De nombreuses figures de la musique ont été assassinées en pleine gloire. Chaque meurtre raconte à la fois l’artiste et son époque. En 1961, alors que la guerre d’Algérie bat son plein, le maître juif du malouf est tué par balles sur un marché arabe de sa ville.
« Bqaou al khir, H’na m’china/Welli yebeba, Yahlaf Ala khir » (« au revoir, au revoir, nous prenons congé de vous/Celui qui nous aime vraiment doit nous prier de rester »).
Dans ces moments-là, la musique leur faisait oublier la guerre. Le couvre-feu interdisant de sortir après minuit, ils en profitaient pour chanter et danser jusqu’au petit matin. Alors, quand le soleil se levait sur l’Algérie, Cheikh Raymond et ses musiciens quittaient la salle en jouant une chanson dite « d’au revoir », reprise en chœur par les spectateurs. « Bqaou al khir… » Tant qu’un juif, se disait-on, peut encore chanter en arabe devant un public où se mêlent les différentes communautés, rien n’est perdu.
Et puis, le 22 juin 1961, deux coups de feu ont brisé le rêve… Cheikh Raymond, de son vrai nom Raymond Leyris, est mort assassiné. Dans les semaines suivantes, les 40 000 juifs de Constantine, dont certains vivaient depuis la nuit des temps dans cette ville du nord-est du pays, sont partis pour un exil sans retour. Aujourd’hui, les questions demeurent en suspens : qui a tué l’artiste le plus populaire de son temps ? Et pourquoi ?
La première distribution des cartes n’a pas été très favorable à cet homme, né en 1912 d’une mère chrétienne, dont la famille, provençale, venait de débarquer en Algérie, et d’un père issu d’une vieille famille juive de Constantine. Dès sa naissance, il est placé en nourrice dans l’attente d’un mariage très hypothétique de ses parents. Car ici, à l’époque, pas question de vivre ensemble sans être mariés, et impossible aussi de s’unir en dehors de sa communauté religieuse.
« Pour réussir en musique, il faut être au-delà du meilleur, sinon cela ne sert à rien »
Raymond Leyris, musicien
Il a 3 ans quand son père, mobilisé dans l’armée française, est tué au combat, en 1915. Sa mère l’abandonne alors sans demander son reste. Il ne la reverra plus et considérera désormais ses parents adoptifs comme son unique famille.
Les autorités religieuses ayant accepté de fermer les yeux sur sa naissance, Raymond est vite circoncis et fêtera sa bar-mitsva à l’âge de 13 ans. A l’école, il souffre tout de même des remarques acides de certains de ses coreligionnaires. « Tu n’es pas un vrai juif ! », lui lancent-ils. L’administration, elle, le considérera toujours comme un « Français de souche ». Ainsi, en 1942, lorsque les autorités de Vichy exigeront que les juifs d’Algérie s’inscrivent sur des fichiers spéciaux, Raymond sera rembarré au prétexte qu’il est, lui, un « vrai Français ».
Le futur beau-père d’Enrico Macias
Perchée sur son rocher, Constantine, qui a résisté plus que toutes les autres à la conquête française, vit repliée sur elle-même. Musulmans et juifs habitent le même quartier du bas de la cité et dialoguent en arabe, une langue que les juifs ont pratiquée bien avant le français, puisque certains d’entre eux, descendants des Berbères, peuvent même être considérés comme les premiers habitants du pays.
Les autres sont arrivés en 1492 après avoir été chassés d’Espagne par Isabelle la Catholique. Quant aux Européens, venus après la conquête du pays, en 1830, ils occupent le haut de la cité, et, pour la plupart, dédaignent les deux autres communautés. Tout juste s’ils connaissent dix mots d’arabe.
Adolescent, Raymond découvre l’antidote qui lui permettra d’assumer, puis de sublimer, les contradictions d’une enfance cabossée. C’est le malouf, la version constantinoise de l’andalouse, une musique populaire importée en Afrique du Nord par les juifs chassés d’Espagne puis revue et corrigée par les Maghrébins. Il est fasciné par ces mélodies pleines de fleurs et de déclarations d’amour, ces musiques envoûtantes rythmées par le tambourin et magnifiées par le luth. C’est sûr : sa vie est là. Il a 16 ans, en 1928, quand il commence à chanter.
« Sa principale qualité, explique Taoufik Bestandji, un musicien descendant d’une grande lignée de maîtres constantinois, était de connaître l’intégralité du répertoire. Sa singularité est aussi d’avoir mêlé la liturgie juive au malouf, une musique profane. Enfin, c’était un immense luthiste. Il a entremêlé les paroles et la musique à un tel point qu’avec lui les mots deviennent des notes et les notes deviennent des mots. »
D’après le journaliste Bertrand Dicale, auteur du livre Cheikh Raymond, une histoire algérienne (First, 2011), celui-ci « possède le timbre d’un ténor, mais aussi le bas de la tessiture d’un baryton » et, lorsque la musique s’enflamme peu à peu, « il atteint des aigus qui vont faire une bonne part de sa gloire ».
Un chanteur aussi doué et aussi consciencieux ne peut passer inaperçu. Très vite, sa réputation grandit. A tel point qu’il a tout juste 25 ans, en 1937, lorsque ses pairs font de lui un « Cheikh », un maître, titre envié entre tous, car il représente le sommet de la hiérarchie des musiciens du pays.
Quelques années plus tard, il rencontre Sylvain Ghrenassia, un prodige du violon, qui deviendra son alter ego. Celui-ci a un fils, Gaston, qui épousera par la suite la deuxième fille de Raymond et deviendra... Enrico Macias. « La première image que j’ai de tonton Raymond date de mes 3-4 ans, témoigne aujourd’hui le chanteur. J’avais été fasciné par son regard. J’ai ensuite été son élève, ou plutôt il a été mon maître. Il m’a appris tout à la fois la sévérité et la tendresse. »
« Réconcilier les cœurs déchirés »
Avec Sylvain, le jeune surdoué passe à la vitesse supérieure. Ensemble, ils créent une société, Raysylophone, qui gravera et distribuera leurs disques. Raymond sera ensuite le seul artiste de la région à avoir son propre orchestre, avec des musiciens fixes auxquels il impose une discipline de fer. Il n’hésitera pas ainsi à exclure Gaston pendant six mois pour n’avoir pas manifesté assez de « feeling » durant un concert. « Pour réussir en musique, dira-t-il à son fils Jacques, il faut être au-delà du meilleur, sinon cela ne sert à rien. »
Chez les juifs comme chez les Arabes, il accompagne toutes les fêtes importantes. Pour s’assurer ses services, il faut s’y prendre jusqu’à un an à l’avance.
Quand il se promène, toujours élégant avec ses costumes bien coupés et son chapeau blanc, les passants s’inclinent devant lui. Son succès est tel que, les soirs où la radio diffuse un de ses concerts, les gens quittent leur travail plus tôt afin de l’écouter.
Chez les juifs comme chez les Arabes, il accompagne toutes les fêtes importantes. Pour s’assurer ses services, il faut s’y prendre jusqu’à un an à l’avance. Le 31 mai 1956, deux ans après le début de la guerre d’Algérie, il donne ainsi un concert historique, parce que enregistré, à l’occasion de la fête de la police. « Ce concert est une grande énigme, un paradoxe, écrit Taoufik Bestandji dans L’Algérie en musique (L’Harmattan 2017). Des Constantinois qui se faisaient la guerre le jour se retrouvaient le soir pour partager des moments de plaisir. » Pourquoi avoir accepté d’animer la kermesse de la police alors que celle-ci, note Bestandji, « torturait et emprisonnait les Algériens » ? « Il tentait, répond le musicien, de réconcilier ainsi, le temps d’une soirée unique, les cœurs déchirés de tous les Constantinois, sans exception. »
On n’arrête pas si facilement la spirale de la violence. Insensiblement, les communautés se séparent. Musulmans, juifs, Européens n’ont bientôt plus qu’un sentiment en commun : la peur. Le temps semble loin où les responsables des indépendantistes demandaient aux juifs de rallier leur cause. Dans leur majorité, ceux-ci se sont plutôt rapprochés des pieds-noirs, favorables à l’Algérie française.
Cheikh Raymond paraît bien isolé quand il n’hésite pas à dire : « L’Algérie doit être algérienne, même sans nous. » Fin mai 1956, alors que de nombreux juifs de Constantine commencent à quitter l’Algérie, Cheikh Raymond est en France. Certains de ses proches lui conseillent d’y rester. Impossible : il a le mal du pays. Début juin, le voici de retour. « Je préfère mourir ici que vivre en France », confie-t-il à Gaston Ghrenassia.
Qui ? Et pourquoi ?
L’heure du martyre sonne le 22 juin, à midi, alors qu’il fait des courses avec sa fille, Viviane, sur le marché arabe de Constantine. Soudain, la jeune femme s’aperçoit qu’il a lâché son bras et qu’il s’est affaissé à terre. Elle n’a pas entendu les deux coups de feu. « On a assassiné Cheikh Raymond ! » Le bruit se répand en un rien de temps.
« S’ils ont tué le meilleur ami des Arabes, pourquoi pas nous ? », se demandent les juifs. Le jour des obsèques, toute la communauté lui rend hommage. Un dernier rendez-vous, peut-être. Qui sait si, demain, ils se reverront ? De fait, ils partiront tous, à quelques exceptions près. Cheikh Raymond, lui, restera. Respectant ses dernières volontés, sa veuve refuse le transfert de sa dépouille en France.
Alors, qui ? Et pourquoi ? Etrange, d’abord, que cette question puisse encore se poser près de soixante ans après le drame, alors que tant et tant de livres ont été consacrés à la guerre d’Algérie. Une seule certitude : le meurtre n’a jamais été revendiqué.
Si l’on écarte les hypothèses farfelues, comme celle d’un agent du Mossad ou d’un simple d’esprit, beaucoup pensent que cet assassinat, prélude à la fuite de la communauté juive, entrait bien dans les vues de certains dirigeants indépendantistes partisans d’une Algérie essentiellement arabo-musulmane. Abdelmadjid Merdaci, professeur à l’université Mentouri de Constantine, ne croit pas à cette thèse et insiste sur la proximité de Cheikh Raymond avec la communauté musulmane. « J’ai rencontré moi-même les principaux responsables du FLN de la ville, qui démentent toute responsabilité de l’organisation dans l’opération », assure-t-il. Certes, mais pourquoi n’ont-ils pas tout simplement condamné officiellement le crime ?
Reste encore l’hypothèse d’une décision prise par un subalterne du FLN, que ses chefs n’ont pas voulu charger. Quelle importance, après tout… Aujourd’hui, dans les petits matins de Constantine, il se dit que résonne parfois la chanson que Cheikh Raymond interprétait avant de quitter la scène. « Bqaou al khir, H’na m’china/Welli yebeba, Yahlaf Ala khir » (« au revoir, au revoir, nous prenons congé de vous/Celui qui nous aime vraiment doit nous prier de rester »).
José-Alain Fralon
https://www.lemonde.fr/series-d-ete-2018-long-format/article/2018/08/20/cheikh-raymond-un-martyr-a-constantine_5344129_5325928.html
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