Un début de l'été 1954, une famille juive de Constantine, les Zaoui, qui possèdent une bijouterie place des Galettes, au cœur de la vieille ville, décide de se faire photographier rue Caraman, près de la grande place de la Brèche. La chaleur est étouffante, mais tous ont revêtu leurs plus beaux habits. Ils se préparent pour un mariage. L'événement est d'importance, et sera immortalisé.
Le personnage principal est Benjamin, seul assis, avec, à sa gauche, sa femme, Rina, et sa petite sœur, Ninette ; à sa droite, un vieil oncle, puis ses frères, l'un vêtu à l'"indigène" et l'autre à l'"européenne", enfin Ruben et sa fiancée, Eugénie, qui vont se marier. Derrière la nostalgie, cette photographie est exemplaire d'une fin de monde. Le long temps colonial a accompli son œuvre de métamorphose, de confusion, d'effacement. Les costumes ne sont pas des déguisements, des costumes de scène. Deux hommes ont choisi de porter leurs habits d'"indigènes algériens": le sarouel, l'écharpe qui retient le pantalon, le gilet boutonné et, sur la tête, le kébous pour l'un et le chèche pour l'autre. La femme porte un vêtement d'apparat : un caftan, un gilet brodé à manches tombantes, une ceinture ornée de deux gros louis d'or, une série de bracelets en argent et un collier en or autour du cou. On voit bien que les Zaoui sont d'importants bijoutiers de la ville. La petite fille est habillée comme une parisienne.
Il y a dans cette photo une certaine "étrangeté française", la naissance d'une nouvelle catégorie de "Français juifs", à la fois héritiers d'une longue histoire, bien antérieure à la présence coloniale, et d'une nouvelle trajectoire de citoyens français. Les juifs, à Constantine et dans toute l'Algérie, constituent une minorité intermédiaire entre Européens et "indigènes musulmans".
Ils sont présents sur cette terre depuis des millénaires, depuis que les Phéniciens et les Hébreux, lancés dans le commerce maritime, ont fondé Annaba, Tipasa, Cherchell, Alger... D'autres juifs arriveront ensuite de Palestine, fuyant les Egyptiens d'abord, puis les romains de Titus. Ils se mêlent aux Berbères, forment des tribus. Au XVIe siècle, les juifs d'Espagne fuient l'Inquisition, emmenant avec eux leur culture, leur savoir-faire, l'élite de leurs rabbins qui unifient les lois du mariage, des usages...
Lorsque les premiers Français débarquent dans la baie de Sidi Ferruch, les juifs d'Algérie sont organisés en "nation". La communauté juive d'Algérie en 1830 compte 25 000 personnes, la plupart très pauvres. Les réactions des juifs à l'égard du développement colonial seront très diverses, suivant les régions. Alors que, dans le Constantinois, les tribus nomades "marchent au pas de leurs chameaux", les juifs de la région d'Alger et ensuite d'Oran sont aux avant-postes du progrès. Au contraire des "indigènes" musulmans, qui s'enferment dans leur mutisme ou se retirent dans l'intérieur des terres pour ne pas avoir de contact avec l'occupant, les juifs d'Alger tentent très vite de se mêler aux soldats français pour commercer avec eux.
L'attitude de neutralité adoptée par les juifs pendant la conquête, l'exemple de l'assimilation des juifs européens lors de la Révolution française amènent le gouvernement de Louis-Philippe à prêter une grande attention à la minorité juive d'Algérie. Le 9 novembre 1845, l'ordonnance royale de Saint-Cloud met le judaïsme algérien à la mode française. Elle crée un consistoire central à Alger, un consistoire provincial à Oran, un autre à Constantine. La France s'engage sur la voie de l'assimilation.
Le 24 octobre 1870, Adolphe Crémieux, ministre de la justice, soumet neuf décrets au Conseil du gouvernement qui établissent le régime civil et surtout naturalisent en bloc les juifs algériens. Ce décret Crémieux sera d'emblée vivement critiqué, notamment par les chefs de l'armée. La naturalisation collective des juifs d'Algérie, en 1870, bouleverse leur univers et les détache de la communauté musulmane. Recensés sur l'état civil, ils apprennent à lire et à écrire, découvrent l'hygiène et la modernité - sans rien renier de leurs coutumes religieuses ou culinaires -, et abandonnent les petits métiers traditionnels pour d'autres professions.
L'entrée dans la société française provoque un formidable bond social, non sans heurts. Vingt ans après la promulgation du décret Crémieux, l'Algérie connaît une vague d'antisémitisme d'une grande violence. La "crise antijuive" débute à Oran, y culmine par des émeutes en mai 1897 et s'accompagne de persécutions diverses dans la vie quotidienne et officielle. A Alger, les factieux demandent l'abrogation du décret Crémieux "au nom du peuple en fureur".Les juifs sont accusés d'être des "capitalistes" opprimant le peuple, alors que l'écrasante majorité d'entre eux sont très pauvres (il y a, à la fin du XIXe siècle en Algérie, 53 000 juifs, dont environ 11 000 prolétaires subvenant aux besoins de 33 000 personnes, soit environ 44 000 juifs dans l'indigence). Ces campagnes antijuives camouflent une dénonciation de l'indigène que l'on a hissé à la nationalité française. Derrière l'antisémitisme se profile la peur du "péril arabe"...
LES années précédant la première puis la seconde guerre mondiale forment une génération-tournant, celle qui connaît plusieurs vies : "Une enfance judéo-arabe, un âge d'homme français", comme le notera André Chouraqui, dans son livre La Saga des juifs d'Afrique du Nord. Selon les générations et les régions, cette intégration dans la cité française connaît des paliers.
Les photos de famille comme celle des Zaoui témoignent de cette évolution. Si, à la veille de la guerre d'Algérie, tous les jeunes sont vêtus à l'européenne, les plus âgés conservent encore le costume à l'orientale. A côté des "évolués" libres penseurs d'Alger ou d'Oran, on trouve encore de nombreux juifs traditionnels dans les petites villes de l'intérieur, sans parler de ceux du Mzab, importantes communautés qui conservent farouchement leurs particularismes, traditions, langages et musiques judéo-arabes. Avec près de 30 000 personnes, la communauté juive de Constantine est la plus importante du pays.
Centre commercial prospère, Constantine, perchée sur un immense piton, entourée de gouffres, est imprenable. Avec ses ponts et ses passerelles hissées à même le vide, la cité présente le site extraordinaire d'une "presqu'île". Alexandre Dumas la compare à "une ville fantastique, quelque chose comme l'île volante de Gulliver". La ville tout entière est tassée au sommet d'un bloc entouré des gorges de la rivière du Rummel, longues d'environ 2 kilomètres, profondes de plus de 100 mètres. L'altitude atteint 644 mètres au point le plus haut, où s'éleva le premier refuge, la casbah. Une soixantaine de kilomètres à vol d'oiseau séparent le "rocher" de la mer. Cette position unique, étrange, impressionnante est chargée d'histoire.
Constantine s'appelait Cirta, capitale des rois numides Syphax, Massinissa, Jugurtha, qui résistèrent longtemps à la puissance romaine avant de succomber. Elle est le grenier à blé de l'est du pays, qui s'étend, au temps des Numides, jusqu'à Tunis. Son rocher subit le déferlement des Vandales, puis des hordes byzantines. Au Moyen Age, Constantine appartient tour à tour aux diverses dynasties musulmanes qui se succèdent. Elle dépend des Hafsides de Tunis lorsqu'elle est conquise au début du XVIe siècle par les Turcs d'Alger, qui en font le chef-lieu d'un vaste beylik. Le plus célèbre et le plus populaire des beys constantinois, Salah (1771-1792), embellit la ville, fit réparer ses ponts et remit de l'ordre dans son administration.
Constantine, avec à sa tête le bey Ahmed, résista avec acharnement à la conquête française. Une première expédition française échoua en novembre 1836. Un an plus tard, le 13 octobre 1837, le général Valée réussit à créer une brèche dans la défense. Maison par maison, rue par rue, le combat fit rage. Constantine est une des rares cités où musulmans et juifs firent le coup de feu, côte à côte, contre les troupes françaises. Les derniers défenseurs de la ville furent précipités dans les gorges du Rummel. Parmi les grandes villes de l'Algérie, Constantine est celle où, au moment de la colonisation, les Algériens musulmans ont l'influence la plus forte. En 1876, on dénombre 34 700 musulmans contre 17 000 Européens ; en 1936, 56 000 d'une part et 50 000 de l'autre, dont 14 000 juifs, naturalisés français.
En cet été 1954, la ville est, numériquement, la troisième ville de l'Algérie, avec 118 000 habitants - dont 53 % d'Algériens musulmans. Parmi ces derniers, les Kabyles représentent au moins la moitié, d'autres viennent du Mzab ou de Tunisie (Djerba). La ville compte également des "étrangers" (Européens non français) : 2 000 à 3 000 Italiens, quelques centaines de Maltais, mais c'est peu comparativement à Alger ou à Oran.
Longtemps, Constantine est restée cantonnée sur son rocher. Les quartiers indigènes se partageaient entre les musulmans, au sud et à l'est, les juifs au nord-est, les Européens ailleurs. L'armée avait mis la main sur la casbah, où s'élevaient des casernes et un hôpital. Les constructions privées et quelques édifices publics se serraient entre les rues étroites, où la circulation était difficile. Les places étaient minuscules.
Puis la ville s'est étendue, du côté du nord, dans la plaine du Hamma, où s'est installée la minoterie, profitant des chutes d'eau et des sources. Pendant la première partie du XXe siècle, Constantine s'est imposée comme un grand marché du commerce des grains et le premier centre minotier en Algérie. L'artisanat "indigène" local est particulièrement dynamique : tannerie, chaussure, tissage, ferblanterie, chaudronnerie. Dans les années 1950, le commerce des tissus - importés - passe au premier rang, devançant même Alger pour la clientèle indigène. Les juifs de Constantine sont les premiers agents de cette activité, développée depuis la première guerre mondiale. Leur pratique courante de la langue arabe et la connaissance profonde des habitudes de la population musulmane leur confèrent un rôle d'intermédiaire important. Les Mozabites et les Kabyles y ont aussi leur part.
Entre juifs et musulmans, la cohabitation obligée est depuis longtemps acceptée. Mais l'harmonie a été brisée par les émeutes du 5 août 1934. Ce jour-là, un pogrom a déferlé sur Constantine et ses environs, sans intervention de la police ou de l'armée. On releva 27 morts, dont 25 juifs, et parmi eux 5 enfants, 6 femmes et 14 hommes.
Constantine est aussi un centre intellectuel actif avec ses établissements d'instruction, son musée, sa société d'archéologie, ses nombreuses écoles coraniques et autres sociétés savantes de théologie, ses institutions musicales, avec Cheikh Raymond, célèbre chef de musique élevé dans une famille juive. Bref, c'est une vieille ville à la culture citadine raffinée. C'est ici que le nationalisme algérien sera le plus vivace en Algérie, dès les années 1930, avec la présence d'Abdelhamid Ben Badis, le fondateur, très respecté, de la société des oulémas (les docteurs de la loi musulmane) d'Algérie, préconisant la réappropriation par les Algériens musulmans de la langue et de la culture arabes.
La famille Zaoui, en ce mois de juin 1954, n'a pas véritablement conscience des périls. Pour eux, la France est encore là pour longtemps, et il semble impensable de quitter cette ville où ils sont présents depuis des siècles. Leur monde se veut à l'abri de la crise qui couve. Beaucoup continuent de feindre l'indifférence face à l'actualité menaçante (des bruits de guerre arrivent de la Tunisie, toute proche de Constantine). Les plus jeunes s'adonnent au football dans les grands clubs comme le MOC ou draguent les filles rue de France. Il y a encore de l'ennui et une forme de nonchalance aux terrasses, de la gorgée de café à la saveur amère jusqu'aux volutes de la fumée de la Bastos.
Les membres des différentes communautés sont encore ensemble, les uns à côté des autres, tout en étant séparés... La guerre d'Algérie, après 1954, va progressivement diviser toutes les communautés et aboutir au départ de la majorité des juifs et des Européens de la ville, au moment de l'indépendance, en 1962. Les Zaoui, français depuis 1870, vivront désormais en France.
Par Benjamin Stora
Constantine
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