« Je connais la faim, je l’ai ressentie. Enfant, à la fin de la guerre, je suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions des Américains, je tends mes mains pour attraper les barrettes de chewing-gum, le chocolat, les paquets de pain que les soldats lancent à la volée. Enfant, j’ai une telle soif de gras que je bois l’huile des boîtes de sardines, je lèche avec délices la cuiller d’huile de foie de morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J’ai un tel besoin de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le bocal, à la cuisine.
[…]
Cette faim est en moi. Je ne peux pas l’oublier. Elle met une lumière aiguë qui m’empêche d’oublier mon enfance. Sans elle, sans doute n’aurais-je pas gardé mémoire de ce temps, de ces années si longues, à manquer de tout. Être heureux, c’est n’avoir pas à se souvenir. Ai-je été malheureux ? Je ne sais pas. Simplement je me souviens un jour m’être réveillé, de connaître enfin l’émerveillement des sensations rassasiées. Ce pain trop blanc, trop doux, qui sent trop bon, cette huile de poisson qui coule dans ma gorge, ces cristaux de gros sel, ces cuillerées de lait en poudre qui forment une pâte au fond de ma bouche, contre ma langue, c’est quand je commence à vivre. Je sors des années grises, j’entre dans la lumière. Je suis libre. J’existe.
JMG Le Clézio
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