Un homme discret, compétent, courtois et loyal
Dans un parcours qui s’est étendu sur vingt-deux années à partir de l’indépendance, Delleci a occupé successivement les postes de secrétaire général de l’Exécutif provisoire, mis en place après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, puis de directeur central, puis de directeur général, ensuite de ministre. Il a finalement été affecté au corps diplomatique algérien et a été ambassadeur dans deux pays différents avant de prendre une retraite bien méritée après ce parcours remarquable au sommet de la hiérarchie étatique, où il a servi avec compétence et loyauté les autorités officielles de notre pays.
Il aurait, sans aucun doute, et malgré une modestie légendaire qui lui a valu l’appréciation de tous ceux qui l’ont approché ou ont collaboré avec lui, écrit ses mémoires s’il en avait eu le droit et nous aurait donné les détails de sa biographie qui aurait permis à ceux qui évoquent son souvenir de se contenter de quelques bribes d’information dispersées çà et là dans les journaux officiels algériens ou les médias. Même sa pudeur naturelle n’aurait pu justifier qu’il ne raconte pas le roman de sa remarquable vie, qui a connu la nuit noire coloniale, puis le soulèvement national, enfin la construction du nouvel état algérien.
Un embargo sur les autobiographies qui a duré plus de vingt années
Mais, même si on factorise la pudeur de cet homme discret et courtois, d’une famille citadine sans doute d’origine andalouse, ce qui a joué le rôle le plus important dans son refus d’éterniser son bref passage sur cette terre par un ouvrage racontant sa vie et sa pensée profonde, c’est l’interdit, sous forme d’oukase non discutable, qui a frappé, pendant trop longtemps, le droit naturel qu’a chaque individu d’exercer sa propriété sur sa vie et les événements qui la composent.
Et pourtant, quelle vie passionnante dont on ne connaît que peu de détails alors qu’elle s’étale sur des périodes dramatiques de l’histoire de notre pays !
Pourtant, s’il y a un droit qui, de toute évidence, apparaît inviolable, illimité, imprescriptible et au-dessus de toutes les lois étatiques, c’est bien le droit de chacun de disposer, comme il l’entend, des faits, gestes, paroles, évènements majeurs ou anecdotes familiales, espoirs, malheurs, pensées, qui constituent sa vie. A chacun de décider ce qu’il veut faire de ses souvenirs : les préserver de tout regard indiscret, ou les étaler dans ses paroles, ou mieux dans ses écrits.
Or, pendant des décennies, l’exercice de ce droit a tout simplement été interdit aux Algériennes et Algériens de la génération dont l’engagement à la fois physique, moral et intellectuel a permis à ce peuple, par ses sacrifices, d’imposer à l’ex-puissance coloniale la reconnaissance de son droit à l’indépendance. On a même été jusqu’à refuser à cette génération le qualificatif d’«héroïque». N’a-t-on pas entendu l’un de ceux qui ont le plus tiré parti de ces sacrifices proclamer : «Les héros sont tous morts ?» et un autre lui faire écho quelques années plus tard en s’écriant : «Les Algériens sont des lâches !»
On glorifie le système colonial et ses crimes et on dénigre les dirigeants de la Guerre de libération nationale !
On constate, avec amertume que le problème de la récupération de notre histoire nationale, qui n’est que la somme de nos histoires individuelles, reste posé, et qu’il ne se limite pas à faire reconnaître à l’ancien occupant l’ampleur des crimes qu’il a commis au cours des cent trente-deux années d’occupation caractérisée par la violence extrême. Pis encore : au fil des années, la barbarie de l’occupant, qui a culminé au cours de la violente Guerre de libération qu’il nous a imposée, a été oubliée.
On a vu se créer une tendance à la tribalisation de l’écriture de notre histoire, au dénigrement systématique de dirigeants qui ont joué un rôle vital dans l’accès à l’indépendance, à l’oubli délibéré, sinon à la glorification des crimes coloniaux, dont l’exemple le plus patent est celui de la qualification de la transformation d’Alger en vaste abattoir, pendant neuf mois, en 1957, par les autorités coloniales civiles et militaires françaises, de «Bataille d’Alger», faisant passer cette barbarie unilatérale pour un combat d’égal à égal entre deux armées organisées et pouvant s’infliger réciproquement les mêmes pertes. La lâche exécution sommaire de Larbi Ben M’hidi (1923-1957) de maître Ali Boumendjel (1917-1957), de Maurice Audin (1932-1957) et les milliers d’autres exécutions d’Algériennes et d’Algériens anonymes, comme les milliers de disparitions d’hommes et de femmes jetés en mer ou enterrés dans des fosses communes ou jetés aux chacals dans les champs et les forêts algériennes, ont été effacés pour donner la place à des polémiques algéro-algériennes sans fin, qui ont abouti à donner une vision caricaturale de l’histoire de la lutte de libération nationale, et imposé la version coloniale de cette lutte, transformée en une série de «règlements de compte», sans rimes, ni raison.
Il faut reconnaître que le mal fait par ceux qui se sont déclarés propriétaires de l’histoire de chacun de ceux qui ont pris part à l’épopée de la Guerre de libération est loin d’être réparé, bien que la parole et l’écriture aient finalement été libérées, mais trop tardivement, et alors que les souvenirs ont subi l’usure du temps et que la mort a fait son œuvre, sans pitié et sans interruption. Chaque participant à ce combat héroïque que son nom soit inscrit en lettres d’or sur le frontispice de l’histoire de notre pays, car l’ennemi qu’il allait affronter était une puissance formidable et impitoyable, et il fallait un grand courage, une grande détermination et un engagement sans faille pour oser croire que cet ennemi pouvait être vaincu.
Lorsque a été diffusée la Déclaration du 1er Novembre, que beaucoup actuellement n’embrassent que pour mieux en falsifier le contenu ou en exploiter les retombées historiques, ni la survie ni la victoire n’étaient garanties, et il a fallu que surgissent, du néant d’une société écrasée par un système colonial totalitaire, des hommes remarquables, sans grande culture, et sans expériences militaires ou organisationnelles acquises pour donner force à cet appel à la fois authentique et pathétique, car venant d’hommes humbles, sans aucune autre puissance que leur foi en la libération du peuple algérien. Parmi ces hommes, Abdelhafidh Boussouf (1926-1980) s’imposera comme une figure de proue indispensable à la réussite de cette folle entreprise qu’a été la Guerre de libération nationale, tellement la capacité militaire du peuple algérien était dérisoire face à la puissance de feu d’un pays membre de la plus puissante alliance militaire de l’histoire de l’humanité.
Si Rachid, un des formateurs de la première génération des cadres supérieurs de la nation
Le rôle historique le plus important de Nourredine Delleci sera celui d’instructeur dans un des projets de Boussouf les plus audacieux et les plus importants tant dans la Guerre de libération qu’après l’indépendance, et alors que ce dernier était encore seulement colonel commandant la Wilaya V, et que se déroulait le drame sanglant de «grande boucherie d’Alger» où Ben M’hidi devait être lâchement assassiné par des officiers coloniaux.
Boussouf, cet homme de vision, leader et organisateur-né, du type de ceux que font naître des circonstances exceptionnelles et graves, est un des dirigeants les plus mal connus, les plus systématiquement dénigrés, et pourtant celui qui a joué le rôle le plus déterminant dans la victoire du peuple algérien, a compris que la réussite des objectifs de la guerre passait par la formation d’une élite intellectuelle apte à comprendre l’ennemi et à le combattre, non seulement sur le terrain de la confrontation militaire directe, mais également sur celui de la logistique, du renseignement, du contre-renseignement. L’idée naquit de la création d’une école des cadres, complétée par une académie militaire.
Encore fallait-il mettre au point le programme de formation de cette élite, recruter le corps enseignant ayant le niveau requis pour prodiguer cet enseignement, mais encore plus difficile, trouver, parmi les volontaires prêts à accepter de s’engager dans la lutte, ayant les aptitudes à la fois intellectuelles, morales et militaires, pour suivre cet enseignement.
Des lycéens volontaires et prêts au sacrifice suprême pour la libération de l’Algérie
L’entreprise paraissait d’autant plus difficile que l’élite intellectuelle algérienne de l’époque était plutôt mince, les autorités coloniales ayant mené une politique systématique de restriction de l’accès des Algériens à l’enseignement public. Il faut ici rappeler que les lycéens, enfants d’Algériens émigrés au Maroc, pour des raisons à la fois économiques politiques, ont fourni à Boussouf le pool principal de recrutement pour le projet futuriste de formation de cadres qu’il avait envisagé. Elèves de classes terminales ayant suivi l’ordre de grève de mai 1956, candidats aux grandes écoles françaises, âgés entre 18 et 20 ans, telles étaient les principales caractéristiques de ces volontaires qui allaient s’engager dans un stage de cinq mois avant de recevoir des affectations couvrant les besoins en officiers spécialisés destinés exclusivement à la Wilaya V.
Nul ne pouvait imaginer que la suite des évènements allait placer ces cadres dans un contexte dépassant largement les objectifs limités pour lesquels ils avaient été formés. La création du GPRA et la transformation du ministère des Liaisons générales, premier portefeuille ministériel que devait occuper Boussouf lors de la création du GPRA (19 septembre 1958) en ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG) en janvier 1960, n’étaient, à l’époque où cette formation été conçue et donnée, ni prévues, ni imaginées, ni envisagées.
Un ancien volontaire stagiaire raconte
Donnons la parole à Maître Zineddine Benabdallah, dit Si Mustapha, qui a pris part à cette formation historique et évoque le souvenir de Si Rachid et son rôle dans la formation d’une bonne partie de l’élite politique algérienne après l’indépendance.
«Nourredine Delleci a fait partie de la promotion de l’Ecole des cadres de l’ALN de la Wilaya V qui s’est tenue dans la maison des Benyekhlef où nous étions environ 73 étudiants et élèves du secondaire. Cette Ecole s’est ouverte après une formation militaire dans un camp sur les bords de la Moulouya. Le directeur était Laroussi Khalifa. A notre entrée, on avait demandé à chacun d’entre nous de rédiger nôtre CV, et je suppose que c’est sur la base de ce document que la direction a choisi les universitaires parmi nous pour nous prodiguer des cours. Je n’ai jamais su en fait s’ils ont été parmi les volontaires qui avaient rejoint l’ALN, où s’ils étaient déjà repérés et désignés auparavant avant l’ouverture de l’Ecole. Ce furent Belaid Abdeslam pour l’histoire du nationalisme algérien, Boughlam pour l’histoire et géographie, Maoui pour le droit administratif et Delleci pour les sciences politiques. Quant au directeur Laroussi Khelifa, il enseignait l’économie politique. Delleci était en outre chargé, en collaboration avec les autres enseignants, d’établir et de nous lire chaque soir la revue de la presse française.
«En ce qui concerne le début du stage théorique, il faut préciser que les lycéens, collégiens et étudiants venant de tous les coins du Maroc se regroupaient au fur et à mesure de leur arrivée dans la maison des Benyekhlef (professeur de lycée, militant nationaliste) en attendant le début du stage. Notre groupe venant de nuit de Rabat en passant par Meknès, Fès, Taza et autres villes où il faisait le ramassage des volontaires, est arrivé à Oujda, si ma mémoire ne me trompe pas, le 17 août 1957 au Centre où se trouvaient tous ceux qui nous avaient précédés, sans doute ceux habitant à Oujda. C’était le dernier groupe, puisque le stage a débuté deux ou trois jours après, soit sans doute le 20 août. Il s’est clôturé trois mois après vers la mi-novembre, puis on a été dirigés immédiatement et directement de nuit vers un camp d’instruction militaire près de la Moulouya et de la frontière. Nous y avons subi la formation militaire jusqu’à la mi-décembre, donc après le stage politico-administratif» (voir sa contribution complète dans le quotidien El-Moujahid datée du 31 octobre 1998).
A noter que tous ces cadres devaient être affectés comme commissaires politiques dans les différentes zones de la Wilaya V.
Ni des sicaires, ni des James Bond, ni même des «Boussouf Boys !» Tout simplement des nationalistes volontaires
On constate à travers ce récit spontané qu’il n’est question ni de formation aux renseignements, ni d’entraînement aux interrogatoires poussés, ni initiation au métier de sicaires. Le programme d’études imaginé par Boussouf avait été mis en œuvre par les différents enseignants, venus d’horizons intellectuels et professionnels divers, mais sans aucune spécialisation dans la guerre secrète ou aucun passage dans les services de police. Il s’agissait exclusivement de préparer ces jeunes lycéens à tenir des postes de cadres bien formés dans une wilaya qui en manquait crucialement. La suite des évènements a prouvé que ces cadres avaient acquis la souplesse intellectuelle nécessaire pour s’adapter à des activités auxquelles ils n’avaient pas été préparés, et que Boussouf n’avait sans doute jamais envisagées. C’était une entreprise de caractère strictement pragmatique destinée à répondre à un besoin pressant, dicté par l’évolution de la Guerre de libération sur le terrain d’une seule wilaya. Il n’y avait derrière cela aucun plan prémédité de la part de Boussouf de jouer, comme on a voulu le faire croire, le rôle d’un Djezinskiy ou d’un Béria algérien. Il était, faut-il le souligner encore une fois, colonel commandant la Wilaya V, projeté à ce poste par le lâche assassinat, entre les mains de criminels de guerre, de Larbi Ben M’hidi, assassinat commis en violation du code pénal français de l’époque – puisque les opérations militaires françaises étaient alors qualifiées d’opérations de maintien de l’ordre contre des «criminels de droit commun» – et sur les ordres directs de la hiérarchie politique française de l’époque, et non une simple bavure accidentelle.
En conclusion de cet exercice, on ne peut que souligner que le plus grand titre de gloire de feu Rachid Delleci est non d’avoir eu une carrière brillante et enviable après la guerre de libération, mais d’avoir contribué, au moment où l’Algérie en manquait tant, à la formation de cadres de la nation, qui ont fait leur devoir au péril de leur vie, pendant la Guerre de libération nationale, et ont contribué de manière cruciale à la renaissance de l’Etat algérien. Ils n’étaient ni au service d’un homme, si proéminent eut-il été pendant la Guerre de libération nationale, ni en charge de basses besognes, mais simplement des nationalistes qui ont volontairement abandonné le confort de leur vie familiale et d’une carrière personnelle brillante, après leurs études supérieures, pour donner leur vie à leur peuple et à sa libération. Certains ont survécu à cette guerre, certains y ont perdu leur vie, d’autres ont subi les affres des geôles coloniales et des camps de PAM (pris les armes à la main) mais tous mus par un même sentiment. Tout comme Delleci, qui a été leur instructeur, ils méritent amplement d’être considérés comme des héros exemplaires, qui peuvent servir de modèles aux jeunes des générations actuelles car ils sont de ceux que ce pays a donné de mieux comme enfants !
Par Mourad Benachenhou
novembre 27, 2020 -
https://www.algeriepatriotique.com/2020/11/27/le-moudjahid-nourredine-delleci-devoir-de-memoire/
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