Photo de Frédéric Ciriez, prise en compagnie d'Yvonne Dufrénot, 89 ans, de Sainte-Marie
Rencontre avec Frédéric Ciriez pour la sortie en librairie de « Frantz Fanon », co-réalisé avec Romain Lamy. Un roman graphique à mettre - absolument - entre toutes les mains ! Quand un auteur passionné travaille sur les écrits et la vie d'un écrivain passionnant...
Frédéric Ciriez : Le projet de ce roman graphique est né du constat que Frantz Fanon n'est pas assez connu aujourd'hui parmi les jeunes lecteurs et trop souvent réduit à une somme de clichés, comme le révolutionnaire "violent" de la guerre d'indépendance algérienne. Avec le format BD, nous proposons un moyen d'expression contemporain extrêmement riche. Le roman graphique permet de mettre en valeur et en perspective, de manière vivante, exhaustive et précise, l'extraordinaire figure de Frantz Fanon, tant du point de vue de sa vie que de ses idées. Au terme de cette lecture, le lecteur saura qui est Fanon, de la Martinique à l'Afrique subsaharienne, de Lyon à Blida et Tunis. Si ce roman graphique peut servir d'introduction à la lecture complexe de Fanon, nous en serions extrêmement heureux. On espère surtout ne pas avoir trahi sa pensée. Pour moi, c'est l'essentiel.
Comment avez-vous rencontré Fanon ?
J'ai rencontré Fanon à la fin de ma vingtaine, à travers Peau noire, masques blancs. Je suis donc finalement un lecteur tardif, même si ça fait plus de vingt ans que je m'intéresse à lui. A l'époque, j'avais par hasard laissé traîner l'ouvrage sur le bureau de mon lieu de travail, et une jeune femme, l'apercevant, c'était de suite mise à me parler de Fanon : elle s'appelait Rabéra, une jeune Malgache... J'ai compris immédiatement la force politique que suscite son oeuvre, comme un signe de ralliement, un sésame, en tout cas, quelque chose qui appelle la rencontre, certainement pas la division...
Ce qui me touche chez Fanon, c'est son tempérament d'écrivain, où la totalité de sa personne s'engage dans le geste d'écriture et dans la dictée intellectuelle - car Fanon dictait ses livres. Ses textes, viscéraux et très physiques, viennent de son corps autant que de sa tête. Comme il le dit de manière bouleversante en conclusion de Peau noire, Masques blancs : "Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !" Sa relation à la chose écrite est fascinante. Il s'en s'imprègne avec une intensité inouïe. Citons son extraordinaire lettre à son premier éditeur Francis Janson, en 1952 : "Les mots ont pour moi une charge. Je me sens incapable d'échapper à la morsure d'un mot, au vertige d'un point d'interrogation." Voilà : Fanon pense en écrivain, ce qui en fait un penseur unique et certainement pas un cabot de salon. S'il n'avait pas été écrivain, je ne suis pas sûr que je me serais autorisé à écrire sur lui.
Quel angle avez-vous choisi pour raconter Fanon, votre Fanon ?
Celui de la rencontre Fanon-Sartre en août 1961, avant la mort de Fanon d'une leucémie en banlieue de Washington fin décembre (le 6 décembre 1961). Fanon voulait rencontrer Sartre pour lui demander une préface aux "Damnés de la terre", que le philosophe accordera bien sûr et qui contribuera largement à faire connaître Fanon. Ils se rencontrent en compagnie de Claude Lanzmann et de Simone de Beauvoir, qui ne lâche pas Sartre - à l'époque il boit beaucoup et prend des amphétamines... Mais finalement, c'est peut-être surtout Sartre qui rencontrera Fanon, une sorte de météorite qui surgit et exprime sous ses yeux l'engagement au sens fort...
Une rencontre passionnante ?
Il s'agit d'une rencontre incroyable, trois jours d'une intensité dramatique totale où Fanon expose ses engagements, ses espoirs et ses blessures. Un moment de vérité aussi dans la vie des deux hommes. Fanon va mourir peu de temps avant les accords d'Evian en 1962 qui inaugurent le processus d'indépendance de l'Algérie, Sartre n'est plus jeune. Les deux ont connu, sur un mode différent, la lutte, la perte d'êtres chers et la trahison, que Sartre théorise d'ailleurs... Pour moi, c'est l'une des plus belles rencontres du XXe siècle, une fascination réciproque entre deux hommes qui permet d'interroger de l'intérieur et de l'extérieur à la fois la colonisation, le processus de décolonisation, la France - la possibilité d'en sortir, ou pas -, la révolution algérienne et ses promesses d'alors, etc.
Et puis à titre personnel, Sartre me fait rire. Sartre n'a d'ailleurs pas écrit une ligne pendant ces trois jours, ce qui ne lui arrivait jamais ! Fanon a dû se montrer puncheur et sonné Sartre - d'admiration, c'est sûr, de trouille, c'est probable. Quant à la préface des "Damnés de la terre", souvent décriée, elle a été mal comprise car elle s'adresse aux Européens, c'est un petit-chef d'oeuvre, qui a toujours son actualité.
Quel point particulier de la vie de Fanon, désiriez-vous faire ressortir ?
La cohérence et la solidarité entre la vie et les idées de Fanon, de sa jeunesse en Martinique jusqu'à sa formation psychiatrique à Lyon et à Saint-Alban en Lozère, de son expérience de la psychiatrie en période coloniale à Blida, en Algérie, jusqu'à son intégration du projet révolutionnaire du FLN à Tunis puis en Afrique subsaharienne... La trajectoire de Fanon est fulgurante, incandescente. Chez lui les idées accompagnent la vie, d'où un engagement total, à l'hôpital ou en dehors.
Un Fanon pluriel...
On a vraiment voulu présenter Fanon sous toutes ses facettes en insistant bien sûr sur sa créolité et sa francité douloureuse - il s'est engagé dans la Dissidence à la Dominique à 17 ans, il s'est aussi battu du côté de l'armée française et a été blessé au front en Alsace... On évoque également sa découverte de la médecine et de l'idée de soin, qu'il appliquera à son projet révolutionnaire. Le lecteur verra ici la richesse de sa formation à la psychiatrie expérimentale, notamment à Saint-Alban, aux côtés du psychiatre catalan François Tosquelles. Le reste de son parcours témoigne de cette idée inscrite au coeur de sa trajectoire : libérer l'homme signifie le désaliéner, c'est-à-dire le soigner dans et hors des murs de l'hôpital. Si la colonisation est une folie, cette folie nous concerne tous, colon et colonisé.
En quoi Fanon est-il un écrivain caribéen, antillais et/ou martiniquais ?
Fanon est triplement un auteur martiniquais, antillais et caribéen, culturellement et politiquement pris dans un conflit avec la puissance colonisatrice, la France. Le titre de son premier projet de thèse (peu connu) en médecine est éloquent : "Contribution à l'étude des mécanismes psychologiques susceptibles de gêner une compréhension saine entre les différents membres de la communauté française". Tout Fanon est là : comment peut-on être créole et français sans être aliéné au surmoi de la puissance colonisatrice ? C'est un penseur de la relation qui pose, dès le départ, la question de l'échange dans un espace géographique tissé de relations multiples, ce pourquoi on trouve toujours chez lui le souci de la figure de l'étranger - le métèque, le juif, etc. Fanon caribéen, c'est aussi, à partir d'une interrogation permanente de l'être noir, un refus de l'essentialisation et de l'opposition entre les gens et les origines constitués en groupes figés : "Ma peau n'est pas dépositaire de valeurs spécifiques", comme il le dit dans "Peau noire, Masques blancs". Son originalité réside d'ailleurs subtilement dans une mise à distance progressive de l'universalisme hérité des Lumières, qui a pétri des idéaux de jeunesse, pour la désignation d'un autre mode d'universalité, non plus abstrait et soumis encore une fois au surmoi français, mais pluriel, et lié à l'échange, au jeu des différences, à l'acceptation et à la reconnaissance de l'autre.
C'est sa définition de la culture, magnifique, telle qu'il l'exprime au premier congrès des écrivains et artistes noirs, à la Sorbonne, à Paris, en 1956 : "En conclusion, l'universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes une fois exclu irréversiblement le statut colonial".
Fanon et la langue créole...
Fanon est bien sûr aussi créole dans sa dynamique langagière, inventive, en mouvement, et dans la présence en lui du créole comme langue. Celle qu'il parlait gamin (et aussi adulte) avec les amis, comme avec l'écrivain et parasitologue Bertène Juminer à Tunis - on a des témoignages précis sur ce point. Concernant la langue, un roman graphique sans créole et sans langue arabe aurait été une aberration. Je viens de Bretagne, donc la question de l'identité linguistique, je l'ai bien sûr en tête. Le lecteur verra ici apparaître de nombreux échanges en créole. Un copain martiniquais m'a fait une première traduction, que Raphaël Confiant a généreusement accepté de réviser. Pour moi, ce sont des choses fortes. J'ai senti que quelque chose se mettait en place qui allait faire son chemin.
Qui avez-vous rencontré avant d'écrire le roman ?
J'ai rencontré et interrogé beaucoup de gens ! J'ai ainsi eu le plaisir de rencontrer sa fille Mireille et son fils Olivier, ou encore d'être reçu par Mohammed Harbi, qui l'a connu au sein du FLN à Tunis. Je pourrais citer beaucoup de monde, mais j'aimerais surtout parler de Marie-Jeanne Manuellan, que nous avons régulièrement fréquentée avant sa disparition en août 2019. Elle était l'assistante directe de Fanon à Tunis. C'est elle qui avait dactylographié "Les Damnés de la terre". Une femme extraordinaire et bien évidemment un témoin clé de la vie de la comète Fanon. Elle l'a d'ailleurs vu à Tunis le jour où il est parti rejoindre Sartre à Rome : même malade, il était d'une joie totale, heureux comme un gamin. Ce détail peut sembler anodin mais il est important : il y a une grande douleur chez Fanon, mais aussi une grande spontanéité, une formidable et contagieuse envie de vivre, comme une urgence.
> Frantz Fanon de Frédéric Ciriez et Romain Lamy paru aux éditions « La découverte
Lundi 23 Novembre 2020 -
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