Ninja’ anti-terrorist unit in Algiers, Algeria on October 28, 1993. (Photo by Pool MERILLON/TURPIN/Gamma-Rapho via Getty Images)
C'st la presse impérialiste qui a mis au devant de l’actualité la situation algérienne, en ce deuxième semestre de 1993. Le cycle macabre de la répression et des assassinats intégristes a connu des moments plus importants, et la tentative, jusqu’à son éviction fin août 1993, d’échapper au diktat du Fonds monétaire international (FMI) par le populiste Bélaïd Abdesselam a passé inaperçu hors du pays. Mais il y a plus préoccupant que l’assassinat de deux dizaines d’intellectuels francophones et l’enlèvement de trois français dans un pays qui compte les morts et les déportés par milliers, les torturés par centaines, les condamnations à mort par dizaines. Les hommes ne naissent décidément pas égaux.
En acceptant de promulguer un code des investissements en faveur des impérialistes et de supprimer à la fin de l’année le comité ad hoc qui contrôlait les importations, le régime algérien est maintenant assuré de la solidarité d’un large front “humanitaire” international contre les intégristes.
La fuite en avant dans la répression après la mise en place du Haut comité d’Etat (HCE) et l’arrêt des élections du 26 décembre 1991 étaient d’abord accueillis par le silence. Impuissance du camp intégriste, absence d’une troisième force malgré le succès du rassemblement du 2 janvier 1992 à l’appel du Front des forces socialistes (FFS), tel était le cadre politique à l’époque.
Puis, on s’est habitué à la routine macabre de l’assassinat quotidien de gendarmes du rang et de leurs proches, au rite odieux des aveux télévisés des coupables présumés très vite arrêtés, aveux trop rapides pour ne pas laisser craindre de sévices physiques. La Ligue de défense des droits de l’homme parle de dizaines de cas de tortures. Le chemin de l’horreur a eu ses grands carrefours. L’assassinat de Boudiaf, président du HCE, en juin 1992, qui réveillait la crainte de la guerre civile et du chaos, sortait le pouvoir de son isolement et lui permettait de recueillir l’adhésion des partis modernistes et de secteurs des masses populaires.
Les chemins de l’horreur
L’attentat à la bombe de l’aéroport et le spectacle odieux de débris humains faisait basculer l’opinion contre le Front islamique du salut (FIS). Le meurtre de l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur, le sociologue Liabes, au printemps 1993, marquait le début des attaques contre les civils qui ont généralisé la peur.
Puis, c’est la mort absurde d’intellectuels francophones, de l’écrivain et journaliste Tahar Djaout au professeur de psychiatrie Boucebci qui a alerté les intellectuels et les Etats européens.
Alors que le pouvoir et ses amis pensaient en avoir fini avec les attentats et déclaraient le “dernier quart d’heure arrivé”, (reprenant la formule célèbre d’un gouverneur général pendant la guerre d’Algérie) il y a eu de nouvelles victimes, parmi elles, le journaliste Smail Yefsah, dont la mort a causé une émotion unanime.
Complot soudanais ou iranien, entreprise néocoloniale de la France, actions de déstabilisation de services secrets algériens et de la “mafia politico-financière”, opération israélienne, les commentateurs modernistes se sont égarés bien souvent. Les milieux intégristes mettaient en avant la fiction d’une armée islamique commandée par “le général Chebouti” appuyé sur une diplomatie civile basée à l’étranger.
En réalité, les branches armées du FIS, comme El-takfir wal Hijra, ont été pour l’essentiel démantelées par la répression préventive de juin 1991 pendant l’état de siège et au lendemain de l’arrêt des élections. Les désertions de militaires ont été rares. Dans l’immense mouvance militante du FIS, quelques milliers d’activistes se sont impliqués dans des opérations militaires désordonnées sans coordination réelle, même si certains chefs militaires comme Layada ont émergé.
Parce que l’intégrisme est un mouvement essentiellement urbain, sans grande base rurale, il n’a pas pu stabiliser de maquis. Les implantations dans les montagnes proches d’Alger, notamment à l’est au Zbarbar dans la région de Lakhdaria et au sud dans la montagne de Chréa sont le fait d’éléments extérieurs venus de la ville rançonner la population locale. La preuve en est que la région kabyle, quasi unanimement hostile au mouvement intégriste, est souvent citée comme maquis. L’inaccessibilité de certaines zones montagneuses a encouragé les groupes intégristes à se réfugier, tel les anciens d’Afghanistan découverts à Bougaa en petite Kabylie, dans une région que les dispositifs policiers ne prenaient pas en compte.
Les groupes armés islamistes
Si on excepte quelques embuscades, et les rares opérations d’ “envergure”, attentats contre Boudiaf, contre Kasdi Merbah, l’un des hommes les mieux gardés du pays, ou la tentative contre le général Nezzar, ministre de la Défense, les actions entreprises sont des assassinats de civils ou de gendarmes isolés sur leur itinéraire quotidien. On déclare trois mille morts depuis deux ans ; parmi eux, il y a autant de chauffeurs de taxi que de journalistes ; il y a notamment plusieurs dizaines de délégués communaux désignés pour remplacer les municipalités FIS dissoutes.
Ces attentats sont le fait de petits groupes autonomes se reconnaissant dans Layada Chébouti et dans le Mouvement islamique armé (MIA). C’est l’émir du groupe qui prend les décisions et désigne les cibles. L’impuissance sur le plan militaire conduit à privilégier les cibles faciles : gendarmes prenant leur café, fonctionnaires allant faire leurs courses, responsable sortant de son appartement dans une cité populaire. Cette violence assassine devenue banale se tourne vers des cibles plus sensibles susceptibles de provoquer la médiatisation maximale. Selon la police, les assassinats d’intellectuels et de journalistes seraient presque tous l’oeuvre macabre d’un seul groupe dont le chef, Ras el Ghorab, court toujours. Récemment, les Groupes islamiques armés (GIA) et le mouvement de Mekhloufi, déserteur de l’armée, se sont à leur tour spécialisés dans ce type d’opérations.
Sur le plan strictement militaire, les intégristes ne constituent pas une menace. L’attaque d’un petit poste militaire à Bougzoul au sud d’Alger ne s’est pas répétée ailleurs. C’est au plan politique que le pouvoir s’inquiète. Même si la violence intégriste fait l’objet d’une réprobation générale, elle n’en terrorise pas moins le population qui se réfugie dans une prudente neutralité. Et si l’on attribue si souvent les assassinats à des forces occultes au sein du pouvoir, c’est aussi pour éviter d’affronter les intégristes de son quartier.
Les attentats obligent les policiers et d’une façon générale les représentants de l’Etat à déserter leur domicile et leur quartier et à ne se montrer que nombreux et bien protégés. Pour assurer la présence et l’autorité de l’Etat, il faut des barrages et des ratissages qui provoquent la grogne, aussi le pouvoir n’en abuse-t-il pas.
Aux surenchères des éradicateurs – ces ex-démocrates nouveaux pieds-noirs qui demandent que les quartiers populaires, tous fiefs intégristes, soient écrasés -, le pouvoir répond qu’il ne veut pas nourrir politiquement et socialement un mouvement qu’il combat militairement. A l’inverse, l’inconséquence des intégristes provoque leur discrédit. Jugés coupables de l’insécurité, on ne leur pardonnera pas de s’attaquer à des faibles, à des sans grades ou à des voisins de palier et les centaines de hold-up, les usines incendiées leur coûteront cher, politiquement parlant.
Les récents ratissages monstres dans les quartiers d’Alger, démonstration de force sans grande efficacité répressive, ne suscitent aucune protestation tant ils semblent rassurants et justifiés par la situation.
L’impasse économique
Pour les gouvernements qui se sont succédé depuis la montée intégriste, la même équation reste à résoudre. Comment mettre en place “l’économie de marché” exigée par le FMI et souhaitée par les classes possédantes locales sans effondrer l’économie. Car il n’est pas question d’élargir le cercle du désespoir social dont se nourrit l’intégrisme.
Le problème est qu’avec 7 à 9 milliards de dollars de remboursement annuels qui représentent plus de 70 % des recettes d’exportation, le régime a besoin de crédits massifs chaque année. Les deux tiers des produits alimentaires sont importés et l’ensemble des secteurs économiques dépend d’importations vitales de pièces détachées. Dévaluer le dinar provoque un accroissement de la misère et un mécontentement qu’engrange l’intégrisme (1).
Libéraliser les importations comme l’exige le FMI provoquerait comme en Allemagne de l’Est et en Pologne l’effondrement immédiat d’un secteur industriel, certes dépendant et peu performant mais non négligeable. Il n’y aurait plus d’avenir pour les aciers, les camions, téléviseurs, wagons, engins de travaux publics algériens, aucun espoir pour le textile et la chaussure, déjà sévèrement concurrencés par le trabendo, cette contrebande massive par les valises des voyageurs. Et c’en serait fini de ces complexes industriels de milliers de travailleurs qui structurent le paysage social du pays.
Aussi les différents gouvernements n’ont fait que des promesses sur ce terrain, reportant le saut dans le vide. Le gouvernement Ghozali n’a dû sa survie qu’à l’injection de capitaux impérialistes dans l’exploitation pétrolière dont ils avaient été écartés depuis les nationalisations de 1971.
Guerre civile larvée
C’est ce refus du coût social de la libéralisation à marche forcée, en pleine guerre civile larvée, qui explique la désignation par les militaires de Bélaïd Abdesselam, le père de l’industrialisation des années 70, au lendemain de la mort de Boudiaf. Dans l’opposition, Bélaïd proposait, à contre-courant des réformateurs libéraux, une économie de guerre qui se satisferait d’importations minimales sans continuer à emprunter. Chef du gouvernement, il met de l’eau dans son vin. Il ne s’agit plus que d’hiberner de trois à cinq ans en réduisant au mieux les importations, en attendant que le service de la dette se réduise à moins de 40% des recettes d’exportations.
L’Algérie a versé 26 milliards de dollars en quatre années, intérêt et capital pour une dette dont le montant ne cesse de progresser, passant de 24 à plus de 26 milliards (dette militaire non incluse). Bélaïd comptait s’en sortir avec le doublement des capacités d’exportations en gaz naturel prévu pour 1996. Justement le FMI et les créanciers ne pouvaient le laisser atteindre ce rivage.
Les Français notamment exigeaient que l’Algérie en passe par le rééchelonnement pour que les conditions posées soient claires et que ne soit laissée aucune échappatoire. Au gouvernement algérien qui demandait qu’il soit tenu compte de sa situation de bon payeur, Camdessus (?) rétorque en ricanant : « Qui paye ses dettes s’enrichit, mais le FMI n’aidera que ceux qui ont un programme de réformes ». Entendez bien sûr, un programme de suicide économique et de capitulation devant les maîtres impérialistes.
Dans un discours fleuve qui réveille l’anti-impérialisme enfoui dans la conscience des masses algériennes, Bélaïd conte par le menu les entretiens avec Camdessus : une dévaluation qui diviserait par deux les revenus populaires, une exigence d’équilibre budgétaire qui interdirait au gouvernement de financer les entreprises publiques toutes déficitaires, une ouverture du marché national et un avantage financier dérisoire de 1,5 milliard de dollars de plus puisque les crédits déjà obtenus seraient supprimés dès l’accord de rééchelonnement.
Les promesses d’ouverture de zones franches et de facilités aux investisseurs étrangers ne se concrétisent pas, option affichée d’un libéralisme piloté et prudent, tout cela mécontente le FMI.
Chute de Bélaïd …
Assiégé par les assauts des libéraux qui, de Aït Ahrned qui le taxe de bolchevisme au patronat qui l’accable d’une campagne virulente dans les colonnes des nombreux journaux “indépendants” utilisant même les services de la bureaucratie syndicale, Bélaïd a été rejeté par les classes possédantes depuis l’impôt sur le patrimoine qu’il osait proposer dans un pays habitué à ne rançonner que les salariés. Pourtant, son autoritarisme l’isole des masses travailleuses dont il contient et réprime l’expression et qu’il afflige de mesures disciplinaires draconiennes dans les entreprises d’Etat. Par ailleurs son incapacité à relancer l’économie ne donne aucun motif d’espoir aux masses populaires et à la jeunesse au chômage.
Son populisme sans le peuple ne pouvait réussir. Et la baisse du prix du baril cet été le prive de 1,4 milliard de dollars de recettes escomptées. Son style cassant heurtait tous les interlocuteurs et l’isole à un moment où le pouvoir traverse une phase délicate : l’approche de la fin du “mandat” du HCE. Il a été limogé à quelques mois de cette échéance de décembre 1993. Le gouvernement de son successeur Redha Malek s’efforce de rassurer les créanciers et les classes possédantes. La nomination de Benachenhou, ancien fonctionnaire du FMI, comme ministre de l’économie, est un gage d’apaisement.
Partisan du libéralisme, qu’il préfère non désindustrialisant dans ses doctes rêveries de professeur d’économie, il préconise d’aller vers le rééchelonnement de la dette. Mais dans le monde réel, on ne lui laisse pas le choix et les militaires ne peuvent accepter le chaos social à la veille de la mise en place de la succession au HCE. Aussi le mot tabou de rééchelonnement est exclu et tant les médias nationaux que les créanciers impérialistes abandonnent leur campagne frénétique et s’inquiètent du sort des masses algériennes. Mais ce qui nous gêne n’est pas tant le rééchelonnement comme report de remboursement que les conditions humiliantes dans lesquelles il aura lieu et leurs conséquences dramatiques.
Un plan d’ajustement est déjà en cours. Un code des investissements est promulgué offrant des avantages fiscaux appréciables, la garantie de rapatriement des capitaux, des facilités administratives sans aucune contrepartie de réinvestissement ou autre, il autorise des zones franches qui par définition affranchissent l’investisseur impérialiste de respecter les lois du travail, de payer l’impôt et de solliciter quelque autorisation que ce soit. La libéralisation des importations est annoncée pour la fin de l’année et le dinar serait dévalué. Bien sûr, le ministre de l’Economie reste discret depuis son retour de Washington. Il s’agit surtout de ne pas empêcher les partis qui “dialoguent” en ce moment avec le pouvoir de continuer à discuter du sexe des anges et de la désignation d’instances destinées à faire de la figuration dans la période à venir.
… et ajustement structurel
L’artifice juridique conçu en janvier 1992, consistait en la désignation d’une structure collégiale, le HCE, pour achever le mandat du président démissionnaire. Hors son mandat s’achève fin décembre 1993 et les militaires savent qu’il ne peuvent toujours pas affronter victorieusement les urnes.
Il a donc été décidé d’une “transition” de 3 à 5 ans qui continuerait l’ordre anti-démocratique actuel. A cette différence près qu’il n’y a plus d’artifice juridique. Cette parenthèse explicitement hors du cadre de la constitution, a intérêt à s’entourer du maximum de caution morale. Référendum, conférence des partis, structure de surveillance de la transition l’accessoire est admis à la discussion. Entre les “éradicateurs” républicains qui refusent le risque d’un référendum et demandent l’interdiction des partis islamistes, et les “réconciliateurs”- qui avec le FLN, le FFS d’Aït Ahmed, Ben Bella et les islamistes modérés de Hamas et d’Ennahda demandent des gestes d’ouverture du pouvoir et l’association du FIS au dialogue – une lutte inégale fait rage. Les éradicateurs, au poids électoral dérisoire, disposent néanmoins de l’appui de la presse.
Il y va, bien sûr, de la crédibilité des institutions de l’après-HCE. Pour l’instant, le HCE et la Commission nationale du dialogue composée de plusieurs généraux et dignitaires du régime s’en sort bien. Dans leurs communiqués, ils disent avoir reçu 41 partis, qui seraient tous d’accord pour le bien et les grands principes sacrés de la nation. Par contre, on ne sait toujours pas si les concessions de pure forme seront suffisantes pour arracher l’adhésion du FFS et de quelques autres à la Conférence nationale qui se prépare.
Le front social se réveille
La crise politique et le climat morbide provoquent bien évidemment un repli des lutte sociales. Les secteurs qui s’engagent dans un processus revendicatif malgré l’état d’urgence et les circulaires draconiennes, sont vite découragés par une nouvelle vague d’assassinats de civils. C’est le cas à cette rentrée des enseignants du supérieur en grève nationale pendant qu’on enterre Yefsah, c’est ce qui conduit les travailleurs de la maintenance d’Air Algérie à retirer leur préavis de grève. Mais c’est tout de même par centaines qu’on compte les conflits sociaux comme cette longue grève de l’EBA.
Mais soudain, cela s’accélère, grève nationale des fonctionnaires, préavis de grève pour le 6 décembre de l’ensemble de la zone industrielle de Rouiba qui regroupe des dizaines de milliers de travailleurs, grève nationale d’une semaine des travailleurs de l’éducation, appels de structures syndicales pour une journée de protestation, campagne contre le paiement de la dette. Benhammouda, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), naguère instrument des campagnes libérales contre Bélaïd, engage une campagne contre le remboursement de la dette « que se sont appropriées les couches dirigeantes ». Si ce n’était le discrédit d’une direction syndicale qui s’est compromise dans l’appel au coup d’Etat et dans le soutien à chacun des gouvernements qui se sont succédé et les vagues de répression syndicale qui ont grandement contribué à éclaircir les rangs des adhérents, l’UGTA serait le cadre de la recomposition politique dans le mouvement de masse et offrirait une perspective.
Le chemin est encore long. Raison de plus pour ne pas perdre une minute et s’engager avec tous ceux qui veulent résister au plan du FMI, résister à l’agression libérale et bâtir une alternative au service des démunis, au service de l’humanité.
Alger, 26 novembre 1993
Chawki Salhi
Article de Chawki Salhi paru dans Inprecor, n° 375, décembre 1993, p. 4-6
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