La gauche se déchire au sujet de ce syndicat étudiant historique, qui organise des « réunions non mixtes pour personnes racisées ». Comment l’ex-pépinière du Parti socialiste en est-elle arrivée là ?
C’est un syndicat centenaire dont les anciens ne comprennent plus la langue. Une organisation commune à toutes les gauches qui n’en reflète plus que les fractures. Un mouvement étudiant en perte de repères accusé d’avoir troqué la lutte des classes contre « la lutte des races ». Affaiblie par des polémiques et assiégée de toutes parts, l’Union nationale des Etudiants de France (Unef) traverse l’une des pires crises de sa longue histoire. En cause cette fois : les réunions en « non-mixité » raciale organisées en son sein.
Depuis que, le 17 mars, Mélanie Luce, la présidente du syndicat, a rappelé leur existence au micro de la journaliste d’Europe 1 Sonia Mabrouk, ces réunions réservées aux militants « racisés » ont enflammé le débat. Pour ses partisans, à gauche et dans la mouvance décoloniale, elles sont un outil militant fort utile dans un pays refusant de s’attaquer aux discriminations raciales. Pour ses détracteurs, du gouvernement au Parti socialiste (PS) en passant par SOS Racisme, elles sont le signe que l’antiracisme s’égare, une forme de séparatisme, les prémices d’une ségrégation raciale qui ne dit pas son nom.
« Libérer la parole »
Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education, a ouvert le bal en pointant une dérive pouvant conduire au « fascisme ». Les services de renseignement ont produit une note sur la radicalisation du mouvement. Le climat est tel que des élus de droite et du Rassemblement national (RN) ont cru bon d’appeler l’Etat à dissoudre le syndicat, à l’instar de Génération identitaire (GI) ou du Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF). Depuis, la gauche tout entière se déchire à propos de l’Unef et des réunions non mixtes pour personnes « racisées », c’est-à-dire qui s’estiment renvoyées à leur race par la société.
Dans une tribune publiée par « le Monde » le 22 mars, deux cent cinquante ex-membres du syndicat, parmi lesquels Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon ou Caroline de Haas, s’opposent à la dissolution. Mais avec des pincettes, en pointant les « désaccords parfois profonds avec des pratiques et des orientations syndicales et idéologiques de l’Unef », comme si leur ancienne bannière était devenue radioactive. Du côté du PS, formation tutélaire du syndicat depuis des décennies, on a définitivement coupé les ponts. « Une dérive incroyable », lâche Olivier Faure, le premier secrétaire du parti, pour qui « le danger derrière ces réunions non mixtes, c’est l’idée que sont légitimes à parler du racisme les seules personnes qui en sont victimes ». C’était juste avant qu’Audrey Pulvar, adjointe à la Mairie de Paris et candidate aux régionales, ne fasse bondir la droite en suggérant, lors d’une interview sur BFM-TV le 27 mars, qu’une personne blanche puisse venir à ces réunions mais qu’on puisse « lui demander de se taire »…
L’organisation qui a milité contre la guerre d’Algérie, vu passer les Jospin, Dray et Rossignol, fait plier toute une flopée de ministres, serait-elle devenue raciste ? A l’Unef, qui revendique aujourd’hui 30 000 adhérents, les réunions non mixtes pour racisés n’ont pas déchaîné les passions. Quand l’idée a émergé de la base au milieu des années 2010, même les sceptiques s’y sont ralliés sans difficulté. « Nous aussi, on était ancrés sur une vision “ancienne gauche”, l’idée qu’on ne peut pas classifier en fonction du sexe ou des races. Mais, dans une société raciste, sexiste et homophobe, il n’y a pas d’autre solution pour libérer la parole », expliquait Cyril Dannely, qui fut membre d’une tendance minoritaire au bureau national (BN). « Le seul débat, relate un autre dirigeant de l’époque, était de savoir s’il fallait les rendre décisionnaires. Pour certains, la parole des victimes était nécessairement légitime, il fallait la reprendre telle quelle, mais ce n’est pas cette ligne qui l’a emporté. »
Si elles n’ont pas déchaîné les passions, c’est qu’un précédent existait : les réunions non mixtes réservées aux femmes, instituées au début des années 2010. Dans une organisation « très viriliste », où la règle officieuse a longtemps été « les hommes pensent, les femmes exécutent », des adhérentes se retrouvent entre elles pour crever l’abcès du sexisme ambiant. Rien de bien neuf quarante ans après le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), mais des résultats probants. A l’Unef, les instances et les tours de paroles deviennent paritaires, la domination masculine recule. Le point d’orgue survient quelques mois après #Metoo quand plusieurs adhérentes dénoncent viols et agressions sexuelles commis dans le cadre du syndicat.
« Comme ça a marché pour les femmes, c’était compliqué de s’opposer aux adhérents LGBT et aux victimes de racisme », souffle un ex-membre du BN. Les premières réunions non mixtes pour personnes racisées commencent en 2016. Il s’en produit une à deux par an. A la direction, on refuse les mots « interdits aux Blancs ». Mais il y a bien un critère sélectif. « Des personnes blanches peuvent y participer à condition d’être victimes d’islamophobie ou d’antisémitisme », explique Adrien Liénard, vice-président de l’Unef. C’est un groupe de parole, un cadre « où les victimes peuvent se sentir en sécurité, avec un objectif thérapeutique », glisse Maryam Pougetoux, la vice-présidente de l’Unef, la jeune fille dont le hidjab avait déclenché une vive polémique. Mélanie Luce, la leader de l’Unef, va jusqu’à les comparer à des réunions d’alcooliques anonymes. A son élection à la tête du mouvement, cette fille d’enseignants, étudiante en droit à Assas d’origine guadeloupéenne, s’est présentée comme la « première présidente racisée » du syndicat.
Que produisent-elles, ces réunions non mixtes racisées ? « On y parle du racisme vécu à travers l’engagement, mais aussi à la fac et dans la société », indique Maryam Pougetoux. Aucun des représentants interrogés par « l’Obs » n’a pu citer spontanément une décision structurante prise à l’issue d’une telle réunion. « Ça se fait un peu au feeling. Pendant un an et demi, il n’y en a pas eu, car personne n’avait le temps. C’est un peu une usine à gaz », décrit un ex-dirigeant du syndicat, aujourd’hui employé à l’Assemblée nationale.
Le président qui a aidé à les mettre en place s’appelle William Martinet. De l’avis général, c’est lui qui a modifié la ligne du syndicat pour faire de la lutte contre les discriminations sa nouvelle matrice. Il dit avoir été saisi, en arrivant à sa tête en 2013, par le décalage entre la composition du BN et la sociologie des campus. Trop peu de femmes, trop peu de Noirs, trop peu d’Arabes… « Lors d’une réunion, j’ai entendu un des rares militants noirs être moqué avec l’accent africain, j’ai aussi appris que des militants musulmans cachaient qu’ils faisaient le ramadan. On a changé ça et on peut en être fiers », se félicite William Martinet, aujourd’hui candidat de La France insoumise (LFI) aux régionales en Seine-Saint-Denis.
« A la fin des années 2000, le discours dominant c’était religion = opium du peuple. Pour s’intégrer, il fallait faire assaut de “laïcardie”, lutter contre la religion était un objectif politique. William a amorcé un changement, il a un tropisme pour le combat des indigènes, la lutte contre l’islamophobie, la défense des racisés », observe un ex-dirigeant aujourd’hui élu en Ile-de-France. Un autre unéfien parti en 2016 se montre plus critique : « C’est le complexe du petit-bourgeois blanc. William veut défendre les moins bien lotis, les dominés, les racisés. L’argument du ressenti s’est substitué au débat intellectuel. En clair, si vous êtes un mâle blanc, vous êtes un oppresseur, donc illégitime. Les questions de société ont peu à peu pris toute la place. C’est comme ça qu’on est passé d’une Unef stricte sur la laïcité à une Unef plus proche du NPA [Nouveau parti anticapitaliste, NDLR]. »
En 2013, si le syndicat s’oppose à l’interdiction du voile à l’université, il reconnaît toutefois qu’il est un outil de la domination masculine. L’année suivante, fait impensable aujourd’hui, Henri Peña-Ruiz, le philosophe de la laïcité, celui qui défend le droit d’être « islamophobe » au nom de la critique de la religion, était l’invité spécial d’un bureau national. Lors du congrès à Nanterre en 2016, où William Martinet fait ses adieux, « une étudiante musulmane convertie » demande et obtient une salle réservée pour prier, raconte un ancien. Un petit événement qui fait grand bruit en interne.
C’est aussi à cette époque que l’Unef conquiert sa réelle indépendance. Longtemps, le syndicat a été la pouponnière de Solférino. Il a compté dans ses rangs des dizaines d’élus socialistes, Harlem Désir, Jean-Christophe Cambadélis ou Bruno Julliard. Longtemps, le syndicat, via sa tendance majoritaire, a été tenu par Benoît Hamon et ses amis de l’aile gauche du PS, qui lui versaient leur réserve parlementaire. Mais le quinquennat Hollande révulse les étudiants et la loi travail, en 2016, précipite le divorce. L’Unef gagne en autonomie, mais perd des figures tutélaires. « Le résultat, c’est que la ligne est moins claire. Les cadres ne restent pas très longtemps. Trois ans max. C’est aussi pour ça que ça bascule vite, croit savoir un ancien membre du BN. Ce qui est impressionnant, c’est que ça bouge très vite. Sans garde-fous, vous passez d’un syndicat laïc à une structure islamogauchiste. »
« Mon voile n’est pas un symbole politique »
Aux yeux du grand public, une image résume le virage de l’Unef : Maryam Pougetoux, présidente de la section de la Sorbonne, donnant une interview à M6 en mai 2018. Une femme recouverte d’un hidjab à la tête d’une AG ? A Solférino et au sein du courant féministe, on s’étrangle devant la promotion du voile islamique. « Mon voile n’est pas un symbole politique », rétorque l’étudiante en lettres, sommée de dire haut et fort qu’elle fait siens tous les combats de l’Unef, à commencer par le mariage pour tous et le droit à l’avortement. Propulsée sur le devant de la scène, insultée sur les réseaux, l’étudiante comprend qu’elle ne fera pas l’unanimité. En interne aussi, le débat fait rage. Lors du conseil national qui suit, la tendance réformiste du syndicat pousse au vote une motion « laïcité » décrivant le voile comme « un objet symbolique d’oppression ». « L’initiative est très, très mal passée », raconte un des signataires. Le ton monte, des insultes fusent.
Et pourtant, quelques mois plus tard, Maryam Pougetoux prend du galon. A la rentrée 2020, elle est élue vice-présidente de l’Unef. La jeune femme, inscrite en master de lettres à la Sorbonne, a convaincu ses camarades par sa connaissance des dossiers. A 22 ans, elle ignore encore ce qu’elle fera de sa vie. Dans la France de Zemmour, chacune de ses apparitions allume un incendie. Lors d’une commission à l’Assemblée nationale en septembre, dédiée au sort des étudiants, sa simple présence provoque un incident de séance. Des macronistes fulminent et quittent la salle au nom d’une laïcité bafouée. Un camarade, « pas sur sa ligne », la défend : « Elle vit sa religion de manière très personnelle, sans faire de prosélytisme. C’est la première à défendre les personnes LGBT, elle porte une vision très libérale. » Au bureau national, certains la verraient bien prendre la suite de Mélanie Luce à la tête de l’Unef. On imagine déjà les barons socialistes s’arracher les cheveux…
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Libérale, la nouvelle Unef ? Certains la trouvent pourtant allergique à la contradiction. Et ils ont des exemples sur lesquels s’appuyer. A Paris-VII, le syndicat est accusé – il s’en défend – d’avoir voulu empêcher avec l’organisation Solidaires la lecture du texte de Charb, « Lettres aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes » (éd. Les Echappées, 2015). En avril 2019, la section locale de la Sorbonne appelle à boycotter une pièce d’Eschyle, « les Suppliantes », au motif que le metteur en scène maquille ses comédiens en noir. Le soir de la représentation, des militants du Conseil représentatif des Associations noires (Cran) et de la Ligue de Défense noire africaine (LDNA) bloquent la salle et empêchent la pièce de se jouer. Dans une interview au « Monde », la présidente Mélanie Luce, 23 ans, se pose en censeur, décrète avec aplomb les bonnes pratiques et celles relevant du racisme. Un an plus tard, lorsqu’elle prend la parole place de la République lors d’un hommage à Samuel Paty, prof d’histoire décapité par un djihadiste, elle se fait huer et traiter de « collabo » par des manifestants.
Mais l’affaire la plus sérieuse est sans doute celle de Grenoble. Début mars, des militants de l’Unef relaient sur les réseaux sociaux un collage accusant nommément deux enseignants de l’IEP (institut d’études politiques) : « Fascistes hors de nos facs, l’islamophobie tue. » Six mois à peine ont passé depuis la mort de Samuel Paty, victime d’une campagne calomnieuse sur les réseaux sociaux. Le tweet est supprimé illico, mais le parquet de Grenoble ouvre une enquête. A la direction du syndicat, on assure que la leçon a été comprise par les camarades grenoblois. « Des trotskistes, proches du NPA, pas encore formés. La vérité, c’est que l’Unef est présente sur moins de lieux d’études qu’avant, le niveau des cadres a baissé… », glisse un dirigeant actuel, soucieux de ne pas être cité. L’ironie de l’histoire veut que, en 1946, c’est à Grenoble, choisie pour sa proximité avec le maquis du Vercors, que les adhérents de l’Unef signèrent la charte fondatrice du syndicalisme étudiant. Autre époque, autres « fascistes »…
Depuis, l’Unef a changé de vocabulaire. Ses troupes pratiquent l’écriture inclusive, parlent désormais de « racisme institutionnel » ou « d’islamophobie d’Etat ». Dans les facs, elles se font le porte-voix des revendications communautaires d’une jeunesse qui rêve à son tour de tout déconstruire. Ici des toilettes neutres pour les étudiants non binaires, là le recours au prénom d’usage réclamé par les personnes transgenres. Sur un tract contre le racisme distribué en avril 2019, l’Unef dénonce une « société organisée pour les blanc.he.s », citant pour exemple « les produits de beauté souvent conçus pour les personnes blanches » et « les appareils photo paramétrés uniquement pour la peau blanche ». Lors d’une table ronde organisée à Paris-XIII, la salle applaudit à tout rompre Sihame Assbague, militante proche des Indigènes de la République (PIR), connue pour avoir organisé un camp d’été décolonial expressément interdit aux Blancs. Tandis que, dans une autre pièce, le discours servi par une intervenante provoque des réactions interloquées sur les réseaux sociaux :
« En tant que femme transgenre racisée, je suis intersectionnelle. Mais ma racisation fait de moi une personne plus privilégiée qu’une personne afro descente [sic] et c’est à cause du colorisme qui crée un privilège entre les personnes racisées. »
A gauche, le PS a bel et bien tourné le dos à cette nouvelle doxa. Le parti à la rose recrute même dans les rangs de la Fédération des Associations générales étudiantes (Fage), le syndicat réformiste, qui a doublé l’Unef aux élections étudiantes. A LFI, mouvement attrape-tout qui fait ses meilleurs scores en banlieue parisienne, les élus Danièle Obono et Eric Coquerel n’ont eu aucune peine à soutenir l’Unef. Jean-Luc Mélenchon a quant à lui évolué. « Totalement défavorable » aux ateliers non mixtes en 2017 et « choqué par l’idée même qu’on appelle une réunion “racialisée” », le chef de LFI défend aujourd’hui les « groupes de parole » de l’Unef. « La présidentielle arrive, on redevient un acteur à courtiser », comprend-on à l’Unef. La jeune garde a changé de langue, mais compris le message.
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