hommes de la Wilaya IV qui sont rapidement vaincus face à une armée des frontières bien formée et bien équipée. Il y a eu des centaines de morts, voir un millier, bien que le bilan reste inconnu. Ahmed Ben Bella est le nouveau maître d’Alger, il est le vainqueur de cette longue et complexe confrontation. L’élection de l’assemblée nationale constituante peut enfin se faire le 20 septembre, elle prend ses fonctions le 25 septembre, avec Ferhat Abbas comme président. Dans le même temps le gouvernement Ben Bella prend aussi ses fonctions.
L’été 1962 était une période de transition chaotique, le départ des autorités françaises laissant l’Algérie dans une situation de vide politique. Le FLN n’a pu combler ce vide qu’en mettant fin à ses divisions et contradictions internes, par la violence. Cette violence n’apparaît pas avec les oppositions post 19 mars, mais avec les luttes intestines qui ont rongé le FLN dès 1956. Nous pouvons émettre l’hypothèse que celle ci est le produit de l’histoire de la société algérienne, car comme Luis Martinez l’explique (La guerre civile en Algérie 1990-1998), la guerre et la violence ont toujours été des instruments d’ascensions sociales en Algérie. Considérer que l’armée des frontières est la matrice de la violence lors de la crise est donc une erreur analytique.
L’évolution de la crise n’est pas structurée par des mécanismes d’affiliations idéologiques, mais par des mécanismes d’affiliations claniques, basés soit sur la loyauté, soit sur le pragmatisme et la prédation de la promotion sociale. Il semble qu’aucun protagoniste ne semble échapper à cette dynamique. Si Ben Bella a pu s’accaparer progressivement les leviers d’autorités sur le FLN, c’est en grande partie grâce a un GPRA discrédité et contesté en interne, par l’ALN de l’intérieur. Toutefois l’accaparement du pouvoir par un coup de force militaire instaure une tradition politique, qui affectera la trajectoire nationale, on pense notamment au putsch manqué de Tahar Zbiri en 1967 et au coup d’État des généraux en 1992.
http://moroccomail.fr/2021/04/
http://moroccomail.fr/2021/04/05/la-crise-de-lete-1962-retour-sur-un-episode-fondateur-de-lalgerie-independante/
Algérie : une naissance difficile
Des luttes de clans empêchent l’Algérie de se stabiliser politiquement après son indépendance. La crise de l’été 1962 oppose le gouvernement provisoire (GPRA), reconnu par 33 nations, au Bureau Politique, un contre-pouvoir, créé par Ben Bella et Mohammed Khider, se présentant comme “habilité à diriger le pays”.
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