Il y a dix ans, le monde arabe allait vivre une série de révoltes populaires improbables, un puissant souffle de liberté qui dura des mois, avant des lendemains qui déchantent.
De l’effondrement de régimes dictatoriaux considérés comme indéboulonnables à la montée et la chute d’un «califat» jihadiste, le Moyen-Orient a vécu la deuxième décennie du XXIe siècle au rythme de ce séisme géopolitique et de ses répliques. Popularisés et référencés dans les livres d’histoire sous le nom de «Printemps arabe», ces soulèvements ont conduit à des résultats disparates, souvent décevants: nombre de pays sont dans une situation pire qu’aux premiers jours de ces révoltes, à l’aube de 2011.
Tout commence le 17 décembre 2010, lorsqu’un jeune vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, excédé par le harcèlement policier, s’immole par le feu devant le gouvernorat de la petite ville défavorisée de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie. Le geste de ce jeune diplômé n’est pas une première, mais son acte désespéré libère une rage jamais vue en Tunisie. Son sort tragique se répand sur les réseaux sociaux naissants.
Mohamed Bouazizi décède de ses blessures le 4 janvier 2011, alors que la contestation contre le régime du président tunisien Zine el Zine el-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 23 ans, s’est étendue comme une traînée de poudre. Dix jours plus tard, Ben Ali devient le premier despote arabe contraint de fuir sous la pression de la rue. Exilé en Arabie saoudite, il y mourra dans l’indifférence en 2019. Dans les semaines suivant sa chute, des manifestations prodémocratie éclatent en Égypte, en Libye, au Yémen…
À partir du 25 janvier, la rage exprimée dans les rues du Caire, la plus grande ville arabe, donne au phénomène le nom de «Printemps arabe». Le monde regarde, interloqué, tandis que des centaines de milliers de personnes défilent pour exiger le départ du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981. L’espoir et l’euphorie renvoyés par ces images relayées en boucle sur les chaînes d’informations chassent un temps le fatalisme de la vie politique du Moyen-Orient. Tout devient possible.
«Regardez les rues d’Égypte ce soir, voici à quoi ressemble l’espoir», écrit la célèbre auteure égyptienne Ahdaf Soueif dans le quotidien The Guardian. La détermination soudaine de peuples longtemps opprimés et réduits au silence va jusqu’à renverser certaines des dictatures les plus enracinées. D’inspiration tunisienne, une interjection - «Dégage!» («irhal!») - et un slogan - «Le peuple veut la chute du régime» («Al-chaab yourid iskat al-nidham») - déferlent un peu partout, renforçant le sentiment d’une destinée régionale commune.
Ces paroles résument le puissant désir de changement et de liberté parmi des dizaines de millions d’Arabes. C’est le cri d’une génération qui ignorait jusque-là ses propres capacités. Érigé en incantation à force d’être répété, il libère un temps les peuples de leurs peurs. Un nouveau paradigme émerge au Moyen-Orient, basé sur une prise de conscience collective que les tyrans ne sont pas invincibles et que les changements peuvent venir de l’intérieur, et pas seulement du jeu géopolitique mondial.
Lina Mounzer, auteure et traductrice libanaise dont l’histoire s’est aussi tissée en Égypte et en Syrie, se souvient des premiers jours de ces révoltes qui ont brisé le sentiment de «défaite arabe» ayant pesé sur deux générations après la mort de l’Égyptien Gamal Abdel Nasser et de son projet nationaliste panarabe. «Il y avait un sentiment que, nous, Arabes, étions trop paresseux et las pour nous lever contre l’oppression, que nous acceptions le règne des despotes car fondamentalement déficients ou parce que nous avons été façonnés en bêtes de somme par le colonialisme et l’ingérence occidentale», dit-elle.
En Égypte, l’impensable se produit le 11 février 2011: l’annonce de la démission du vieux «raïs». «La nuit où Moubarak est tombé, j’ai pleuré de joie. Je n’arrivais pas à croire que le peuple égyptien pouvait être aussi courageux et beau. Cela ressemblait à l’aube d’une nouvelle ère», se souvient l’auteure. «Et puis, la Syrie. Si j’étais heureuse pour l’Égypte, surprise par l’Égypte, j’étais en extase pour la Syrie».
Outre Ben Ali et Moubarak, le Printemps arabe a permis de renverser Mouammar Kadhafi en Libye, Ali Abdallah Saleh au Yémen puis, huit ans plus tard, Omar el-Béchir au Soudan. Cinq dictateurs et 146 années de règne au total - sans compter les douze ans de Saleh à la présidence du nord du Yémen avant l’unification du pays en 1990. Durant les premiers mois de ce chamboule-tout historique, l’effet domino paraît aussi inéluctable que les autocrates arabes semblaient intouchables. Mais le «Printemps» tant attendu fera long feu.
Répression sanglante
Ironie de l’histoire, l’expression «Printemps arabe», apparue fin janvier 2011, n’a été que rarement utilisée dans les pays de la région, où les termes «soulèvement» et «révolution» ont été préférés. Elle a en tout cas vite donné lieu à une expression inverse, mise en avant dans l’ouvrage de l’Américain Noah Feldman «Arab Winter» («L’hiver arabe»). Un hiver qualifié d'«échec tragique» par l’universitaire canadien Michael Ignatieff. À l’exception de la Tunisie, le vide créé par la chute de régimes vilipendés n’a pas été comblé par les réformes démocratiques réclamées par la rue. Pire, il a parfois donné lieu à des conflits armés.
En Égypte, l’élection en 2012 de Mohamed Morsi, un islamiste dont le programme se heurte à l’opposition farouche d’une partie des contestataires, ouvre la voie à son renversement, l’année suivante, par l’armée. Et à une répression sanglante. Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi rétablit un régime au moins aussi autoritaire que celui de Moubarak, s’érigeant en rempart contre l’islamisme sous l’œil bienveillant d’un Occident déboussolé et dépassé.
À Bahreïn, seule monarchie du Golfe à avoir connu des manifestations de masse en 2011, le soulèvement a été brutalement réprimé avec le soutien de l’Arabie saoudite, qui pour sa part n’a pas hésité à distribuer de l’argent en masse à sa population pour éviter une contagion. À l’autre bout de la région, les premières manifestations en Algérie, pays meurtri par la guerre civile, n’ont pas pris - son heure viendra en 2019. Au Maroc, le mouvement du 20 février 2011 a été réduit au silence par des réformes cosmétiques et une sourde répression judiciaire.
En Libye, les révolutionnaires se sont divisés en une myriade de groupes dans un pays plus que jamais fragmenté et sujet aux ingérences étrangères. Le Yémen, pays le plus pauvre de la péninsule Arabique, s’est engouffré dans un conflit civil aux ramifications régionales.
Mais la tombe du Printemps arabe restera la Syrie, où les manifestations prodémocratie ont mué en un impitoyable conflit. «C’est votre tour, docteur», écrivent en mars 2011 des adolescents de Deraa, sur un mur de cette ville du sud de la Syrie, en référence au président syrien Bachar al-Assad, ophtalmologue formé au Royaume-Uni. Vœu pieux: Assad restera le domino qui ne tombe pas, au prix d’une lutte sans merci, sauvant ainsi sa peau aux dépens de plus de 380’000 morts et de millions de déplacés.
«Je suis fier de ce que nous avons fait à l’époque, mais je n’aurais jamais pensé que nous en arriverions là, que le régime nous détruirait comme ça», déclarait en 2018 un des graffeurs de Deraa, Mouawiya Sayasina. Ici, la tournure des événements et l’inaction internationale ouvrent les portes d’un autre enfer: la répression sans fin, la haine confessionnelle qui se répand, un terreau où les jihadistes de Syrie et d’ailleurs prospèrent.
L’expansion des jihadistes atteint son point d’orgue avec la proclamation en 2014 par le groupe État islamique (EI) d’un «califat» à cheval entre la Syrie et l’Irak, presque aussi vaste que la Grande-Bretagne. La violence extrême des exactions, propagées sur les réseaux sociaux, la capacité de l’EI à attirer des milliers de combattants d’Europe et d’ailleurs et les vagues d’attentats dans le monde entier ont fini d’éteindre en Occident le regard enthousiaste des débuts.
L’attention du monde se focalise sur la lutte antiterroriste plutôt que sur la fin de régimes autocratiques qui ne tardent pas opportunément à se présenter, de nouveau, comme le dernier rempart contre l’islamisme radical.
L’Occident, États-Unis de Barack Obama en tête, qui n’avait pas vu venir le Printemps arabe, s’était d’abord montré encourageant vis-à-vis des protestataires. Mais il s’est gardé d’intervenir directement, à l’exception de la Libye, où des raids controversés de l’OTAN ont été menés pour empêcher Mouammar Kadhafi de mater la rébellion dans le sang.
Dix ans plus tard, les soulèvements arabes de 2011 résonnent davantage comme un échec. Pour Ahdaf Soueif, il est cependant trop tôt pour tirer des conclusions. «Les conditions dans lesquelles les gens ont vécu à partir du milieu des années 1970 ont conduit à la révolte. C’était inévitable. Cela continue de l’être», affirme l’auteure. Comme d’autres militants, elle rejette la rhétorique liant la poussée de l’islam radical aux révolutions. Ce sont les contre-révolutions qui ont alimenté frustrations et privations dont les jihadistes se sont nourris, avance-t-elle.
Depuis 2018, une deuxième vague de manifestations contre les pouvoirs en place au Soudan, en Algérie, en Irak et au Liban a ravivé les espoirs et semblé prouver la pérennité de l’esprit de 2011 au sein de la jeunesse arabe. Pour Arshin Adib-Moghaddam, basé en Grande-Bretagne où il est professeur à la London School of Oriental and African Studies, le feu couve toujours sous les cendres et les revendications initiales «déborderont à la prochaine occasion comme un tsunami politique».
Pour Alaa al-Aswany, le romancier le plus connu d’Égypte, qui avait brièvement campé sur la place Tahrir au Caire, «la révolution, c’est comme tomber amoureux, elle fait de vous une meilleure personne». À ce titre, la «Révolution du jasmin» en Tunisie, bien que tourmentée, reste l’histoire à succès. Dans le petit pays d’Afrique du Nord, l’effusion de sang et les profondes divisions ont été contenues, le mouvement d’inspiration islamiste Ennahdha, principale force politique du pays, a privilégié le consensus pour mener la transition.
«Contrastant avec l’échec en Égypte et le désastre en Syrie, la Tunisie apparaît comme l’exception du phénomène régional qu’elle a engendré», écrit Noah Feldman dans «L’hiver arabe». Mais, là aussi, l’histoire reste inachevée et pour les 11 millions de Tunisiens, les dividendes de la révolte ne sont pas au rendez-vous.
Près de là où tout a commencé, en face de la place centrale de Sidi Bouzid où une sculpture de la charrette de Mohamed Bouazizi a été érigée, Achref Ajmi, 21 ans, exprime son désenchantement. Ben Ali est parti, le pays est resté debout, mais la situation économique, un des principaux catalyseurs de la révolte, reste médiocre, note-t-il. «Le slogan de la révolution était «travail, liberté, dignité». Nous n’avons rien vu de cela. Il n’y a pas d’emplois.»
26.11.2020
https://www.20min.ch/fr/story/dix-ans-apres-que-reste-t-il-du-printemps-arabe-962158497053
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