L’acteur et cinéaste Lyes Salem a grandi entre la Grande Poste d’Alger et Albi, dans le Tarn. Entre l’image de l’oncle Tahar, martyr de la Révolution algérienne, et celle d’un arrière-grand-père colonialiste.
« Les changements de décor ont rythmé mon enfance. Entre le quartier de la Grande Poste, à Alger, où je vivais l’année avec mes parents. Et le quartier de Veyrières à Albi, dans le Tarn, chez mes grands-parents maternels, où on passait presque toutes les vacances scolaires. À Alger, dans le salon de ma grand-mère, il y avait une photo en noir et blanc, patinée, celle de l’oncle Tahar, tué dans une embuscade en 1961. Il fixait l’objectif d’un regard méfiant. La photo trônait seule sur le mur du modeste salon, comme pour afficher le prix que ma grand-mère avait payé pour l’indépendance. Sa légende a marqué mon enfance. Comme prisonnier de sa photo, l’oncle Tahar, attestait d’un temps que mon père et mes oncles avaient en horreur. L’Algérie du temps de la France. J’étais galvanisé par la fierté qui jaillissait de ces récits de résistance, impressionné par la colère qui vibrait encore sous les mots. Ils avaient en horreur l’Algérie du temps de la France, mais pas la France.
De la colère, à Albi, il y en avait peu. Le grand récit “mythologique” retraçait la carrière de footballeur de mon grand-père, avec comme point d’orgue sa titularisation à l’AS Monaco dans les années 1940. Dans la chambre où je dormais, il y avait aussi un cadre suspendu au mur : un “clown triste” de Bernard Buffet. Mais de l’Algérie et de la guerre, aucune trace. Il m’arrivait même de me demander si c’était bien de cette France-là que l’oncle Tahar avait triomphé. Ce dont on parlait entre les parties de Scrabble ou de tarot, c’était de la gauche qui devait réussir à gouverner et de la droite pour laquelle on ne voterait jamais. Bien plus tard, j’ai appris qu’un de mes arrière-grands-pères, “Le Paul”, avait quitté Torcy en région parisienne pour se rendre au Maroc, puis en Algérie, à la fin des années 1940. Et qu’au début des années 1960, il aurait pris part à des actions de l’OAS.
Mais alors ? C’est peut-être “Le Paul” qui a fumé l’oncle Tahar ? La question m’a taraudé jusqu’à ce que je me rende compte que les dates et les lieux ne concordaient pas.
Une boule à facettes avec une musique trop forte
De quoi est-ce que je dois parler aujourd’hui ? Comment en parler ? Faut-il que je choisisse un camp ? Entre une mère albigeoise, un père algérois, une grand-mère musulmane, une autre catholique, et deux fantômes qui se regardent en chiens de faïence, la question m’a obsédé et m’obsède encore. M’obsédera toujours ? La relation entre mes deux pays est comme une boule à facettes dont les miroirs réfléchissent une multitude de faisceaux dans un espace confiné où la musique est beaucoup trop forte pour qu’on puisse se comprendre. Ça nous aveugle, nous étourdit jusqu’au vertige, et pourtant c’est beau.
Qu’est-ce qui rend si conflictuelle et passionnelle la relation entre deux pays, colocataires d’une même histoire ? Pourquoi est-ce que je ressens toujours cette crainte d’avoir l’air de bouder l’un parce que je flatte l’autre ? Il y a un chapitre peu connu et pourtant essentiel qui peut sans doute apporter un début de réponse : le “code de l’indigénat” et ses peines propres aux “indigènes”, qui les réduits à l’état de sujets. Une législation que le pouvoir colonial instaure pour briser les résistances. Il était alors “normal” qu’il y ait des citoyens supérieurs et des sujets inférieurs. Un des plus forts traumatismes algériens est enfoui là. La mémoire collective française, elle, souffre de ce que ce même code fait se parjurer les droits éclairés de 1789. Il les annule.
La guerre d’Algérie s’emballe moins de dix ans après la victoire sur l’Allemagne nazie. De jeunes gens qui faisaient leur service militaire arrivent alors dans ce conflit après avoir grandi à l’ombre d’un père ou d’un oncle, héros de la Résistance, galvanisés par les valeurs universelles que prône le Conseil de la Résistance. Tout cela est pulvérisé par les atrocités de la guerre, par ce que leur France a pu instaurer ailleurs, dans leur dos. Ils se voient alors ressembler davantage aux bourreaux qu’aux résistants. L’Algérie est un mauvais souvenir qu’on préfère oublier. L’un des traumatismes français, silencieux, se niche ici.
De Dunkerque à Tamanrasset, je suis chez moi
Aujourd’hui, Français comme Algériens, nous avons tous reçu en héritage le code de l’indigénat, il est toujours là, dans l’angle mort de nos imaginaires. Comme un piège invisible, il faut jeter dessus un peu de sable pour le faire apparaître et pouvoir l’enjamber. Je sais que beaucoup conçoivent mal qu’on puisse se sentir à la fois français et algérien. Pourtant, c’est ce que je revendique, avec beaucoup d’autres. Nous ne sommes pas le problème que dénoncent certains, ni même l’anomalie. Nous sommes la solution, l’antidote. De Dunkerque à Tamanrasset, je suis chez moi. De Metz à Tindouf, j’aime chaque bout de trottoir, chaque coin de rue, et tant mieux s’ils ne sont pas faits du même asphalte, ni de la même pierre. De Brest à Djanet, le même ciel, qu’il soit gris ou bleu, menace de me tomber sur la tête.
Qu’on l’appelle “guerre d’Algérie” ou “guerre de libération”, elle est derrière nous. Elle fait partie du passé. On ne se tourne pas vers l’avenir, enfermés dans une machine à remonter le temps. L’avenir se construit avec ceux qui sont capables de trouver le bon équilibre entre tous les déséquilibres qui leur ont été légués. »
Lyes Salem, acteur, scénariste et cinéaste, est né en 1973 à Alger, d’un père algérien et d’une mère française. Il a réalisé « l’Oranais » en 2013 et a joué récemment dans « les Justes », mis en scène par Abd Al Malik, au Théâtre du Châtelet, à Paris.
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