Albert Camus (1913-1960) est devenu l’auteur classique par excellence, celui qu’on étudie dans toutes les classes de lycée. Même les non-littéraires donneront spontanément et sans aucune hésitation le titre d’un ou deux de ses livres si on les interroge à son sujet. Ils seront même capables d’aller plus loin et définiront Camus comme l’écrivain de l’absurde, sans oublier de faire référence à sa fin tragique, dans un accident de voiture. Tout le monde croit donc bien le connaître. Et pourtant, il ne serait peut-être pas inutile de rafraîchir nos souvenirs scolaires, surtout si ceux-ci commencent à s’estomper quelque peu tant ils remontent dans le temps.
Camus est né en 1913 est Algérie. Il n’a jamais connu son père, qui travaillait comme ouvrier dans un domaine viticole et qui est mort pendant la Grande Guerre, dans la Marne. La mère de Camus, d’origine espagnole, est à demi-sourde et quasi analphabète. Pour élever ses deux enfants (Albert a un frère), elle s’installe dans un quartier pauvre d’Alger et fait des ménages. Le peu d’argent qu’elle gagne, elle le remet à sa propre mère, qui est le pilier de la famille et qui éduque les enfants à coups de cravache (« Ne frappe pas sur la tête. »). Marqué par ce milieu défavorisé, Camus porte toute son affection sur sa mère, qui le lui rend bien mais avec qui le dialogue est pour ainsi dire inexistant, tant elle est peu loquace et épuisée par son travail. On peut supposer que toute l’œuvre littéraire future sera une tentative de combler ce vide, cette absence, cet amour pressenti de part et d’autre mais non exprimé par des mots. Écrire sera donc une manière d’entrer enfin en contact avec les autres et de montrer ce que l’on ressent, surtout sur le plan humain.
La conviction que la vie est injuste
Remarqué par son instituteur, puis par ses professeurs, le jeune Camus décroche un diplôme d’études supérieures en Lettres, section philosophie. C’est à cette époque que se manifestent les premières atteintes de la tuberculose. Cette maladie terrible, qui le contraindra à suivre de nombreuses cures, lui ferme définitivement les portes de l’agrégation et il ne sera donc jamais professeur. De cette expérience malheureuse, il garde la conviction que la vie est injuste. La présence de la mort, il le perçoit très jeune, est le plus grand scandale de la création. Cependant, au lieu de sombrer dans un pessimisme improductif et destructeur, il réagit en développant un grand appétit de vivre. Ayant conscience de sa solitude et de son état mortel, révolté par cette vérité, ce n’est certes pas vers des rêveries eschatologiques qu’il va se tourner et la religion le laisse d’ailleurs indifférent. S’il faut vivre, c’est ici et maintenant, dans le monde qui s’offre à lui et dont il s’agit de croquer les joies à pleines dents. La société n’étant pas parfaite, il va vite faire figure d’homme engagé. Il faut dire qu’il déborde d’activités : il exerce plusieurs métiers, se marie, divorce, adhère au Parti communiste, démissionne(1), fonde la Maison de la culture d’Alger, puis une troupe de théâtre et enfin se met à écrire. Ce sera Révolte dans les Asturies, qui lui vaudra à jamais la réputation d’écrivain engagé. Devenu journaliste à Alger républicain (proche du Front populaire), il donne des articles dans tous les genres. Il fonde ensuite la revue Rivages, dans laquelle il veut rendre un hommage à la vie et plus spécialement à la conception qu’on en a dans les pays méditerranéens. De plus en plus engagé, il écrit un article intitulé « Misère de la Kabylie », qui fera grand bruit. Le journal est interdit par les autorités et Camus se voit contraint de quitter l’Algérie.
Cycles
Le voilà donc en France en pleine débâcle de 1940. Journaliste à France-Soir, il se replie avec le journal à Clermont-Ferrand. C’est l’époque où il écrit L’Étranger et Le mythe de Sisyphe. C’est l’époque aussi où il entre dans la Résistance (renseignement et presse clandestine). En 1942, sur les conseils de Malraux qui le connaît bien, Gallimard publie L’Étranger. En 1943, ce sera le tour du Mythe de Sisyphe. L’ouvrage est bien accueilli, mais une confusion s’installe dans l’esprit des critiques. Certains rapprochent le livre des thèses de Sartre alors qu’une phrase comme « Je prends ici la liberté d’appeler suicide philosophique l’attitude existentielle » n’aurait dû laisser planer aucun doute quant à la position de Camus. Ces livres, suivis bientôt par les pièces Le Malentendu et Caligula, appartiennent à ce que l’on a appelé le cycle de l’absurde. Notons que le 8 août 1945, Camus sera un des seuls intellectuels à dénoncer l’usage de la bombe atomique et cela deux jours seulement après la destruction d’Hiroshima. Après la guerre, devenu codirecteur du journal Combat (issu de la Résistance), il démissionne suite à une divergence de vue sur les événements de Madagascar. L’armée française venait d’y réprimer une révolte, attitude que Camus avait aussitôt assimilée à celle de l’armée allemande en France occupée. Désabusé, il commence alors des ouvrages comme La Peste, L’État de siège et Les Justes, qui constitueront ce qu’on appellera le cycle de la révolte. En 1952, c’est la rupture avec Jean-Paul Sartre, l’école existentialiste lui ayant reproché de mener une révolte statique. Il est vrai qu’il a souvent été incompris. Alors que Sartre prend toujours résolument et clairement parti pour une cause (quitte à changer d’avis par la suite), Camus fait davantage dans la nuance. C’est que son discours est moins idéologique et davantage humain. Ainsi, à Alger, en 1956, il lancera un appel pour la trêve civile.
Du coup, il sera méconnu de son vivant par les Pieds-noirs et après l’indépendance ce sont les Algériens eux-mêmes qui lui reprocheront de ne pas avoir milité pour cette indépendance. C’est qu’il voulait la paix et la justice mais refusait l’usage des bombes. Quelque part, il estimait seul contre tous que la fin ne justifie jamais les moyens. Il voulait des changements mais refusait que l’on tue des hommes et des femmes pour obtenir ces changements. On retrouve là sa foi profonde en la vie, qu’il respectait avant toute chose. Dans le contexte historique agité de l’après-guerre, on lui reprochera cette attitude dans laquelle certains ne verront que de la tiédeur. Selon eux, sa révolte n’aurait aucun sens puisqu’elle ne débouche pas dans l’action violente. Il ne serait donc qu’un intellectuel en chambre, un idéaliste qui se gargarise avec des idées qu’il n’applique pas. Par le parcours de sa vie que nous venons de retracer, même s’il est sommaire, nous voyons que ces accusations sont manifestement non fondées. Ce fut visiblement l’avis du jury du Nobel, qui lui attribuera son prix en 1957. Comme chacun sait, Camus décédera peu après, le 4 janvier 1960, dans un accident de circulation (la voiture était conduite par le neveu de Gaston Gallimard). Il est enterré à Lourmarin, dans le Vaucluse, région que lui avait fait découvrir son ami René Char et où il avait acheté une maison.
Proche de Montaigne
Essayons, maintenant, toujours dans le cadre de cette introduction, de résumer le « système » philosophique de Camus. On aura compris que le mot « système » est mal choisi car notre auteur, qui a misé sur la vie, veut pouvoir adopter son comportement en fonction des circonstances du moment. C’est pour cette raison qu’il rejettera des théories comme l’existentialisme ou même le marxisme(2). Par certains côtés, Camus semble donc plus proche de Montaigne et de son bon sens que des grands théoriciens. Une partie de son œuvre a d’ailleurs pris la forme d’essais et ce n’est sans doute pas un hasard si ce mode d’expression lui convenait particulièrement.
L’injustice régnant partout, il convenait donc de la combattre. Mais une telle attitude est vouée à l’échec sur le plan individuel puisque la mort est de toute manière au bout du chemin. À quoi bon lutter pour faire changer les choses si on se retrouve finalement couché dans un cimetière ? Par ailleurs, Dieu est absent, c’est une évidence qu’il ne faut même plus démontrer. Il suffit de regarder les malheurs qui frappent le monde pour s’en convaincre. Et même si on prouvait son existence, il est clair qu’il faudrait alors admettre qu’il nous a abandonnés. Dans un tel contexte, la vie est donc absurde. Vouée au malheur, il ne sert même à rien de vouloir améliorer sa condition. Cette philosophie de l’absurde, cependant, ne doit pas être vécue comme un échec. Le fait même de prendre conscience de l’existence de l’absurde est un commencement en soi, non une fin. Dès lors, il faut vivre intensément l’instant présent, l’éternité n’existant pas. Cette conquête du présent est en fait la seule éternité qui soit à notre portée. Il ne faut pas confondre l’attitude de Camus avec l’épicurisme. C’est par la lucidité, par la conscience que j’ai de l’absurdité de la vie que je me grandis. Une fois ce stade atteint, la seule voie qui s’ouvre à moi est celle de la révolte. Si celle-ci est vouée à l’échec final en tant qu’individu (je n’éviterai pas ma mort), elle peut toutefois permettre à l’humanité de progresser (sur un plan humain s’entend). Ma révolte doit servir aux autres à prendre conscience de l’absurde et leur permettre de se révolter à leur tour. On pourrait résumer cette pensée par la formule : « Je me révolte, donc nous sommes. » On notera en passant que Camus a toujours rejeté la possibilité du suicide. En effet, se suicider, c’est résoudre le problème de l’absurde de façon brutale. De son point de vue, il est préférable de faire de la dénonciation de l’absurde un nouveau départ (par la révolte). Mettre fin à ses jours, c’est se priver radicalement du moyen de donner un sens à son existence. La révolte n’est pas retrait ou fuite, mais bien pleine conscience de la condition humaine.Une écriture neutre et impersonnelle
Si nous nous penchons maintenant sur la langue de Camus et sur son style, nous serons frappés d’emblée par leur côté sec et cassant. La phrase est courte, rapide, incisive, allant droit au but, créant une sorte de tension qui sépare la conscience de la réalité. Un bel exemple est sans doute le début de L’Étranger, qui se grave à jamais dans la mémoire du lecteur tant, derrière ces phrases simples et banales, se révèle toute l’horreur du monde :
« Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »
Cette écriture neutre et impersonnelle, remplie de notations sèches et monotones, convient parfaitement au climat de l’absurde. Le lecteur, en quelque sorte, ne s’attarde pas sur le style. Il reçoit en pleine figure des descriptions froides, ce qui l’amène à percevoir tout de suite l’horreur sous-jacente du monde, tant ces descriptions sont données avec indifférence. On dirait que l’auteur ne s’implique pas dans ce qu’il dit (alors que ce n’est en fait qu’une technique narrative). Il fournit des données brutes, sans plus. Du coup, les faits, ramenés à leur seule réalité, sans aucun affect de la part du romancier, nous apparaissent dans leur complète nudité et ils sont d’autant plus difficiles à supporter.
Pour illustrer nos propos, donnons quelques exemples. Le vocabulaire de Camus ne se caractérise pas par des termes rares, anciens ou littéraires. Ce sont au contraire les mots les plus simples qui sont employés :
– des apocopes : tram, dactylo, auto, stylo,
– des expressions courantes : être de trop, jouer un sale tour,
– des mots familiers : un dimanche de tiré, je me charge de mon type.
On est loin de la langue de Hugo ou de Proust. Camus, en réalité, prête aux personnages de ses romans le langage de la rue, ce qui leur confère plus de naturel. Certains ont même parlé à ce sujet de « langage anémique(3) ».
En ce qui concerne la structure des phrases, nous sommes confrontés au même procédé minimaliste : « Je suis entré », « j’ai bu », « vos salaires sont modestes ». Les phrases sont courtes et de type déclaratif. Entre elles, il n’y a pas vraiment de suite logique, ainsi elles ne s’emboîtent pas les unes aux autres par des conjonctions de subordination mais chacune d’elle reste autonome. Le lecteur passe donc d’une déclaration à une autre sans que l’auteur ne soit intervenu pour lui rendre la vie plus facile en « liant » son texte. Il nous donne des blocs d’informations en se contentant de les juxtaposer :« Cette présence dans mon dos me gênait. La pièce était pleine d’une belle lumière de fin d’après-midi. Deux frelons bourdonnaient contre la verrière. Et je sentais le sommeil me gagner. » (L’Étranger)
Le héros nous relate donc tout ce qu’il voit, sans rien oublier. Ces faits bruts nous sont offerts sans qu’il y ait la moindre recherche de cohérence entre eux. Dès lors, le lecteur se retrouve devant la réalité comme s’il était lui-même le héros. Aucun auteur omniscient n’est venu, comme intermédiaire, lui mâcher le travail. De plus, alors que chez d’autres romanciers (voir Les Misérables de Hugo) les descriptions permettent de faire une halte dans le récit tout en donnant des indications sur un personnage ou un paysage, ici, il n’y a rien de tel. On nomme les choses plus qu’on ne les décrit. Ainsi, nous serions bien incapables de donner des détails sur le tribunal où Meursault est jugé. On ne sait rien du mobilier ou de la couleur des murs. Tout ce qu’on apprend, c’est qu’il y a « deux gros ventilateurs ». Pour ce qui est des personnages, il en va évidemment de même. Camus ne décrit pas la psychologie de ses héros et il ne nous les montre pas de l’intérieur, en train de penser, ce qui nous permettrait, par son intermédiaire, de nous faire une idée à leur sujet. Si, d’aventure, le personnage principal croise un autre protagoniste, il se contentera de noter sa tenue vestimentaire (« il était habillé en noir avec un pantalon rayé », L’Étranger), mais au grand jamais nous ne saurons qui est vraiment ce personnage ni ce que le héros-narrateur en pense.
L’ironie, voire l’humour
Pourtant, les premiers livres de Camus ne nous avaient pas habitués à cette sécheresse. Dans Les Noces, par exemple, qui date de 1938, il avait fait montre d’une certaine aptitude à exprimer la poésie. Il est vrai qu’à l’époque il voulait surtout manifester sa soif de vie, ses « noces avec le monde » et que l’absurde n’avait pas encore vraiment fait son apparition. Cette poésie discrète, on le retrouvera pourtant de temps à autre dans la suite de l’œuvre, mais d’une manière diffuse :
« Regardez, la neige tombe ! Oh, il faut que je sorte ! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s’ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. » (La Chute)
On n’oubliera pas non plus l’ironie, voire l’humour, qui sont aussi présents de temps à autre, surtout dans La Chute, qui est finalement une œuvre à part, à la fois étrange et séduisante et que certains ont comparée au Neveu de rameau.
Plusieurs niveaux de lecture
Si nous nous plaçons maintenant sur le plan de l’intrigue, nous noterons que les romans de Camus offrent l’avantage de pouvoir être lus à plusieurs niveaux et c’est sans doute ce qui explique la raison de leur succès. Ainsi, L’Étranger pourrait n’être qu’une banale histoire de crime. Par contre, on pourrait se montrer plus fin et être sensible à l’évolution psychologique du personnage (de l’indifférence initiale à la passion de la vérité). Enfin, les esprits les plus avisés y verront une illustration de la présence de l’absurde dans la vie et de la révolte qu’elle déclenche chez l’individu. Il en va de même dans le roman La Peste, qui peut être vu comme la simple description d’une ville mise en quarantaine. Mais la peste, ce peut être aussi la peste brune, autrement dit le fascisme, qui lui aussi se répand rapidement et qui est particulièrement destructeur. Enfin, la peste qui sommeille en nous peut symboliser l’absence de révolte, le consentement. Le but de Camus est donc de faire prendre conscience de cet état de fait. Car c’est bien là le but du livre : réveiller les gens, les faire sortir de leur indifférence, leur faire comprendre que le mal est partout, autour de nous et en nous, mais que beaucoup ne le voient pas. Et puis il y a cette fameuse phrase, par laquelle le docteur Rieux interpelle le père Paneloux : « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où les enfants sont torturés. » Toute l’œuvre camusienne pourrait être résumée par ces propos du médecin. On y retrouve à la fois l’injustice du monde, l’horreur, la mort (et donc l’absurde), sans oublier la révolte profonde, sans Dieu, qui se veut accusatrice.
Un regard lucide
Cette intégrité morale de Camus, certains l’ont mise en doute, montrant que celui qui voulait ouvrir les consciences avait parfois lui aussi les yeux fermés. C’est sur la question algérienne, on s’en doute, que portent ces critiques. En tant
qu’humaniste, il a certes toujours appelé à l’arrêt des combats, estimant qu’une vie vaut plus que des idées. Mais derrière ce discours, en tant que Français d’Algérie, quelle fut exactement sa position sur la question ? Visiblement, si, d’un côté, il défendait les musulmans, de l’autre, il n’a jamais vraiment imaginé que les Européens devraient un jour quitter l’Algérie. Le paradoxe c’est qu’il est à lui tout seul le meilleur représentant de l’Algérie francophone, que son œuvre, désormais universelle, a survécu à la fin de l’empire colonial français, mais que, par ses racines, il puise sa force dans cet impérialisme même. Pourtant, personnellement, il n’est pas responsable du colonialisme. D’ailleurs, vu son milieu modeste, on ne peut pas dire qu’il ait contribué à exploiter les indigènes, dont il était plus proche par le mode de vie que des riches colons. Au contraire, il a su porter un regard lucide sur la situation, qui était injuste, notamment en dénonçant, dès avant la guerre, les malheurs dont sont accablés les Algériens à cause de la volonté d’hégémonie de l’Occident. On pourrait dire qu’il était un homme moral dans un monde immoral. De plus, ses regards se tournent vers les individus et pas vers les peuples. Il s’adresse à des hommes qui souffrent, de par leur condition humaine, et peu importe qu’ils soient français ou algériens.Si on se penche sur son œuvre, on notera que La Peste comme L’Étranger se déroulent en Algérie. Il ne faut cependant pas en tirer de conclusion trop hâtive, car ces romans ont une portée universelle et à ce titre ils auraient pu se dérouler n’importe où (la peste brune concerne d’ailleurs plus la réalité française qu’algérienne).
D’un autre côté, c’est tout de même sur un Arabe que Meursault a tiré. Il ne faut pas forcément y voir une sorte de racisme sous-jacent, cet Arabe n’étant qu’un représentant de la foule anonyme à laquelle se heurte le héros. De plus, ce dernier sera jugé pour ce meurtre. D’un autre côté, on pourrait dire que ce procès serait une manière inconsciente de justifier le colonialisme. La France serait respectable puisqu’elle irait jusqu’à condamner celui qui s’en prend à un Arabe, ce qui est sans doute une vision un peu enjolivée de la réalité. La seule chose qui semble certaine, finalement, c’est que Camus s’en tient à la situation qu’il connaît, sans jamais la mettre dans une perspective historique. Il décrit les relations franco-algériennes de son époque, il dénonce éventuellement les abus qui existent, il les regrette, mais, par exemple, il ne remet pas en cause l’occupation même de l’Algérie, qui lui semble aller de soi. On pourrait aller plus loin et dire qu’en dénonçant les abus faits aux musulmans, Camus contribue malgré lui à asseoir l’autorité française. En d’autres termes, il suffirait de modifier quelque peu le comportement des colons, de le rendre plus moral, pour que l’Algérie continue à rester française.
Malaise
Certains ont fait remarquer que les héros camusiens possèdent un patronyme et sont
individualisés, ce qui n’est pas le cas des protagonistes arabes(4). Ainsi, on ne sait rien de l’Arabe tué par Meursault. Que faisait-il ? Avait-il des parents ? Le roman n’en dit rien, comme si sa mort, finalement, n’avait pas de conséquences dramatiques sur le plan humain. Il en va de même dans La Peste. Les victimes sont des Arabes anonymes, tandis que Rieux et Tarrou sont, eux, bien mis en évidence et captent donc forcément l’attention du lecteur. Inconsciemment, Camus répéterait donc le schéma colonial même s’il a par ailleurs pu se montrer très critique contre le colonialisme dans ses articles de presse. Dans son œuvre, par contre(5), on ne trouve aucune allusion aux événements de Sétif (en mai 1945, des soldats français avaient massacré des civils algériens), ni aux tensions qui commencent à se manifester de plus en plus. Au contraire, il nous décrit un monde où la présence française semble aller de soi. C’est pourquoi, plus tard, il prendra fermement position contre la revendication d’indépendance :
« En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. » (Cité par E. W. Saïd dans Le Monde diplomatique)
Donc, après avoir rappelé le passé gréco-romain de l’Algérie (ce qui ancre définitivement ce pays dans l’Occident sur le plan culturel), Camus insiste sur le fait que la population arabe ne constitue qu’une partie de l’Algérie (curieusement, il ne parle pas ici de culture arabe) pour conclure sur le fait que l’ancienneté de la présence française donne aux Français des droits indéniables puisqu’ils sont qualifiés d’« indigènes ».
Dans un autre article, il reconnaîtra pourtant l’existence d’une culture arabe (en dehors de l’Algérie toutefois), mais ce sera pour préciser qu’elle est de nature purement religieuse et pour nier aussitôt son existence politique :
« Les Arabes peuvent du moins se réclamer de leur appartenance non à une "nation", mais à une sorte d’empire musulman, spirituel ou temporel […] Pour le moment, l’empire arabe n’existe pas historiquement, sinon dans les écrits du colonel Nasser, et il ne pourrait se réaliser que par des bouleversements mondiaux qui signifieraient la troisième guerre mondiale à brève échéance […] On doit attribuer, en tout cas, à cette revendication nationaliste et impérialiste, au sens précis du mot, les aspects inacceptables de la rébellion arabe, et principalement le meurtre systématique des civils français et des civils arabes tués sans discrimination, et pour leur seule qualité de Français, ou d’amis des Français. »
En résumé, si l’Algérie se soulève, c’est sous l’influence perverse du nationalisme arabe, mouvement voué à l’échec puisque qu’une « troisième guerre mondiale » en serait la conséquence. On ne peut dire plus clairement l’impossibilité, pour l’Algérie, d’accéder à l’indépendance. De plus, cette revendication viserait moins à clamer une identité algérienne spécifique qu’à manifester le désir d’appartenir à l’empire arabe encore à construire (curieusement, Camus ne parle jamais d’empire français). Si les Algériens tuent des Français (mais à Sétif, on l’a dit, c’était le contraire, Camus semble l’avoir oublié) c’est donc qu’ils sont manipulés par l’extérieur et pas du tout parce que la présence française leur serait devenue intolérable.
Le colonialisme fait donc partie des romans de Camus(6), sans que celui-ci ne remette jamais en question la situation. Les victimes arabes anonymes de La Peste ne sont donc pas là pour émouvoir le lecteur sur la condition d’un peuple mais pour le conscientiser (en le faisant réfléchir avec les héros français du livre) sur la destinée humaine en général. Les Arabes, eux, ne servent en définitive que de prétexte. Ceci étant dit, le fait que les victimes soient toujours des musulmans révèle peut-être un malaise inconscient chez l’auteur. Il se pourrait que ses grands thèmes de réflexion sur la morale trouvent leur origine dans ce malaise-là. Accepter la colonisation, c’est accepter ses contradictions. L’écriture sur des questions d’éthique serait alors une sorte d’exutoire permettant à l’auteur de survivre à ses propres doutes. Ainsi, le fait que Meursault tue un Arabe (aveuglé soit dit en passant par le terrible soleil méditerranéen) serait une manière d’avouer le colonialisme tout en le revendiquant. Le jugement qui suit le meurtre permet au héros de ne plus être seul avec ses contradictions. La sentence sera extérieure et il n’aura plus à réfléchir sur la motivation de son acte. Pourtant, au fond de lui, il est persuadé d’avoir eu raison.
Position ambiguë ?
L’œuvre de Camus devrait donc se lire comme le dernier sursaut de la France coloniale. La vitalité négative qu’elle renferme (meurtres, morts à cause de la peste, absurde de la vie, etc.) serait en fait le fruit de cette société en train de disparaître. Outre une grande conscience morale, on y trouve une sorte de sentiment de gâchis et de tristesse. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’un livre comme La Chute, qui est un des derniers romans parus de son vivant, ait lui aussi un ton désabusé. Il met d’ailleurs en scène, non plus un assassin mais un juge. Il s’agit d’un juge étrange, à vrai dire, puisqu’il s’appelle lui-même juge-pénitent et qu’il officie dans un café sordide. En se critiquant lui-même, il amène son interlocuteur (qui n’intervient pas directement dans le livre et dont la présence n’est devinée que par les propos du juge, lequel semble s’adresser à une ombre, ombre qui est un peu son reflet(7) à prendre conscience de ses propres méfaits. On dirait que Camus, dans ce livre, prend une distance ironique avec les grandes idées de liberté et d’humanisme qu’il a développées jusqu’ici. C’est comme s’il s’était rendu compte de la vanité de sa démarche, les hommes étant finalement mauvais par nature et lui aussi par ailleurs. Cette « chute » est-elle un aveu partiel de sa position ambiguë face au colonialisme ? A-t-elle au contraire pour but d’amener l’école existentialiste à reconnaître ses erreurs ? Est-elle simplement le message désabusé d’un homme qui sort de la jeunesse et qui commence à ne plus se faire beaucoup d’illusions sur la société ? Chaque lecteur y cherchera le message qu’il a envie d’y trouver car c’est finalement le propre de ces grandes œuvres d’être suffisamment imprécises et ambiguës pour laisser la place à différentes interprétations.
Nous terminerons ici cet article sommaire qui n’a d’autre ambition que d’inciter les lecteurs à retourner lire Camus. Chantre de la liberté et de la révolte, nous avons vu que ses positions coloniales inconscientes rendaient son discours parfois équivoque. Il serait intéressant d’analyser l’œuvre entière sous cet angle. Ou bien encore de relire le tout en ayant à l’esprit le message désabusé de La Chute. Il y a fort à parier que des découvertes intéressantes pourraient être faites. Enfin, il faudrait aborder Le Premier Homme. Il s’agit d’un livre posthume (dont le manuscrit, non terminé, a été découvert sur le siège de la voiture dans laquelle Camus trouva la mort en 1960) et qui fut édité en 1994 seulement, sur l’initiative de sa fille, Catherine Camus(8). L’écrivain y décrit son enfance en Algérie. On y trouvera donc des informations inédites qui viennent éclairer ce que nous disions ici. Bonne lecture donc et n’ayez pas peur de paraître ridicules en replongeant dans l’œuvre de ces auteurs déjà étudiés au lycée. Vous verrez qu’ils peuvent vous apporter bien des surprises.
http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/albert-camus/content/1811029-albert-camus-biographie
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