Alger, 6 juillet 1962
Chers cousins,
J’espère que vous êtes bien installés et surtout pas trop dépaysés. Maman a reçu votre lettre de Viviers et nous avons tous été bien rassurés de vous savoir si loin de cette fureur qui jamais ne faiblit, tant l’émotion qui m’habite ne cesse de rester forte. J’ai encore en tête les bruits des charges de plastic de ces derniers mois, elles ne cessent de retentir dans ma tête comme autant bouffée de fureur devant ce malheur qui nous accable.
Les premiers jours après votre départ m’ont rendu bien triste. La maison me semble vide, presque déserte. C’est comme un abandon. Le temps est long comme une éternité qui jamais ne cessera… Je n’ai guère le cœur à jouer et à m’occuper. Et pourtant, ce matin j’ai trouvé dans le jardin, sous un platane, un pinson qui avait la patte blessée. Je l’ai pris avec moi et mis dans la grande cage où j’ai déjà mes canaris, mon mulet et les petits oiseaux des îles qui sont entrés un jour dans la maison, comme autant de messagers de tous ces gens qui ont fui par bateau en libérant leurs animaux. Ils sont arrivés chez nous par hasard. C’est fou tout ce que l’on rencontre en ce moment comme chiens et chats abandonnés par leur maître. C’est bien triste.
Je fais ma dictée quotidienne sous l’œil de maman qui s’efforce de me faire rattraper mon retard ; il faut dire que je n’irai pas à l’école avant de long mois tant la situation reste inquiétante ; rien n’est sûr, tout paraît fragile et instable.
La plupart des français sont partis. Nous allons bientôt quitter la maison d’Hydra pour habiter si tout va bien en appartement rue Denfert Rochereau près de la rue Michelet. Cela me changera. Je pourrai peut-être sortir de temps en temps. Il paraît que l’immeuble abrite un poste de police dont le commissaire est un ami d’enfance de maman.
Ecrivez-moi vite. Je voudrais tant savoir comment la vie est là-bas. Vais-je me plaire dans un pays que je ne connais pas et où il fait, parait-il si froid… Cela me glace par avance.
Je vous embrasse.
Pierre
* * *
Viviers, 30 juillet 1962
Mon cher Pierre,
Le courrier va lentement en ce moment et ta lettre s’est baladée avant d’arriver jusqu’à nous. En plus, nous venons tout juste de nous installer dans l’épicerie. Cela me paraît un peu vieux et sent le renfermé.
Alger est bien loin et je me languis de nos journées passées sur le sable et dans l’eau. Qu’il était bon ce temps qui me semble bien éloigné.
Si tu avais vu l’état des parents et de tous les autres passagers sur le bateau quand nous nous sommes éloignés du quai ! Tout le monde pleurait. Il y avait des cris. Une dame d’un âge déjà bien avancé a eu un malaise. Un médecin qui était présent a pu la ranimer. Moi-même je n’ai pu me retenir et il a fallu que je me réfugie dans les jupes de maman…
J’arrête sur ce sujet car c’est beaucoup trop difficile de continuer à écrire sur cette douleur qui ne me quitte pas.
Sinon, Viviers est un village agréable. C’est plutôt un gros bourg planté sur un éperon rocheux. Tu te plairas beaucoup quand tu viendras nous voir.
En ce moment on aide les parents à nettoyer la maison et l’épicerie. Papa descendra régulièrement à Marseille pour aller chercher du poisson frais afin de le vendre.
C’est drôle, il verra la Méditerranée du nord quand toi tu l’observeras du sud. C’est la tête à l’envers.
Nous vous embrassons bien fort.
Ton cousin,
Claude
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