Dans son film « Good Luck Algeria » inspiré de son histoire familiale, le réalisateur Farid Bentoumi évoquait l’aventure de son frère, binational comme lui, qui a représenté l’Algérie aux jeux Olympiques d’hiver à Turin en 2006 en ski de fond.
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Farid Bentoumi, Savoyard qui garde une image lumineuse des étés en Algérie. Avant que ne se déclenche la « décennie noire ».
« Cela tient à peu de chose, une vie. En 1976, l’année de ma naissance, mon père, Algérien, et ma mère, Française aux yeux bleus, ont tenté de s’installer en Algérie. Mais ils n’ont jamais trouvé de logement. Ils sont donc restés en France et c’est là que je suis né. Un parfait petit Savoyard, alors que j’aurais pu être Algérien.
Mon père est arrivé en 1962 dans le port de Marseille, avec sa valise et, dans sa poche, l’adresse d’un cousin à Saint-Etienne. A l’époque, chaque famille de la campagne envoyait un gamin dans un bateau direction Marseille, pour travailler en France et ramener de l’argent. C’est tombé sur mon père. Au départ, c’était pour trois mois, afin de payer le mariage de sa sœur. Et ça s’est éternisé. Il a travaillé dans les mines de charbon de Saint-Etienne. Puis comme ouvrier chez Pechiney. Il a rencontré ma mère, institutrice, communiste, cégétiste, qui lui a appris le français. C’était vraiment un couple militant ! Et nous sommes nés là, des petits Français, qui parlaient super mal l’arabe, moins bien que ma mère, qui l’a appris pour ne pas être perdue quand nous rentrions en Algérie.
Mon film “Good Luck Algeria” est évidemment inspiré de notre histoire familiale. Notamment de l’aventure folle, mais vraie, de Noureddine, mon frère, ingénieur, qui, à 35 ans, a décidé de concourir comme binational pour l’Algérie aux épreuves de ski de fond lors des jeux Olympiques d’hiver [en 2006]. Cette aventure a été kafkaïenne. Je me souviendrai toute ma vie du trajet en bus vers Turin, en Italie, pour assister à la course, avec la famille et les amis. Voir mon frère entrer dans le stade avec le drapeau algérien, tandis que résonnait l’hymne : émouvant et surréaliste !
Nos cousins portaient nos anciens habits
L’Algérie est pour moi liée à des souvenirs très lumineux. Les vacances d’été, c’était la fête, on partait au pays, on voyait les cousins, on sautait dans les rivières, on allait à la mer. Mon père venait d’un milieu rural. Pas d’électricité, pas d’eau courante, il fallait mettre des bidons sur le dos d’un âne pour aller la chercher. On passait nos étés à aider mon père à couler du ciment pour construire notre maison… On avait un statut spécial : celui de l’immigré. Mon père était attendu comme le messie. C’est lui qui achetait les sacs de semoule, les provisions, tout, en fait. A la maison, le défilé était permanent, ceux qui venaient demander de l’argent, des conseils, de l’aide. Je voyais nos anciens habits portés par nos petits-cousins jusqu’à ce qu’ils soient troués. Nous avons passé nos vacances en Algérie chaque année, jusqu’en 1988, début de la “décennie noire”. Mon père y est retourné ensuite mais sans nous. Il avait peur pour ma mère, avec ses yeux bleus. Et pour nous, ses fils, binationaux : on pouvait nous obliger à rester pour faire notre service militaire. Pendant quinze ans, nous n’avons plus remis les pieds en Algérie.
Mon père nous parlait peu du passé. De la guerre, notamment. Certains épisodes sont encore si douloureux que c’est difficile pour lui de les évoquer. Deux de ses sœurs sont mortes de faim pendant la guerre. Son frère, engagé dans le FLN (Front de libération nationale), a perdu une jambe. Mon père n’a jamais eu un discours manichéen sur la guerre. Pour lui, il n’y avait pas les héros et les bourreaux. La guerre était juste horrible. Avec ma mère, ils ont milité toute leur vie au Mouvement de la Paix. On a grandi avec, dans le salon, un immense poster d’une colombe blanche portant un rameau d’olivier. Mon père parlait des “porteurs de valises” français qui avaient aidé les nationalistes algériens et il a toujours été reconnaissant au Parti communiste, à la CGT, sa deuxième famille. Le mot “traître” n’existait pas, je ne l’ai jamais entendu dire de choses négatives sur les harkis. Il avait été traumatisé par leur sort, à l’indépendance, il nous racontait comment ils avaient été massacrés. En 1958, mon père a été emprisonné dans un camp de travail forcé, pour éviter qu’il ne soit recruté par le FLN comme son frère. Il avait alors 15 ans. Il n’a jamais pu aller à l’école. C’est en France qu’il a appris à lire l’arabe, à 40 ans.
Des menaces de mort
Le lien avec l’Algérie était permanent. Mon père, avec ses réseaux militants, sa position de délégué CGT, de responsable de plusieurs amicales algériennes, était très actif au sein de la communauté. Toute mon enfance et mon adolescence, j’ai entendu ce mot : “Certificat d’hébergement”. Il passait sa vie à aider des compatriotes à venir visiter leurs familles, à régler leurs problèmes de papiers. Il avait toujours sa sacoche sur lui, son bien le plus précieux, avec toute cette paperasse, ses documents d’identité, ceux des autres aussi. J’ai hérité ça de lui, je suis terrorisé à l’idée de me faire contrôler, je suis toujours en règle. Jamais je ne suis sorti sans attestation pendant le confinement !
A cause de son activisme, il recevait des menaces de mort racistes. Il disait : “Ce n’est rien, ce n’est rien.” Toujours positiver. Je n’ai su que plus tard qu’il tenait un petit carnet, où il comptabilisait tous les Algériens qui avaient été assassinés en France. Encore aujourd’hui, il répète qu’il faut arrêter avec le passé, la haine, la guerre qui continue, le racisme des Français contre les Arabes, des Arabes contre les Français. Immigré, il avait ce sentiment qu’on devait toujours faire mieux que les Français, être plus gentil, plus poli, toujours dire bonjour au péage, porter le sac de la vieille dame. Il nous répétait qu’on devait se concentrer sur nos études. L’intégration, pour nous, les enfants, ce n’était pas un sujet. On a tous été bons à l’école, mes frères ingénieurs, moi l’Essec avant de bifurquer vers le cinéma.
Cela a été une grande douleur pour mon père d’être écartelé entre ses deux pays : sa vie en France, son amour pour l’Algérie. La première fois que je lui ai montré un documentaire que j’avais réalisé sur les harragas, ces jeunes Algériens qui tentent de migrer clandestinement vers l’Europe, il m’a dit : “Ce sont des traîtres, ils quittent leur pays !” C’est étrange, car c’est un peu son histoire, quand on y pense. Sauf que lui, il a toujours répété qu’il ne voulait pas partir. Qu’il était venu travailler en France par devoir. Il n’a pas pu assister à l’enterrement de ses parents, en Algérie, et ça a été violent pour lui. Il y a un dicton qui dit : “Le paradis est sous le pied de ta mère.” Ne pas pouvoir s’occuper de ses parents, quotidiennement, quand ils deviennent vieux, c’est terrible.
La guerre des abricotiers
Et puis, le fait d’avoir construit une famille, en France, a distendu les liens. Dans les années 2000, il a réalisé que mes cousins et mon oncle ne le respectaient plus, car nous n’allions plus en Algérie, mes frères et moi, nous n’étions plus vus comme des héritiers crédibles des terres familiales. Quand il rentrait au village, le compteur électrique de sa maison avait été forcé, sa voiture démontée pièce par pièce. Par sa propre famille ! Plein d’humiliations. Le pire, ça a été l’épisode des abricotiers. La famille s’est disputée au sujet des terres, un neveu lui a dit qu’il l’attendrait avec un fusil s’il s’aventurait vers le terrain des abricotiers. Ces abricotiers que mon père avait plantés, pour lesquels il avait investi une fortune ! Il était devenu l’étranger, l’immigré, le Français… Il avait perdu le droit à sa terre. Un déclassement total. Comme si on l’effaçait de l’histoire de sa propre famille.
Mon père ne sait pas où il voudrait être enterré. Sa vie est en France, sa femme est en France, ses enfants et ses petits-enfants. Il s’est mobilisé pour créer un carré musulman à Saint-Jean-de-Maurienne. Ce sera peut-être la France. Pour qu’il reste près de nous. »
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39329/mon-algerie-par-farid-bentoumi-dans-un-carnet-mon-pere-consignait-les-algeriens-assassines-en-france.html
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