Imaginez un peu, un romancier américain interviewé en français et en arabe berbère à Tipasa...
L'écrivain a participé en juin à un festival de littérature dans ce pays où il n'était pas retourné depuis vingt-trois ans. Des falaises déchiquetées de Tipasa aux dédales de la Casbah d'Alger, il raconte ce retour.
Né à Manhattan en 1955, l'écrivain américain vit entre Londres, Paris, Berlin et les Etats-Unis. Il publie des romans - L'homme qui voulait vivre sa vie, porté à l'écran par Eric Lartigau en 2010, ou Rien ne va plus, qui a obtenu le prix littéraire du Festival du cinéma américain de Deauville, en 2003 - mais aussi des récits de voyage. Invité en juin à la sixième édition du Festival international de la littérature et du livre jeunesse (Feliv), à Alger, il nous livre ses impressions sur ce pays où il n'était pas retourné depuis vingt-trois ans.
"ÂPRETÉ HARMONIEUSE"
"Je suis le littoral algérien en direction de Tipasa, à l'ouest. J'ai été invité au Salon du livre qui se tient à Alger et ici, et à l'occasion de ma visite, je suis interviewé par la station locale de la radio nationale. L'entretien en direct est mené par une jeune femme voilée qui manifeste une connaissance remarquable de mes livres et s'exprime en arabe algérien, une autre journaliste me traduisant ses questions en français, puis la présentatrice répétant en arabe régional mes réponses en français. A la fin de cet exercice, je remarque, impressionné :
"Imaginez un peu, un romancier américain interviewé en français et en arabe berbère à Tipasa... C'est une première pour moi.
- Pour nous aussi !", rétorque-t-elle en riant.
Charmé par la ville, je suis également surpris par cette côte que je découvre, la majesté de ses falaises déchiquetées, un phare perché sur un promontoire qui semble sorti d'un tableau d'Edward Hopper, l'âpreté harmonieuse qui n'est pas sans me rappeler le coin du Maine où j'ai élu domicile en Amérique. Grand port de pêche naturel, c'est aussi une station balnéaire où les Algérois aisés viennent respirer une bouffée d'air marin et reprendre contact avec la beauté brute de la création. J'ai traversé une plage où des familles barbotaient dans l'eau, bâtissaient des châteaux de sable et se chauffaient au soleil estival puis, longeant un précipice assez vertigineux, j'ai été conduit à un modeste monument édifié face à la mer, avec la citation suivante gravée dessus :
"Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure."
L'auteur de cette phrase est évidemment Albert Camus, né et grandi à Dréan (anciennement Mondovi), d'origine pied-noire, mais qui semble être revendiqué ici comme un écrivain algérien à part entière. Mon guide m'explique que cette partie de la côte était l'une de ses destinations favorites quand il habitait Alger et qu'il avait entrepris d'écrire Noces à Tipasa, cette sublime méditation sur sa relation personnelle avec la nature et l'histoire d'un pays tant aimé.
Tout en l'imaginant se tenir sur le promontoire marin, je me fais intérieurement une remarque : quand nous retournons à la beauté du monde naturel, c'est surtout pour échapper aux complexités, aux disputes, aux rivalités, aux luttes destructrices pour chaque partie qui caractérisent tellement la condition humaine. Et je me dis qu'il n'est pas étonnant que dans cette oeuvre de jeunesse (1936), Camus ait passionnément célébré la dimension existentielle que porte cette portion de côte algérienne : "Pourtant, on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu."
"UN AUTRE MONDE"
Bien entendu, je savais que mon séjour à Alger se déroulait dans des conditions privilégiées : un splendide palace à l'ancienne manière, des rencontres avec des gens brillants et concernés, une voiture avec chauffeur pour mes déplacements, des interviews pour la télévision et la radio réalisées par d'excellents professionnels, une excursion sur la côte, des dîners dans de mémorables restaurants...
Pourtant, un autre monde existait à seulement quelques minutes de cette sphère privilégiée. Il suffit de descendre presque n'importe quelle rue d'Alger pour se retrouver soudain devant une HLM hérissée d'antennes paraboliques (afin de capter les chaînes françaises) mais visiblement peu entretenue, ou d'un vénérable immeuble tout décati qui, derrière ses guirlandes de linge en train de sécher, semble ployer sous le poids des innombrables familles qu'il abrite. Alors qu'en Occident les classes défavorisées sont parquées loin des espaces réservés aux plus nantis, ici prospérité et dénuement se côtoient sans cesse.
Et puis, au coeur même de la ville, il y a la Casbah. On m'avait dit que je ferais mieux de m'y rendre avec un guide, non pour ma sécurité personnelle mais en raison de la complexité et de la densité de ses dédales, un non-initié ayant toutes les chances de se perdre dans son labyrinthe. J'y suis donc allé en compagnie d'Habib, un sexagénaire au maintien altier, élégant et très à l'aise dans ce monde. Il connaissait sur le bout des doigts ce quartier historique d'Alger, où il était né et avait grandi. Le courant est immédiatement passé entre nous, sa vivacité d'esprit s'ajoutant à sa connaissance exceptionnelle du passé et du présent de la Casbah.
"UN LABYRINTHE"
Je me suis senti loin des souks de Marrakech ou du Caire, avec leur couleur locale destinée aux touristes, loin des marchands ambulants qui brandissent leurs tapis ou leurs pipes à eau sous le nez de l'estivant le long des plages de Tunisie. La vieille ville d'Alger reste un univers d'artisans et d'humbles familles, où des milliers de destins personnels s'entrecroisent dans une existence ô combien difficile, une précarité cependant doublée d'une sensibilité esthétique admirable, palpable dans les splendides riads cachés au fond d'une ruelle, les quelques maisons superbement restaurées, les portails berbères en bois sculpté, les fontaines exquisément carrelées, contraste frappant avec le dénuement que mon regard rencontrait si souvent à travers ce lacis architectural.
C'était un labyrinthe, oui, mais dont Habib maîtrisait les surprises avec l'aisance d'un cartographe expert. Nous nous sommes enfoncés toujours plus loin, slalomant entre les étals de légumes et les carcasses pendues aux crochets des boucheries en plein air. Après m'avoir montré un étroit passage au bout duquel se nichait une minuscule mosquée, puis une rue bordée de hammams, Habib est tombé par hasard sur l'un de ses amis, un imam d'à peu près son âge qui lui a donné l'accolade. Une fois que mon guide nous a présentés, il a remarqué : "Notre prophète a dit que nous devions toujours bien accueillir nos voisins chrétiens, donc bienvenue à vous." Et comme nous nous étions mis à bavarder dans la langue de Molière, l'imam de glisser : "Bon français, pour un Américain !"
Outre l'incroyable imprévisibilité de sa géographie, la Casbah m'a laissé pantois par la façon dont la vie de ses habitants déborde dans ses artères, se répand sur chaque pouce de terrain collectif. Habib m'a conduit à un petit café où j'ai bu une tasse d'un stimulant arabica et savouré un croissant mémorable, car l'influence française continue à se faire sentir jusqu'ici. Pendant ce temps, Habib a sorti une série de photos de sa sacoche ; sur ces clichés, pris durant son hadj (pèlerinage) à La Mecque, quelques amis français à lui apparaissaient, qui, bien que n'ayant pas été autorisés à entrer dans la ville sainte, avaient visité les zones d'Arabie saoudite où la présence de non-musulmans est acceptée. Ensuite, nous nous sommes mutuellement montrés des photos de nos enfants et nous avons convenu que les voyages, entre autres mérites, offrent l'opportunité de dissiper la méfiance réciproque que la distance entretient entre les cultures et entre les peuples.
"FRESQUE GRANDIOSE ET AMBITIEUSE"
En contrebas du café, il y avait un bâtiment trapu entouré d'une haute muraille. "C'était la prison où plusieurs communistes français ont été guillotinés pendant la guerre d'indépendance, pour avoir fourni des armes aux rebelles algériens", m'a-t-il expliqué avec une expression impassible. Aussitôt après, cependant, d'une voix basse et vibrante, il a récité leurs noms les uns après les autres, marquant une pause à la suite de chaque prénom comme s'il suivait la cadence d'un tambour silencieux. Je n'ai pu que penser au final de Dialogue des carmélites de Poulenc, quand les religieux chantent l'Ave Maria, leur choeur angélique interrompu par le bruit sourd de la guillotine à chaque fois que l'une d'elles monte à l'échafaud.
"Le passé est le passé, c'est un fait, a continué Habib, mais on ne peut oublier que la Casbah a été le centre de l'insurrection des années 1950 et 1960. Un refuge impossible à investir." Nous sommes entrés dans un immeuble tout en hauteur dont le rez-de-chaussée accueillait un atelier de menuiserie. Mon guide connaissait tous les hommes qui travaillaient là. Présentations et poignées de mains ont suivi.
Cela fait, nous avons grimpé un escalier escarpé qui paraissait interminable pour déboucher enfin sur le toit-terrasse. A nos pieds, Alger développait sa fresque grandiose et ambitieuse dans une vue panoramique d'écran géant. La rencontre spectaculaire de la terre et de la mer, les quartiers partis à l'assaut des collines, la juxtaposition des minarets et des imposants monuments laissés par l'architecture coloniale, la paisible immensité de la Méditerranée au loin, les larges boulevards contrastant avec la densité compacte de la Casbah, tout cela me procurait l'exaltation de contempler une urbs mirabilis, une cité des miracles témoignant de l'inépuisable capacité humaine à créer de la beauté et de la grandeur, mais dont l'histoire semble résumer notre tout aussi formidable disposition à la brutalité, la fureur et la destruction.
"Merci pour ces quelques heures exceptionnelles, ai-je dit à Habib. Je n'aurais jamais pu parvenir jusqu'ici par moi-même.
- Il y a un plaisir incontestable à se perdre dans un labyrinthe, a-t-il remarqué pensivement, mais trouver l'issue pour en sortir... D'accord, on peut presque toujours y arriver tout seul, mais n'est-ce pas plus intéressant en compagnie de quelqu'un qui connaît la sortie ?
- A un certain niveau, pourtant, chacun de nous doit se débrouiller pour la découvrir, non ?"
Contemplant la ville miraculeuse devant nous, Habib a murmuré : "Mais combien d'entre nous le font ?""
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bernard Cohen
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