L’auteur de bande dessinée a consacré toute son œuvre à l’Algérie. Dans les pas d’Albert Camus, il regrette les « occasions manquées » qui auraient permis aux Algériens et aux Français de vivre ensemble.
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosques le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Magyd Cherfi. Ou de Jacques Ferrandez, qui a « la nostalgie de ce qui n’a pas été ».
« Je suis né à Belcourt dans ce quartier d’Alger où Camus a passé toute son enfance et son adolescence. L’écrivain du “Premier Homme” et mon père se ressemblent. Quand le premier raconte le trajet quotidien pour aller du quartier Belcourt au lycée Bugeaud, j’entends mon père. Les petits ateliers, les petits commerçants, le jardin d’Essai… Ils ont parcouru les mêmes lieux. Mes grands-parents paternels tenaient le magasin de chaussures Roig, rue de Lyon, en face du petit appartement où ont vécu le jeune Camus, sa mère, sa grand-mère, son oncle et son frère. Ma grand-mère nous disait que Camus, tout prix Nobel qu’il était, resterait l’enfant du quartier. “Le Premier Homme”, que j’ai adapté en BD en 2017, est d’abord une histoire d’accession sociale. Mon père venait de la même région d’Espagne, du même quartier populaire, il a fréquenté la même école communale, puis le même lycée que Camus.
Il est devenu médecin généraliste avant que n’éclate la guerre d’Algérie. Un jour de l’été 1955, un homme qui ne vivait pas dans le quartier, un « Arabe » comme disait Camus, est entré dans le magasin de mes grands-parents, un couteau à la main. Il a tué un employé et grièvement blessé mon oncle. Tout le quartier était en émoi. Etait-il drogué ? Avait-il été conditionné ? Pourquoi avait-il ciblé notre magasin ? On ne le savait pas, mais mon père a pressenti que cet attentat isolé allait avoir des suites. C’était avant les poseuses de bombe. Mes parents ont décidé de quitter l’Algérie, direction Nice, avec sa Méditerranée, ses orangers et ses palmiers si familiers. Ils ont tourné la page. J’avais quelques mois. J’étais programmé pour vivre et grandir dans ce pays. La guerre d’Algérie en a décidé autrement.
Une mine de scénarios inépuisables
J’ai fait mon premier voyage en Algérie à l’été 1993, juste après le décès de mon père. Et juste avant la publication [posthume, NDLR] du “Premier Homme”. J’avais commencé à travailler sur l’histoire de la présence française en Algérie pour ma série “Carnets d’Orient”, qui comporte aujourd’hui dix albums. Ce retour a été une révélation. Soudain, je traversais des lieux que j’avais dessinés sans les connaître. Jusque-là, l’Algérie était un décor évoqué lors des grandes réunions familiales entre rires et larmes : la gare fortifiée dans le paysage désertique de Beni Ounif à la frontière marocaine où mon arrière-grand-père était chef ; le couscous comme la sobrasada de ma grand-mère ; le pataouète, cet argot de quartier, fusion des langues de la Méditerranée, que parlaient mes oncles.
Ce fond sonore et cet arrière-plan n’auraient pas eu d’incidence sur ma vie si je n’avais pas été auteur de bande dessinée. J’ai découvert que cette histoire était une mine inépuisable de scénarios. J’ai voulu aller aux origines de la guerre d’Algérie, remonter à la conquête, au début de la colonisation, avec l’imagerie qui en a été tirée notamment par les peintres orientalistes. Je me suis rapproché de ce pays que je connaissais si mal en me documentant, en prenant conscience de plus en plus qu’il ne fallait pas perdre cette mémoire.
Le catalogue des occasions manquées pour que des personnes d’horizons, de milieux et de religions différents puissent vivre ensemble m’est apparu rapidement. Je pense au projet de Napoléon III de « royaume arabe » en 1860, associant les élites musulmanes ; à celui du Front populaire, dit « Blum-Viollette », qui proposait une plus grande accession des « indigènes » à la citoyenneté française ; à l’action d’Albert Camus et à son appel à la trêve civile de 1956… Chaque fois, on aurait pu prendre une bifurcation différente qui aurait pu donner une histoire riche et positive. Tous ces possibles… Je n’ai pas la nostalgie de ce qui a été, mais la nostalgie de ce qui n’a pas été. Je me sens très proche de beaucoup d’Algériens de ma génération qui se disent comme moi : “Pourquoi ça a raté ?” Quel gâchis !
Les parias de la défaite
Lors de mes récents voyages en Algérie, j’en ai profité pour visiter les tombes de mes deux arrière-grands-pères, l’une au-dessus de Belcourt où est enterrée la mère de Camus, et l’autre à Saint-Eugène. Cela m’a fait mesurer mon enracinement dans ce pays. Ce qui a été déchirant pour les pieds-noirs, c’est la perte du lien avec ceux qui vous ont précédé et qui n’ont pas d’histoire. C’est devenu important dans mon parcours de dire ce que les miens n’avaient pas pu dire, parce qu’ils n’avaient pas les mots.
Je voulais parler de tout cela sans me sentir le porte-parole d’une communauté, en étant libre dans ce que je racontais. Justement pour comprendre, pour ne pas tronquer, ne pas me cantonner dans un camp ou un autre. Je me suis mis à décrypter les retournements de l’histoire, les évolutions des valeurs. On a d’abord considéré ceux qui venaient en Algérie comme des héros courageux et entreprenants qui allaient fabriquer une nouvelle société, à l’image des pionniers américains. Et au bout du compte, ils sont devenus des oppresseurs, des massacreurs…
Le ressentiment et l’amertume dans ma famille étaient liés non seulement au fait qu’ils se sont sentis incompris, mais aussi parce qu’ils savaient qu’ils n’étaient pas aimés. C’étaient les détestables, les parias de la défaite. Beaucoup de ces pieds-noirs ont eu l’impression d’être relégués aux poubelles de l’histoire. J’ai une forme d’empathie, de tendresse vis-à-vis d’une population qui s’est retrouvée le jouet d’enjeux qui les ont totalement dépassés. Il faut s’empêcher de juger le passé avec les yeux d’aujourd’hui, car on continuerait à ne pas comprendre ce qui s’est passé, à le voir en noir et blanc. Or les faits sont beaucoup plus fins, plus nuancés, plus complexes. Ainsi, Jules Ferry était à la fois le promoteur de l’école laïque, publique et obligatoire, et un des leaders du parti colonial… Ce sont des interstices qui permettent de comprendre l’histoire, et peut-être de mieux évaluer le présent. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Jacques Ferrandez est né en 1955 à Alger. Il est auteur et dessinateur de bande dessinée. Il a publié une quarantaine d’albums, dont la série en dix épisodes des « Carnets d’Orient », une saga qui retrace l’histoire de l’Algérie pendant plus d’un siècle de présence française. Il a adapté plusieurs romans d’Albert Camus (« l’Etranger », « l’Hôte », « le Premier Homme »).
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