L’écrivaine Alice Zeniter a endossé le rôle de « passeuse » grâce à la littérature, à défaut d’avoir pu compter sur des « passeurs » dans son enfance.
« Enfant, je ne comprenais pas pourquoi on n’allait pas en Algérie pendant les vacances d’été, comme mes copains et copines, enfants d’immigrés comme moi. Mes parents − ma mère est française − avaient un album photo d’un voyage effectué là-bas dans les années 1980. C’était beau, ça donnait envie… Quand j’ai posé la question, on m’a répondu : “On a perdu les liens avec la famille là-bas.” C’était terrifiant pour moi qui voyais la famille comme un socle inébranlable. Comment était-ce possible ? Que s’était-il passé de si affreux ? Je ne me souviens pas exactement de ce qu’on m’a dit, mais j’ai appris que mon grand-père était “harki”. Je n’ai pas bien compris, et j’ai cherché la définition de ce mot dans le dictionnaire. Mais elle n’était pas plus claire !
Jusqu’à mes 18 ans, j’ai vécu mon rapport à l’Algérie dans une relative indifférence. Ma seule et immense frustration portait sur la langue arabe que tout le monde parlait dans ma famille paternelle, mais qu’on ne m’avait pas transmise. Quand la chanson de Khaled, “Aïcha”, passait en boucle, mes copines du collège se tournaient vers moi pour me demander si je comprenais. J’avais l’impression qu’il me manquait quelque chose. On m’a si peu transmis de mémoire algérienne. L’Algérie m’arrivait, mais presque involontairement, imprégnée d’une atmosphère proustienne : les repas chez ma grand-mère, les fêtes de famille avec mes oncles et tantes, les sonorités arabes, les prénoms, les différentes façons d’être musulman et le surgissement soudain de souvenirs sur fond d’oliviers, de torrents et de montagnes − provenant d’un pays autre que celui où je vivais. C’était comme des trouées, des mémoires sensorielles et sensuelles. J’ai posé peu de questions. J’étais passive, comme si je ne pouvais pas faire la démarche pour essayer d’en savoir plus.
Des camps au HLM
Quand j’ai réalisé à quel point des pans entiers de mon histoire s’étaient perdus, quand j’ai réalisé − si tard − que ma famille avait passé des années dans des camps avant d’arriver en HLM, je suis tombée des nues. C’est un morceau tellement gros de l’histoire familiale que j’aurais dû remarquer son absence ! Comment cela n’a pas pu me manquer ? Cette prise de conscience a émergé grâce une succession d’épisodes anodins. Par exemple, mon père avait une aversion pour le sud de la France. Ma mère disait qu’il y avait passé du temps et qu’il n’avait pas aimé. Je n’avais jamais creusé la question, jusqu’au jour où, à Manosque où j’étais pour un festival de littérature, j’ai entendu mon père au téléphone dire qu’il connaissait bien la région, car il avait vécu pas loin… Des proches m’ont alors expliqué qu’il y avait un hameau de forestage [structure mise en place pour loger et employer des familles de harkis à leur sortie des camps, dans des conditions de vie dégradées, NDLR]. J’ai fait le lien. Mon père l’a toujours nié. Rien n’était nommé.
Quand je demandais que l’on me raconte l’histoire de mes parents et de mes grands-parents, j’espérais entendre une épopée ! Ils ont changé de pays, traversé la mer… Mais seuls de petits détails ressortaient : l’odeur de la banquette de la voiture dans laquelle ils ont fui, ou celle du vomi… Cette réserve s’explique par l’absence d’un récit commun dans notre société, qui aurait cimenté la communauté nationale, comme la Seconde Guerre mondiale et la Résistance. On cache les histoires de migration, parce qu’on fait semblant d’avoir toujours été là, parce qu’on a peur que la terre d’accueil soit raciste. On devrait au contraire les raconter comme des histoires d’hommes et de femmes valeureux qui ont triomphé de l’adversité.
La fiction peut créer des ponts dans notre société
Au début de mes recherches pour “l’Art de perdre”, je me suis dit que je pouvais écrire une histoire qui fera de moi une passeuse, quand bien même je n’ai pas eu les passeurs que j’aurais souhaité avoir dans mes premières années. Je faisais la nique au destin gelé par ces silences. Dans l’injonction “parle” ou “souviens-toi”, il y a quelque chose d’un peu terrorisant et paralysant. Mais quand je suis devenue passeuse, la parole s’est libérée. Parler ou lire le vécu d’un personnage amène les souvenirs d’une manière plus douce. Ils sont apparus lentement chez mon père, mes oncles et mes tantes, dans les images que je créais en littérature. Ma grand-mère s’est mise à raconter certaines choses à partir de détails sur les photos prises lors de mon premier voyage en Algérie. Le collier que portait quelqu’un, une fleur de laurier-rose, et d’un coup les souvenirs remontaient. Il suffit de pas grand-chose pour traverser des strates de mémoire et revivre un détail de son enfance, cinquante ans plus tôt.
La fiction peut créer des ponts dans notre société. Elle offre ces traversées dans d’autres corps, d’autres existences. Son pouvoir ouvre des passages secrets, autorise des pas de côtés par rapport à l’enseignement de connaissances objectives. Et ainsi elle permet de travailler pour réconcilier les mémoires. L’écriture pendant deux ans de “l’Art de perdre” m’a permis de tisser une relation avec l’Algérie que je n’avais pas. A la connaissance parcellaire que j’avais de ce pays, à travers le récit familial et deux voyages, s’est ajoutée une connaissance reconnue et valorisée, gagnée en tant qu’écrivaine, que je pouvais donner à voir depuis cette position. D’avoir vu la maison et le village de ma famille, d’avoir des images et des sensations du lieu où mon père et mes grands-parents ont grandi, me permettait soudain d’en discourir. J’avais des dates, des noms propres, une connaissance des forces politiques. Ma manière de parler de l’Algérie a changé.
Elle a échappé au vécu familial de l’immigré. C’est devenu de la culture. C’est devenu plus facile d’échanger sur ce sujet dans des groupes sociaux plus larges sans avoir à craindre le jugement des gens. J’étais libérée d’une double peur : celle de tomber sur des Français racistes, celle d’être jugée par des Algériens sur ma méconnaissance de ce pays.
Des mémoires séparées, extrêmement communautaires
Pourquoi cette histoire est-elle si peu connue ? Il y a une convergence de raisons. D’abord, c’est parce qu’il existe des mémoires séparées, extrêmement communautaires, qui se perpétuent dans des cercles restreints et n’en sortent pas pour se confronter à la mémoire des autres cercles. Ou quand elles en sortent, cela se traduit par des clashs, comme si l’existence d’une mémoire communautaire était forcément le déni d’une autre. Ça rend le partage difficile. Ensuite, je pense qu’avant de se raconter à la première personne, il faudrait restituer le cadre entier, un vocabulaire commun pour se comprendre. Combattre les préjugés, détricoter et déminer tout ce que l’autre a projeté ou a pu se raconter sur ce qu’était la guerre, sur ce qu’est un pays arabe, l’Algérie. C’est une entreprise lente qui peut être décourageante. Enfin, il y a le cadre politique français qui n’aide pas. Il y a eu une “silenciation” délibéré par les responsables politiques, et des choix politiques effectués de manière verticale.
Par exemple, les harkis et tous ceux qui ont été étiquetés harkis se sont retrouvés cartographiés dans le paysage français comme un champ défendu uniquement par l’extrême droite. Si parler signifie se rapprocher de Le Pen, cela mine encore plus un terrain déjà miné. Des contextes plus vastes que le vécu personnel viennent ainsi rendre plus complexe la tâche de raconter son vécu sans subir les projections d’autrui. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Alice Zeniter, écrivaine, dramaturge, est née en 1986 à Clamart. Elle a écrit son premier roman, « Deux moins un égal zéro » (Editions du Petit Véhicule), à 16 ans et a reçu le Goncourt des lycéens pour « l’Art de perdre » (Flammarion), inspiré de son histoire familiale, en 2017. Elle a publié en 2020 « Comme un empire dans un empire » (Flammarion).
n Alice Zeniter est née en France d’un père Kabyle et d’une mère Française.
Dans la France des attentats, Naïma vit entre deux peurs. Peur d’être tuée par les terroristes parce qu’elle est une jeune femme parisienne qui aime prendre un verre en terrasse. Et en même temps peur d’être assimilée aux terroristes parce que musulmane d’apparence
Naïma est le personnage pivot de L’art de perdre. Révélation de la rentrée littéraire française, ce roman foisonnant d’Alice Zeniter est en lice pour les prix Goncourt et Renaudot. À quelques jours d’intervalle, l’auteure de 31 ans s’est aussi vu remettre le Prix des libraires de Nancy et des journalistes du magazine Le Point, de même que le Prix littéraire du journal Le Monde.
Exil, honte, silence, crise d’identité… et peur : à travers cette fresque inspirée de sa propre histoire familiale, la romancière met en avant les répercussions, de génération en génération, de la guerre d’Algérie.
Comme Naïma, Alice Zeniter est née en France d’un père kabyle et d’une mère française. Comme elle, elle est petite-fille d’un harki qui, parce qu’associé au pouvoir colonisateur français et donc menacé par les indépendantistes du FLN, a dû se résoudre à quitter l’Algérie dans les années 1960.
L’action du roman se passe entre l’Algérie et la France, de 1930 jusqu’à aujourd’hui. « En situant la dernière partie de mon roman au moment des attentats en France et un peu après, je voulais montrer la confusion qui s’est faite sur le rapport à l’islam, sur le rapport entre l’islamisme et l’islam, la peau bronzée et l’islam », indique l’auteure rencontrée à Paris.
La chasse aux porte-parole
Lors d’une discussion avec une amie, Naïma se fait dire qu’il est étonnant que la communauté musulmane n’a pas réagi plus fortement à la suite des attentats. « C’est quelque chose qu’on a entendu énormément, glisse Alice Zeniter. Ça voudrait dire qu’il y a une communauté unie, qu’il pourrait y avoir des porte-parole qui seraient les mêmes pour tout le monde. Mais comment et pourquoi ? »
Elle fait remarquer qu’une partie des musulmans français ne va même pas à la mosquée, pratique son culte de manière personnelle et ne peut donc pas être représentée par les imams. « Il y a quelque chose de grotesque à penser les musulmans comme une communauté unie. Comme le dit Naïma à son amie :“Tu veux que j’appelle ma grand-mère pour qu’elle te dise personnellement qu’elle est désolée ? Tu veux qu’on se promène tous avec des petits panneaux avec écrit dessus : ‘Bonjour je suis musulman mais je ne tue pas les gens ?’”»
Naïma en vient à enquêter sur son histoire familiale. Une histoire qu’elle ne connaît pas, sur laquelle pèse une chape de plomb. Trop tard pour interroger son grand-père, mort quand elle était enfant et qu’elle a si peu connu.
De son passé en Algérie, de toute façon, le vieil Ali parlait très peu. Lui qui dans son village de Kabylie était un commerçant florissant, un patriarche respecté, a dû tout laisser derrière lui. Il a vécu avec la blessure du pays perdu, où il craignait de retourner, et dans la honte d’être associé aux traîtres, parce qu’identifié comme harki.
Baragouinant à peine le français, il n’a eu de cesse après son exil de courber l’échine devant les représentants de l’ordre français, que ce soit dans le camp de transit entouré de barbelés où il a échoué avec sa famille ou dans le HLM de banlieue où on les a ensuite parqués.
Au-delà de la guerre d’Algérie comme telle, c’est un miroir sur la condition toujours actuelle des migrants que nous tend Alice Zeniter dans son cinquième roman. « Je voulais donner une voix à tous ces gens souvent considérés comme des parias, mais qui ont eu le courage de se refaire une vie ailleurs avec leur famille, alors qu’ils ne maîtrisent ni la langue ni les codes de leur nouveau pays », indique-t-elle.
Le bon Arabe
Dans son enquête sur ses origines, Naïma se heurte à un mur aussi du côté de son père. Ce cher Hamid a tracé un trait sur son enfance miséreuse et honteuse, s’est muré dans le silence. Il en est venu à renier ses origines pour se fondre dans la masse. Et devenir ce qu’on considère comme un bon Arabe.
Naïma elle-même se trouve confrontée à ce stéréotype du bon Arabe. C’est-à-dire, selon ce qu’on peut lire dans L’art de perdre : « sérieux, travailleur, et couronné de succès, athée, dépourvu de tout accent, européanisé, moderne, en un mot : rassurant, en d’autres mots : le moins arabe possible ».
Qu’elle le veuille ou non, Naïma, qui gagne sa vie dans une galerie d’art parisienne en vue, est l’exemple même de l’intégration réussie. « De la même manière, si elle s’énerve, renchérit Alice Zeniter, si elle décide de donner un coup de pied dans une grille de RER, tout à coup elle se dit : “Mais je ne suis même pas libre de ça, je suis le stéréotype du mauvais Arabe qui détruit la propriété publique.” Elle réalise qu’elle ne peut pas vraiment échapper à son statut de descendante d’émigrés, puisqu’elle s’inscrit dans cette courbe des variations de l’intégration, où tout en bas il y a le mauvais Arabe. »
Donner chair aux silences
Française, Algérienne, Arabe, Kabyle, musulmane… Naïma se demande qui elle est vraiment et comment démêler toutes ces identités qu’on lui impose. Elle se sent dépossédée d’elle-même par le regard de l’autre.
Lors d’un voyage en Algérie, elle fera cependant une découverte décisive. « Elle va réaliser à quel point elle est profondément Française et que sa liberté est non négociable. Parce que c’est une liberté de femme qui lui permet justement de ne pas avoir à se penser tout le temps comme femme. Et en Algérie, elle ne peut pas avoir ça. »
Naïma rencontre une intellectuelle d’Alger qui revendique le droit d’être la dernière femme non voilée d’Algérie et de fumer une cigarette en terrasse en buvant une bière. Elle dit que la liberté pour les femmes en Algérie existe, mais que c’est un combat quotidien, violent, qui implique de s’exposer en permanence aux regards, aux insultes.
« Mais pour Naïma, sa liberté est un acquis, ça ne peut pas devenir un combat », insiste Alice Zeniter, qui a fait deux voyages en Algérie dans les années précédant l’écriture de L’art de perdre.
Comme Naïma dans son enquête, elle s’est documentée à plusieurs sources pour tenter de comprendre son histoire familiale et la grande histoire à laquelle la relier. Mais le recours à la fiction s’est avéré nécessaire pour donner chair au passé de sa famille enterré dans le silence.
« Mon projet n’était pas de raconter l’histoire de ma famille, mais de combler les silences de mon histoire familiale. J’ai inventé beaucoup de choses… », convient Alice Zeniter.
https://www.ledevoir.com/lire/508077/alice-zeniter-brise-le-silence-de-la-honte
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