L’imame Kahina Bahloul raconte que son grand-père maternel, un Français qui a fait son service militaire en Algérie, s’est fracturé la jambe pour ne pas se rendre dans un lieu où il savait que l’on pratiquait la torture.
« La guerre d’Algérie est une blessure qui m’a été transmise. Je ne peux pas en parler sans avoir les larmes aux yeux. Ma famille paternelle − ma mère est Française − a payé un lourd tribut. Plusieurs oncles, dont l’un était soldat de l’ALN (Armée de Libération nationale), sont morts en laissant des enfants en bas âge. Une cousine a vu le corps de son père, tué par des soldats français, quelques secondes après avoir entendu des coups de feu. Elle a été dépressive toute sa vie. Sa plaie était encore béante, j’ai comme absorbé sa souffrance.
Parfois, j’entendais des récits plus positifs, moins tragiques, comme la présence des “sœurs” qui apportaient dans les villages des soins, de l’aide et parfois une certaine éducation. Mais les humiliations, le manque de respect, la dignité attaquée de ces Algériens dont on a considéré qu’ils faisaient partie d’une catégorie humaine inférieure aux Français… Ce sont des choses qui me hantent.
Mon grand-père maternel habitait en métropole. Il a fait son service militaire en Algérie. Il a raconté comment, un jour, envoyé dans un lieu où il savait qu’on pratiquait la torture, il a simulé une chute, se fracturant la jambe pour ne pas s’y rendre. Il est resté à l’hôpital une bonne partie de son séjour en Algérie. Il nous a aussi relaté cet autre jour où, devant la Grande Poste d’Alger qu’il était chargé de surveiller, un Algérien est venu le prévenir qu’une bombe allait exploser et qu’il devait fuir les lieux.
Il y a aujourd’hui une réelle amitié entre ce grand-père français et mon grand-oncle, ancien maquisard. Au fond, ils ont un socle commun. L’influence de la culture et de la langue françaises sur l’Algérie a contribué à les rapprocher. Quelque chose les liait malgré la tragédie et la violence de cette guerre.
Le quotidien en Algérie rappelle la présence française
J’ai entendu des membres de ma famille française dire qu’il fallait passer à autre chose, que cela faisait soixante ans, qu’il était temps que l’Algérie se relève. J’ai entendu Emmanuel Macron répondre à un jeune Algérien qui l’interpellait lors de son voyage pendant sa campagne présidentielle : « Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec la colonisation ? Vous ne l’avez pas connue. Votre génération doit regarder l’avenir. » Pour la France, c’est comme de l’histoire ancienne. Comme si c’était plus confortable de l’oublier. Mais pour les Algériens, c’est encore très présent.
D’abord parce qu’en Algérie, le quotidien nous rappelle ce passé français : la culture, les noms de rues et de villages qui restent encore ceux de l’administration coloniale ; les langues, le kabyle et l’arabe dialectal, qui se sont mélangées au français ; l’architecture, celle d’Alger, de type haussmannien ; le droit qui, hormis le statut personnel hérité du Code de l’Indigénat et du droit islamique, vient du Code Napoléon. Pour les Algériens, la colonisation n’est pas quelque chose d’abstrait, ni de lointain
Il est encore trop difficile pour nous de laisser le passé passer. La colonisation a impacté durablement la vie économique et sociale du pays. Comment demander à cette société de se relever alors que toute une génération a manqué d’éducation ? Rappelons que la France ne s’est souciée de scolariser les Algériens, considérés comme des “indigènes musulmans”, qu’après la Seconde Guerre mondiale. Mes grands-parents n’ont jamais eu droit à l’instruction. Ils ne parlent ni l’arabe, ni le français, seulement le kabyle, leur langue maternelle. C’est un véritable handicap au développement.
La violence exercée pendant plus d’un siècle ne peut accoucher d’un peuple totalement apaisé, même si l’on voit aujourd’hui des Algériens manifester pacifiquement. Et il y a tout ce qui a suivi la décolonisation : des responsables politiques qui ont écrasé la population, une “colonisation” qui s’est poursuivie longtemps dans les rapports politiques et économiques, la décennie de violence des années 1990…
Le terrorisme islamiste ne vise pas le passé colonial
La sortie du Premier ministre Jean Castex, un soir au 20-heures de TF1, refusant la repentance sur la colonisation, alors qu’il dénonçait “les justifications face à l’islamisme radical” est déplacée. Pourquoi ne pas s’excuser pour les crimes qu’on a commis ? Est-ce qu’il y a des vies qui ont moins de valeur que d’autres ? Pourquoi devrait-on passer sous silence les Algériens gazés dans les grottes du Sahara ? Je ne comprends pas.
Son discours est aussi hors propos. Il faut arrêter avec cette idée que l’islamisme radical et le terrorisme islamiste seraient une réponse à la violence de la colonisation. J’ai vécu dix ans la décennie noire, dix ans de terrorisme dont les victimes étaient en très grande majorité des musulmans. C’est la même idéologie qui agit sur le sol français. La France gagnerait à sortir de ce nombrilisme. Ce n’est pas le passé colonial et les valeurs françaises qui sont visés. Le terrorisme islamiste est un phénomène international qui vise d’abord les musulmans.
Je ne nie pas qu’il existe une pensée anti-modernité, anti-Occident, dans l’idéologie islamiste. Mais on ne peut pas la réduire à une revanche sur le passé colonial français. C’est un discours contre-productif, si on souhaite combattre ce phénomène.
Les préjugés sur l’islam perdurent
De vieux réflexes et des mécanismes construits durant la période coloniale perdurent dans le rapport de la France à l’islam. La grande majorité des orientalistes du XIXe et du XXe siècle parlaient de l’islam comme d’une religion simpliste, incapable de produire une pensée élaborée, complexe, philosophique, mystique. On retrouve aujourd’hui cette pensée quand on dit que l’islam n’est capable de produire que de la normativité, des interdits, une action violente et armée, car le prophète de l’islam n’était qu’un chef politique belliqueux. Ce sont de vieux schémas, des préjugés.
Un important travail est à réaliser en Algérie. Ce qu’on apprenait à l’école sur la colonisation ne suffisait pas. On ne disait rien, par exemple, sur les juifs d’Algérie. On ne les voit pas, on ne les entend pas. Ils ont disparu de la mémoire commune, comme s’ils n’avaient jamais existé. Je les ai découverts plus tard, quand je suis arrivée à Paris, et qu’ils me disaient “Je suis Algérien !”… Le pouvoir algérien a manipulé l’histoire.
Pour réconcilier les mémoires, j’espère que les pouvoirs publics français reconnaîtront sans équivoque, sans se laisser intimider par l’extrême droite pro-Algérie française, que la colonisation a été un crime contre l’humanité. Cela peut passer par des actes symboliques envers le peuple algérien. Pourquoi pas un mémorial avec les noms des civils victimes d’atrocités ? »..
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Kahina Bahloul, née en 1979 à Paris, est islamologue et la première femme imame en France. Son père est kabyle algérien. Sa mère est française, sa grand-mère maternelle était juive polonaise, son grand-père maternel, catholique français. Elle a grandi en Algérie jusqu’à ses 24 ans.
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