Paroles de torturés

Lundi 24 Juillet 2000
 

Guerre d'Algérie. Témoignages. Des femmes et des hommes qui ont subi les exactions des soudards du général Massu et du colonel Bigeard se souviennent.

La question de la torture pratiquée de manière systématique par l'armée française revient hanter les mémoires. Alors que les tortionnaires tentent aujourd'hui de la justifier, leurs victimes algériennes, malgré la douleur, rappellent un épisode infamant trop longtemps tu. Reportage.

De notre envoyé spécial en Algérie.

Durant la bataille d'Alger, en 1956-1958, ils étaient très jeunes. Ourida Medad est morte sous la torture à seize ans. Baya Hocine, décédée le 3 mai dernier, avait dix-sept ans quand elle a été condamnée à mort en 1957. Zhor Zerari, dix-neuf ans, était condamnée à la perpétuité, M. El Badji, vingt-quatre ans, condamné à mort, Zoubir M, dix-sept ans, à 20 ans de prison, Danielle Minne avait dix-huit ans. Aujourd'hui, âgés entre soixante et soixante-cinq ans, ils sont redevenus anonymes. Pour des raisons diverses, les jeunes Algériens ne savent rien de leur passé.

Zhor Zerari

L'histoire de cette femme, âgée de dix-neuf ans en 1957, rappelle celle de Louisette Ighilahriz, qu'elle connaît bien. Ancienne journaliste à l'hebdomadaire Algérie Actualités durant les années soixante et soixante-dix, auteur du recueil Poèmes de prison (1), Zhor marche difficilement car elle souffre de troubles de l'équilibre. " J'ai une pièce qui est défectueuse au niveau du cerveau ", dit-elle en souriant. Elle faisait partie d'un groupe de l'ALN (Armée de libération nationale) à Alger, dirigé par Saïd Igranaïssi.

Elle se souvient de sa première action : le dépôt d'un engin explosif face à l'entrée de la Radio d'Alger en février 1957. " On avait ordre de ne pas faire de victimes civiles, alors je l'ai déposé sous une voiture face à l'entrée de la radio gardée par plusieurs gardes mobiles. " Après l'exécution à la guillotine de quatre combattants de l'ALN à la prison Barberousse, elle participe à une série d'attentats qui ont touché tout Alger le 18 juillet 1957. " Yacef Saadi (le chef du FLN), qui avait décrété une trêve après sa rencontre avec Germaine Tillon contre la promesse d'arrêt des exécutions et de la torture, avait donné ordre de mener une série d'actions psychologiques destinée à démontrer la détermination du FLN. " Son arrestation ? " En août 1957, on était dans un appartement situé face au mausolée Sidi Abderahmane, à la Casbah. L'artificier, Saïd Bouzourène, était en train de vérifier le mécanisme des bombes à retardement qu'on devait déposer devant des commissariats et des postes militaires, quand l'une d'elles lui a pété entre les mains. J'étais dans la pièce à côté. J'ai vu Saïd se tenir le ventre et hurler : Sauvez-vous ! sauvez-vous ! J'ai fui par la fenêtre, avec du plâtre sur ma robe et sur mes cheveux, pris un taxi qui m'a déposée chez mes parents à Belcourt. Je ne savais pas que l'on nous avait repérés et que nous étions recherchés. Ce soir-là, j'ai dormi et j'ai décidé d'aller à la plage le lendemain. Mais tôt le matin, le quartier était bouclé par les paras. Impossible de fuir, et pas d'arme pour se défendre. Après avoir défoncé la porte, ils ont demandé après moi, et m'ont conduite directement à l'école Sarouy, dans la Casbah. " Elle est emmenée dans une salle de classe où les tables étaient encore en place, mais où il y avait une dizaine de personnes en piteux état, du sang partout. " Je voulais aller aux toilettes, dit-elle. Le caporal présent sur les lieux me rétorque : Patience, ma petite chérie, tu vas faire pipi dans un moment. " Et de lui demander de se déshabiller. " Pour moi, me mettre nue en présence de deux de mes compagnons masculins a été pire que la torture qu'ils m'ont infligée par la suite. " S'approchant d'elle, le même soudard lui lance : " Tu es vierge ? De toute façon vierge ou pas, ce soir tu passeras à la casserole. " Ce à quoi Zhor a rétorqué : " Ne me touche pas, salopard ! " C'est alors, raconte-t-elle, qu'elle a été sauvée du viol par un jeune para, du nom de Jean Garnier, venu s'enquérir de la raison de ses larmes. Il s'est retourné vers son collègue lui intimant l'ordre de ne pas la toucher. " Il lui a même foutu une sacrée raclée dans la cour de l'école ", ajoute Zhor. Il n'empêche, dans cette école dont le colonel Bigeard fit son PC, elle a été torturée. " On m'a bâillonnée avec un maillot de corps plein d'urine et d'excrément, avant de me torturer à la gégène, par les lieutenants Flutiaux et Schmidt, en présence du capitaine Chabanne, et cela pendant trois nuits. Puis on a ramené deux membres de mon réseau. L'un d'eux [dont elle tait le nom] , méconnaissable suite aux sévices subis, m'a alors dit : Zhor, ils savent tout. C'est alors que j'ai tout endossé. " Transférée à Birtraria, elle subit un nouvel interrogatoire. Là, c'est un vieux gradé CRS qui lui rend visite, lui offre une fleur, et lui dit : " De la part d'un con obligé de faire ce foutu métier. ".

Zhor Zerari est condamnée une première fois à 15 ans de prison puis, lors d'un second procès, à la perpétuité. Emprisonnée à la prison Barberousse d'Alger, elle est transférée à Pau, en France, qu'elle quitte en avril 1962. De son passé, elle dit : " C'était super d'avoir participé à la libération du pays. J'ai vécu cette période intensément. " Mais cette mère de deux enfants en a gardé des séquelles : troubles neurologiques, troubles mnésiques, difficultés de l'équilibre. Le bulletin médical indique que " son état de santé nécessite l'assistance permanente d'une tierce personne ".

Quant à Bigeard et Massu : " Quand j'ai lu que Massu s'est dit désolé, j'ai frappé le mur avec mes poings. Ah bon ! me suis-je dis, c'est tout ce que ça lui fait, ça le désole ! " Comme Louisette Ighilahriz, Zhor ne veut pas pardonner et demande la traduction de tous les tortionnaires pour crimes de guerre, parce que, ajoute-t-elle, " j'ai un profond respect pour tous ceux qui ont subi la torture ".

Mohamed El Badji.

Né en 1933 à Alger, il est connu comme chanteur-compositeur de chaabi (musique populaire algéroise). Mais peu de gens savent qu'il a été condamné à mort en 1957, après avoir été affreusement torturé.

Le 28 janvier 1957, le FLN venait de décréter la grève des " huit jours ", à l'occasion du débat sur l'Algérie à l'Assemblée générale de l'ONU. Dénoncé, il est arrêté par une patrouille de parachutistes et emmené à l'école des filles du quartier de la Redoute (Alger), transformée en centre de tortures. Durant deux jours, il est torturé à l'électricité, flagellé. Puis il est emmené à la villa Susini, où sévissent le capitaine Faulques qui se surnommait " capitaine SS ", réputé, selon Henri Alleg, pour sa férocité, et le tortionnaire d'origine allemande, Feldmayer du 3e REP (parachutistes étrangers). El Badji sera torturé durant huit nuits, avant d'être conduit au tribunal militaire pour être condamné à mort pour actes terroristes. Il est enfermé dans l'aile réservée aux condamnés à mort de la prison Barberousse. Aujourd'hui, c'est un homme qui a du mal à trouver le sommeil. " Quand on a été habitué à rester éveillé toute la nuit, attendant son tour d'aller à la guillotine, ça ne disparaît pas du jour au lendemain ", explique l'ancien condamné à mort dont plusieurs de ses compagnons de cellule ont été guillotinés. Gracié par de Gaulle, sa peine est commuée en condamnation à perpétuité. El Badji, qui a depuis été victime de plusieurs dépressions nerveuses, a été contraint de prendre une retraite prématurée au ministère des Moudjahidine (anciens combattants), où il travaillait. Depuis sa sortie de prison, il se soigne aux antidépresseurs.

Dahmani Mokhtar.

Connu comme Mokdad, cet ancien champion de boxe junior était ce qu'on appelle un " terroriste ", membre de l'ALN. Né à Alger, il avait dix-sept ans quand il a été appréhendé, par des agents de la DST accompagnés de paras, en mars 1957. " Ce soir-là, j'ai décidé de dormir, alors que d'habitude je restais éveillé parce que je savais que les arrestations avaient lieu à l'aube ", explique Mokdad, rencontré dans son café-kiosque de la place du 1er mai, à Alger. Aujourd'hui âgé de soixante ans, cheveux châtains, yeux clairs, c'est une force de la nature. Il raconte : " Il était cinq heures du matin quand j'ai été réveillé par de grands coups portés à la porte de la maison, dans le quartier de Belcourt. À peine ma mère a-t-elle ouvert la porte qu'elle a été bousculée. Mon père a été jeté à terre et roué de coups, ainsi que mon oncle, par les bérets verts (parachutistes étrangers). Ils se sont rués sur moi, m'ont attaché les mains au dos, puis mis une corde au cou avec laquelle ils m'ont traîné dans la rue, à coups de crosse au dos et à la tête, jusqu'à la Jeep. Ma mère s'est agrippée à la vareuse d'un officier, lui expliquant que je n'étais qu'un enfant. Elle ne savait pas que j'étais membre de l'ALN. ".

Mokdad explique ensuite qu'il a été emmené dans une grande villa de deux étages, située à Birtraria, dans la banlieue d'Alger. Là, après vérification de son identité, un officier parachutiste, surnommé Gandi, lui dit : " Fiston, on sait tout, tu as intérêt à tout nous dire. " Bien sûr, il nie. Il est alors déshabillé, attaché sur une échelle que ses tortionnaires placent sur des tréteaux. Des électrodes, branchées directement sur une prise du mur de la pièce où il se trouvait, sont placés sur ses oreilles, puis sur les parties génitales.

Après quelques jours, le même officier demande qu'on le détache et qu'on le laisse en tête-à-tête avec lui. " Il faisait nuit, il faisait chaud, c'était l'été 1957. On était tous les deux. Je n'ai pas hésité un instant. J'ai assommé l'officier, sauté par la fenêtre, fui par le jardin. J'ai couru, couru... " Par la suite, Mokdad reprend contact avec le FLN et gagne le maquis dans la wilaya IV. Son geste, il l'explique : " À l'idée d'être torturé de nouveau, je n'avais rien à perdre en risquant le tout pour le tout. " Il ne regagnera Alger qu'en 1962. L'histoire de Mokdad est connue de tous les anciens de Belcourt. À leurs yeux, il fait figure de héros, car peu nombreux sont ceux qui ont réussi à échapper à leurs tortionnaires.

Zoubir M, son ami, n'a pas eu cette chance. Lui avait dix-sept ans également quand il a été arrêté par les paras dans la Casbah d'Alger. " J'ai été arrêté chez moi dans la Casbah ", dit-il. Conduit à " l'intendance ", un centre de tri tenu par les paras de Bigeard, rue Bruce, dans la Casbah, il a eu affaire au fameux capitaine Graziani. " Il tenait dans la main un pistolet 11.43. Dès qu'il m'a vu, il m'a frappé violemment avec au visage. Vous vous rendez compte, j'étais mineur, ils ont torturé un mineur ! ", s'écrit Zoubir au souvenir de ce qu'il a subi. Dans la rue, son ami Bouziane, bien qu'il ait les mains attachés dans le dos, prend la fuite. Il est abattu d'une rafale de mitraillette sous ses yeux. " Bouziane avait une peur bleue de la torture. Il nous avait juré qu'il ne serait pas torturé. ".

À " l'intendance ", il est torturé nu, attaché sur une planche déposée sur des tréteaux, torturé à l'électricité, puis dans une baignoire remplie d'eau usée, d'urines et d'excréments, battu, pendu par les pieds avec les mains ligotées au dos, puis enfermé durant deux jours dans un placard, sans boire ni manger. Zoubir n'avait rien à avouer puisque tout son groupe (sept) avait été neutralisé. Dans la cour de " l'intendance ", il rencontre un ami, Hamid : " Tu ne me connais pas, tu ne m'as jamais vu ", lui chuchote-t-il à l'insu des gardes. Le lendemain, dans la même cour, il voit son ami, étalé dans un coin, mort : " Il n'a pas dû résister à la torture. Il avait mon âge : dix-sept ans. ".

Zoubir M. sera condamné à 20 ans de réclusion par le tribunal militaire et incarcéré à la prison de Barberousse. Lui aussi souffre de troubles psychomoteurs, de céphalées à répétition, mais répète, à l'en croire, qu'il se porte comme un charme. Bigeard, Massu : Zoubir demande leur jugement pour avoir torturé des mineurs !.

Tous les témoins rencontrés citent de mémoire les noms des capitaines Graziani, Chabanne, Faulques, Devis, Lenoir, un certain Gandi, les lieutenants Flutiaux, Schmidt, Erulin, un certain Le Pen, et leurs chefs qu'ils surnomment par dérision " les médécins-chefs " de la torture, le général Massu et l'ex-colonel Bigeard.

Hassane Zerrouky.

(1) Zhor Zerari, Poèmes de prison, Éditions Bouchène. Alger 1988.