C’est une image forte et impressionnante qui m’a interpellé lorsque j’ai découvert à la Télévision lors d’une rencontre sportive internationale, le portrait géant du martyr Ali La Pointe, symbole de la Bataille D’Alger, brandi avec fierté par de jeunes Algériens sur plusieurs mètres dans les tribunes du stade Vélodrome de Marseille en France. Cette image, on la retrouve aussi dans les stades à travers le territoire national, pendant les compétitions sportives.
En voulant s’identifier à ces symboles de la guerre de Libération nationale, la jeunesse algérienne a démontré et a affirmé son attachement aux idéaux de nos martyrs. La prise de conscience de cette jeunesse pleine d’espoir traduit indéniablement son désir de s’approprier l’histoire authentique de son pays, refusant des symboles de substitution importés par des idéologues et des gourous de tous bords. La Révolution algérienne reste une référence universelle pour tous les peuples du monde épris de liberté. C’est ce qui m’a incité à faire découvrir des héros de la guerre de Libération, inconnus du grand public.
Les martyrs Sid Ali Bouziri et Hocine Tiah sont tombés au champ d’honneur les armes à la main, à la fleur de l’âge (à peine 20 ans) le 23 juillet 1957 au lieu-dit Djenane El Kadi à Beau Fraisier (Oued Koriche) Alger, après avoir livré un combat héroïque. Ils ont marqué une page de l’histoire de notre glorieuse guerre de Libération nationale par leurs sacrifices suprême. Le récit de cette opération militaire a été rapportés 53 ans après la Guerre d’Algérie par des anciens officiers parachutistes de Bigeard à travers le site internet : «Gustave Para au 3e RPC». Les officiers paras qui ont participé au combat, face aux fidayines Sid Ali Bouziri et Hocine Tiah ont été marqués à vie psychologiquement et dans leur chair.
Ils ont évoqué avec nostalgie les péripéties dramatiques de leur aventure, dont voici le récit : «A cinq heures du matin, alerté par la section du lieutenant Michel, notre mission est de passer au crible un secteur d’Alger entre Bouzaréah et Monplaisant, d’ailleurs toutes les sections de la compagnie ont un secteur. Le lieutenant Michel en tête avec Joly, Cadet, Veau, nous suivons un petit chemin escarpé noyé dans un paysage luxuriant avec de petits gourbis et maisonnettes cachés dans cette verdure, le sentier suit les pentes de ces collines qui dominent Alger distante 3/4 km, on aperçoit la baie d’Alger et toute l’étendue de la grande cité algérienne, il fait très beau et déjà chaud, tous les paras sont sur la défensive, le doigt sur la gâchette MAT 49, nous arrivons à l’endroit nommé le Beau Fraisier où des villas succèdent aux maisonnettes et c’est l’enfer !!!.
Les terroristes dissimulés à contre jour dans le soleil naissant, nous ne les avons pas vu ni entendu. A notre arrivée, c’est à bout portant qu’ils tirent sur les hommes de tête, le premier l’officier Joly s’effondre plusieurs balles dans la cuisse et les genoux, le lieutenant Michel sera touché à l’aine et les testicules. La riposte est instantanée nos MAT crachent la mort, les deux tueurs s’écroulent tués sur le coup. Les deux tueurs abattus appartenaient à une bande recherchée pour plusieurs attentats ; les meurtres de Canat, Antoine, Membrive, Aspirant Suchard, légionnaire Alpa. Jet de grenade contre le Bar Vieux Grenadier, et attentats contre quatre Militaires».
En fait, il a fallu des renforts pour venir à bout de ces fidayines croyant qu’ils étaient plus nombreux. Ces faits d’armes, rapportés 53 ans après par des officiers paras, sont l’illustration du courage, de l’abnégation et de la détermination de ces martyrs dans la lutte de libération nationale jusqu’au sacrifice suprême.
Le témoignage ci-après retrace le parcours singulier et atypique de ces martyrs. Issus de familles modestes, Sid Ali Bouziri et Hocine Tiah ont vécu leur enfance et leur jeunesse à La Casbah.
La pratique du sport les a réunis au sein du même club le CCA (Croissant Club algérois) dans la discipline de la boxe. Leur engagement militant a scellé leur destin commun dans la lutte armée. Le déclenchement de la guerre de Libération nationale du 1er Novembre 1954, a provoqué parmi la jeunesse algérienne, un éveil de conscience politique élevé acquise grâce aux militantismes au sein du scoutisme, des clubs sportifs et dans les quartiers populaires.
En 1957, la révolution algérienne a atteint sa phase ascendante et les événements s’accélèrent avec l’appel du FLN, ordonnant une grève insurrectionnelle de 8 jours à compter du 26 février 1957, la veille de la réunion de l’Assemblée générale de l’ONU qui devait débattre de la question algérienne. A La Casbah d’Alger, toute la population s’organise avec l’aide des militants du FLN, pour assurer un approvisionnement en denrées alimentaires, nécessaires pendant toute la période de la grève.
Dès les premiers jours, la réaction de l’armée coloniale française fut brutale. Très vite, la machine répressive s’est mise en branle pour briser la grève. Les rideaux des magasins défoncés, perquisitions musclées, maisons saccagées, pratiques systématique des interrogatoires sous la torture, arrestations massives.
La conséquence de cette répression violente et aveugle a durement éprouvé la population et a engendré le démantèlement de la plupart des cellules du FLN.
Le Général Massu déclarait que sa stratégie était de décapiter l’Organisation du FLN par tous les moyens, par conséquent, tous les Algériens qui ont exécuté les ordres de grève sont considérés des hors-la-lois. Dans cette effervescence de violence, de nouveaux groupes armés se sont reconstitués sous la direction d’Amari Larbi dit (Pétaris) l’homme à la mitraillette d’argent, le plus recherché par les paras de Bigeard. Il était signalé comme très dangereux suivant les avis de recherche diffusés par l’état-major (retrouvés dans une archive). Bouziri Sid Ali et Tiah Hocine ont rejoint avec enthousiasme ces nouvelles cellules car ils avaient toujours développé cette fibre nationaliste et cette fierté de contribuer à la révolution algérienne qui a déjà conquis le cœur de tous les peuples du monde épris de liberté.
Aussitôt dotés en armes, ils ont commencé à opérer dans les quartiers européens ciblant principalement des militaires. Ils ont réussi une attaque à la grenade contre le bar Le Vieux Grenadier à Bab Azzoun, Place de l’Opéra, lieu de rencontre des officiers militaires en permissions. Ils ont également ciblé des membres de l’Organisation des Ultras de l’Algérie française appelé «Main rouge» spécialisée dans le kidnapping et l’assassinat des militants du FLN.
Ces actions ont suscité beaucoup d’émoi au sein de l’état-major de Massu. Les journaux ont publié à la une des commentaires alarmants sur ces attentats. Ces quelques faits d’armes cités, Bouziri et Tiah se sont révélés de valeureux fidayines par leur courage et leur bravoure.
La recrudescence d’attentats en pleine répression féroce a contrarié l’état-major qui a renforcé son armada militaire à La Casbah avec ses services spéciaux.
Un quadrillage de tous les quartiers a été mis en place. Des agents supplétifs «les Bleus» appelés en renfort ont infiltré pratiquement toute la population. Les marges de manœuvre des fidayines se réduisaient considérablement. Ainsi, le démantèlement de cette cellule n’a été qu’un concours de circonstances. Autour du refuge, un soir de ramadhan, un accrochage avec une patrouille militaire a provoqué une fusillade et une panique dans les ruelles de La Casbah où Amari Larbi, le chef du groupe, a été grièvement blessé après avoir tiré plusieurs rafales de mitraillette.
C’était le début de l’opération du démantèlement de cette cellule qui avait ébranlé la sécurité à Alger. Pour rassurer la population européenne, tous les médias français titraient dans leur page à la une «De dangereux groupes terroristes éliminés» en publiant des photos à l’appui. Après avoir subi les interrogatoires sous la torture des Paras de Bi-geard, les fidayines ont été écroués à la prison de Serkadji. Le juge du tribunal d’Alger a pris la relève des militaires pour instruire des enquêtes sur plusieurs attentats passibles la peine capitale.
Il a ordonné la reconstitution des attentats les plus importants et largement couverts par les médias. Durant toute la période de leur détention, jours et nuits, un seul objectif obsédait nos fidayines «l’évasion», non pas pour retrouver une liberté relative mais surtout reprendre le combat de libération nationale. C’est Sid Ali Bouziri qui avait pris l’initiative d’élaborer un plan d’évasion.
Le 16 juillet 1957, c’est au cours de leur transfert devant le juge d’instruction sous escorte de haute sécurité que l’opération d’évasion a été décidée et minutieusement préparée dans le secret total. Bouziri était le premier à s’évader par une porte dérobée donnant accès au hall du palais de justice et se retrouve confondu au milieu d’une foule de visiteurs, suivi aussitôt par Tiah.
Ils quittent en toute quiétude le palais de justice par la porte principale juste au moment où l’alerte générale est déclenchée.
Cette évasion spectaculaire a provoqué évidemment un coup de tonnerre au sein de l’état- major de Massu. Le soir même, tous les journaux titrais à la une «Auteurs de nombreux attentats Bouziri Sid Ali et Tiah Hocine s’échappent menottes aux mains du palais de justice d’ Alger», jetant un émoi au sein de la communauté européenne. La course derrière la montre est engagée. Bouziri se rend directement à la blanchisserie Bentalha rue Rovigo où travaille son frère Omar qui l’envoie d’urgence me contacter.
A 10h du matin, sans me donner aucune précision, Omar me demande de l’accompagner à la boulangerie de son oncle Abdesselam et me conduit dans une impasse de La Casbah. Ma surprise était totale de me retrouver en face de Sid Ali Bouziri.
Après une accolade chaleureuse mêlée d’appréhensions et d’inquiétude lorsque je vois arriver Hocine Tiah complètement essoufflé. Je constate avec étonnement qu’il avait les menottes autour de son poignée cachées par un veston posé sur son bras. Ayant pour mission d’organiser les refuges au sein de la cellule, je réalise la responsabilité qui m’incombe à cet instant.
Une discussion s’est engagée et l’urgence des urgences c’est de leur trouver un lieu sûr en attendant la prise de contact avec l’organisation du FLN. La fébrilité s’est emparée de nos évadés lorsque je leur annonçais que la plupart des refuges ne sont plus fiables à cause de la présence de ces supplétifs «les Bleus».
La réaction ferme de Bouziri : «Débrouille-toi!», m’obligeait à réagir devant ce problème insurmontable. Une seule solution germait dans ma tête, c’est de les emmener chez ma sœur Zohra qui venait juste de se marier. Rapidement, je me dirige vers son domicile pour solliciter son aide, elle n’a pas hésité un seul instant d’accepter de les accueillir pour la journée sans pouvoir consulter au préalable son mari.
N’ayant pas le choix, je réalise que je la mettais face un défi dangereux mais en même temps j’étais soulagé et rassuré. Après ces intenses événements, ils sont enfin dans un lieu sûr et peuvent jouir d’un repos mérité. Ma sœur leur a aussitôt servi le café et s’apprêtait à préparer le déjeuner.
En dégustant un authentique café, ils se sentaient plus détendus, leurs visages dégageaient une certaine sérénité. Entre temps, Tiah a réussi à se débarrasser des menottes accrochées toujours à son poignet grâce à l’intervention d’un artisan ferronnier dont l’atelier se trouve juste en face du domicile. Une joie immense se reflétait dans ses yeux au moment où il retrouvait la liberté de mouvoir ses mains.
Ces instants de convivialité et de chaleur les rassurent et leur procurent des forces et de l’énergie pour affronter la suite des événements qui s’annoncent difficiles. Au fur et à mesure que le temps passe, je ne réalise encore pas de me retrouver entrain de déjeuner chez ma sœur avec deux fidayines évadés considérés très dangereux par l’armée coloniale qui a déployé des forces impressionnantes pour les traquer.
A 15h, comme prévu, on quitte les lieux avec un sentiment de soulagement pour ma sœur engagée malgré elle dans cette aventure. Je repris immédiatement mon rôle d’éclaireur suivi par Bouziri et Tiah avec une distance indispensable pour pouvoir emprunter les ruelles étroites, en toute sécurité. Arrivés sur les lieux devant la boulangerie, l’oncle de Bouziri nous attendait, et aussitôt les a mis en contact avec un agent de liaison qui les a pris en charge et après un bref échangent, ils m’ont salué chaleureusement et me donnait rendez-vous dans 48h devant la boulangerie.
Comme convenu, après ces deux jours d’attente passés dans l’angoisse chez ma tante Aldjia à El Harrach (banlieue d’Alger) semblait interminable, je retourne au même endroit d’où on s’est séparé. Je rencontre l’oncle de Bouziri qui me conduit dans une maison mitoyenne à la boulangerie.
Je les retrouve complètement transformés, habillés de nouveau vêtements et tout à fait détendus. Ils m’exhibent fièrement les armes qu’ils ont récupérés auprès d’une cellule, une mitraillette STEN pour Bouziri et un pistolet gros calibre pour Tiah. Leur exfiltration a été minutieusement préparée, car leur présence à La Casbah a poussé l’état-major à renforcer leur dispositif militaire mettant en danger d’autres cellules restées dans la clandestinité.
Ces derniers moments que j’ai partagés avec eux avant leur départ étaient pleins d’émotions, je les trouvais heureux de renouer avec cette sensation d’avoir entre les mains des armes qui leurs procurent une certaine sécurité. Sid Ali Bouziri et Hocine Tiah me confiaient : «On avait peur effectivement de cette ‘‘finga’’ (la guillotine), mais maintenant, ces armes nous permettent d’avoir cette assurance de mourir au combat si Dieu le veut». C’est dans un camion de déménagement cachés à l’intérieur d’une armoire armes au point qu’ils ont quitté La Casbah vers un nouveau refuge.
Mercredi 24 juillet 1957, très tôt le matin, la stupéfaction envahie toute la population de La Casbah, lorsque nous découvrons l’information à la une de tous les journaux : «Les deux évadés du palais de justice Tiah Hocine et Bouziri Sid Ali abattus par les Paras, hier au quartier de Beau-Fraisier.»
Les services de l’armée ont aussitôt informé les deux familles que les dépouilles des martyrs seront ramenées directement au cimetière pour leur inhumation. Un détachement de parachutistes a déposé devant l’entrée du cimetière les deux cercueils pris en charge par des membres de leur famille et un groupe de personne restreint. Les scellés ont été forcés pour ouvrir les cercueils afin de leur rendre un dernier hommage.
Ils ont été enterrés en martyrs selon la tradition musulmane avec leurs vêtements immaculés de sang, sous les youyous des femmes qui retentissaient des terrasses de La Casbah. Un rituel que les femmes accomplissaient à chaque fois qu’un militant condamné à mort est exécuté par la guillotine à la prison de Serkadji. Gloire à nos martyrs !
Avec son ouvrage, Les irréductibles de La Casbah, paru aux éditions Rafar, Rachid Belhocine nous plonge dans La Casbah de la guerre avec ses drames et ses malheurs, mais aussi avec ses espérances et sa foi.
Les irréductibles de La Casbah
Cet auteur-acteur n’est pas comme les autres. Il est mature avant d’être adulte et sa prise de conscience se fait alors qu’il entre à peine dans l’adolescence, âge de l’insouciance où l’on croque la vie à belles dents pour reprendre la chanson. Lui, à 14 ans, s’engouffre dans le péril, à son corps défendant, en rejoignant des hommes aguerris à la lutte pour partager avec eux le même idéal : celui de reconquérir notre liberté et notre dignité. Peu d’écrits ont immortalisé la place des adolescents dans la lutte. Avec le livre de Rachid Belhocine, c’est un pan de notre histoire qui vient d’être réhabilité. Rachid, né en 1943 à La Casbah, et y a vécu, nous retrace dans cet ouvrage de 150 pages son itinéraire, son adolescence confisquée.
Le péril à chaque instant, la peur, le danger constant seront vite domestiqués grâce à une détermination farouche et une foi inébranlable. Plongé au cœur même d’une cellule de fidayine, Rachid va découvrir la réalité de la résistance, la rigueur de la clandestinité, l’apprentissage de la maîtrise de la peur. Rachid parle de son parcours magnifié par l’héroïsme de ses camarades de combat, plus âgés et dont il dresse des portraits pleins de reconnaissance et de tendresse.
Il évoque l’évasion spectaculaire de Bouziri Sid Ali et Tiah Hocine, pourtant placés sous haute sécurité du palais de justice et au lieu de se faire oublier, vont reprendre le combat de plus belle et tomber en martyrs, les armes à la main. D’autres hommes non moins valeureux marqueront la vie de Rachid en raison de leur engagement et des actes héroïques accomplis. Rachid, acteur, témoin et observateur dénoncera les crimes abjects commis par l’ennemi et ses supplétifs, ces collabos zélés, dont on ne soulignera jamais assez les nuisances.
Le livre-témoignage s’appuie sur des documents inédits, des lettres intimes, des unes de journaux de l’époque, ce qui donne davantage de dimension à cet ouvrage agrémenté aussi d’un poème de Hamrène Boualem publié dans Révolution, organe de la Wilaya IV, en 1957, dans lequel sont glorifiés les dignes enfants de la Révolution. Ceux qui ont su mourir un hymne sur les lèvres, ceux qui ont su partir en chantant leur fièvre. Ils étaient les meilleurs. Ceux qui ont su mourir ne doivent pas partir, ceux qui ont su partir ne doivent pas mourir. Ils étaient les meilleurs ! Alors, pêle-mêle, Rachid parle de Chebli Mokrane dit Gambi, de Bouziri, de Tiah, de Boualem la France, de Amari, de Larbi et des autres…
En fait, les pensées de Rachid sont destinées à la mémoire de tous les martyrs qui se sont sacrifiés dans la fleur de l’âge pour libérer l’Algérie du joug colonial abject.
Ses pensées vont aussi à La Casbah, «cette citadelle qui a résisté à toutes les invasions depuis des millénaires qui est toujours debout, avec ses cicatrices, ses vestiges vieillissants pour raviver notre conscience et rappeler que l’avenir de notre jeune nation est intimement lié à son passé.
Sa sauvegarde et sa préservation sont vitales pour les générations futures». Puis, Rachid de se remémorer cette «chahada» : «Avant de tomber au champ d’honneur au milieu de La Casbah, Mokrane Chebli me disait : ‘‘Tu vois, le combat que nous menons contre le colonialisme français n’est qu’un petit combat (djihad el asghar), le plus important combat que nous devrons affronter c’est après l’indépendance si Dieu le veut. Le grand combat (djihad el akbar) est celui de l’édification et du savoir’’».
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