Je ne sais pas comment j’avais entendu parler pour la première fois de Fanon, cela
remonte à loin, très loin. J’ai toujours été séduit par ses positions et sa posture de
révolté, ce qu’il disait de la paysannerie, de la négritude et de la lutte de libération.
Mais au-delà de l’Algérie, son propos embrassait les espaces révolutionnaires de
l’époque, réussissant à mettre en pièces les frontières et les murs pour proposer
un autre discours, un autre langage. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que le grand
économiste allemand André Gunder Frank, auteur du livre-culte, « Le
développement du sous-développement », paru chez Maspéro en 1969 a vu en
Amilcar Cabral, une sorte de continuateur de l’œuvre de cet homme qui, dans ses
textes, « Les damnés de la terre » ou « Peau Noire, Masques blancs », propose
une sorte de théorie de la décolonisation. Pas uniquement, Cabral, mais tous ceux
qui ont en Afrique australe ou en Amérique Latine de remettre en question la
colonisation ou de proposer un système de développement autonome, c’est-à-dire
libéré des jeux de la domination. On peut citer Cabral, Nkrumah, Agostino Neto
et de nombreux leaders latino-américains comme Che Guevara qui considérait
« Les damnés de la terre » comme une sorte de bréviaire de la révolution. Le
panafricanisme est au cœur du discours fanonien.
Je ne comprends toujours pas pourquoi cet homme, ce grand intellectuel, un
psychiatre singulier est encore peu connu en Algérie, alors qu’il est enseigné dans
les plus grandes universités du monde, surtout aux Etats Unis. Alors qu’en 1961,
il était gravement malade, il avait refusé de se faire soigner à Washington ao, il
eut fallu de sérieuses pressions pour qu’il accepte, mais en avançant une
condition : être enterré en Algérie. C’est ce qui fut fait. Ils étaient quelques-uns à
accompagner sa dépouille à la frontière algéro-tunisienne. Pierre Chaulet s’en
souvenait, lui qui l’avait bien connu, notamment à Tunis, mais aussi à Blida :
« Oui, nous étions partis, escortés par des combattants en armes, le soir, entre la
Tunisie et l’Algérie, nous lui avions fait les honneurs avant de l’enterrer. On avait
entonné l’hymne national. C’était extraordinaire. Fanon avait toujours été un
homme très courageux, ferme qui avait des positions parfois tranchées. Ce qu’il
avait fait à Blida était extraordinaire ». Tout avait été fait dans le respect de
l’homme qui connut une vie extraordinaire.
19
Je l’imagine chez lui à Fort de France, très content de lui, se satisfaisant d’une vie
peut être morne, mais qui ne le mécontentait pas du tout, surtout qu’il est issu
d’une famille moyenne, son père était inspecteur des douanes et sa mère,
Alsacienne, tenant une boutique, ce fils de descendants noirs, esclaves venus
d’Afrique, avait tout pour vivre très bien sans ces attitudes peu amènes marquées
d’une sorte de racisme vécues paradoxalement dans la période de la résistance.
En 1943, il s’engagea dans la résistance, aux côtés de De Gaulle, dans l’armée de
libération de la France. C’est là, blessé, qu’il prit conscience de la discrimination
raciale et ethnique qui caractérisait les attitudes de nombreux résistants. Il comprit
ainsi que ses lectures ne pouvaient correspondre au monde concret. Beaucoup
d’amis ont proposé des témoignages sur cette période de questionnement et de
désenchantement vécu par Fanon. « Au départ, disait un de ses amis, il n’arrivait
pas à saisir ces comportements racistes qui pervertissait tout le discours de la
résistance. C’est à partir de ce moment qu’il eut une sorte de libération lui
permettant d’interroger les savoirs européens. ».
Ainsi, il rompit avec cette image de l’Européen qu’il portait comme une valise,
notamment à l’école où il reprenait avec insouciance ce slogan devenu subitement
suspect « Nos ancêtres les Gaulois ».L’égo retrouvait l’Autre, l’explorateur, le
colonisateur, le blanc qui n’est plus désormais lui. Il se disait peut-être qu’il était
un descendant d’esclaves, il savait désormais que le regard porté sur les noirs est
resté toujours prégnant. Lui, fils de Fort de France (Martinique), il allait revisiter
le corps du colonisé à partir duquel il se mit explorer l’anatomie du colonisateur.
Déjà, en 1945, il se lançait dans la politique alors qu’il s’en éloignait, lui le petitbourgeois qui estimait que ça ne l’intéressait pas, il soutint fermement durant les
élections législatives son ancien instituteur, Aimé Césaire, connu pour ses idées
indépendantistes et son opposition au colonialisme. Son « discours sur le
colonialisme » reste encore un livre de chevet de très nombreux résistants, comme
d’ailleurs son œuvre poétique et littéraire. Il comprit que le combat des acteurs de
la négritude était, au départ, légitime. « Oui, renchérit Josie, toujours le sourire
aux lèvres, il n’a jamais considéré que la négritude était un mouvement contrerévolutionnaire. Il estimait que si, au départ, il était porteur de valeurs positives et
était légitime, par la suite, les choses ont changé, le noir se mettait à exploiter le
noir, notamment après les indépendances, alors que l’important devenait le social.
Mais il faut savoir qu’il avait beaucoup de respect et d’admiration pour Aimé
Césaire qui développait un autre discours par rapport à Senghor qu’il n’estimait
pas beaucoup, le considérant comme le représentant attitré de la France ».
Josie qu’il épousa en 1952 parle avec une grande émotion de cet homme
volcanique, extrêmement passionné et entier. Elle est d’une finesse extraordinaire
et d’une grande générosité, amie de Bachir Rezzoug et d’une moudjahida, Mimi
20
Maziz, des collègues à Révolution Africaine, elle évoque Fanon en prenant de la
distance, il était, disait-elle, très affectueux et très attentionné, même Olivier, son
fils, en parle avec un incroyable détachement de ce père qui, dès le départ,
appartenait à plein de monde et à de nombreuses causes. Olivier, se plait à dire
Josie, c’est le portrait de son père, il plaisante beaucoup et n’arrête pas de rire,
même de lui-même. Son père, Frantz Fanon, est une propriété publique, un bien
commun, il est revendiqué un peu partout dans le monde. Olivier comme Mireille
qui épousa le fils de Mendès-France savent que leur papa qui les chérissait
énormément est aussi la propriété d’autres causes.
Josie se tait pendant de longues minutes, ne bronche pas, comme si elle
remémorait les moments passés avec cet homme-roseau, elle réfléchit puis
parle : « Il était beau, il ne tolérait pas l’injustice, quelques pointes de colère, il
aimait discuter, débattre de questions sérieuses, il riait aussi beaucoup, ses amis
de Tunis, les Chaulet qui étaient fabuleux, Rédha Malek, Mhamed Yazid, El
Mili…en savent quelque chose ». Mohamed el Mili qui dirigeait la version arabe
d’El Moudjahid me fit un portait élogieux : « Il était d’une grande modestie, tout
le monde savait qu’il avait énormément apporté à la cause algérienne. Lui-même
était conscient de ce que lui avait insufflé la révolution. Il animait, en dehors de
ses articles, des séances de formation politique très appréciées par les militants et
les cadres. C’était un être et un intellectuel exceptionnel. Ce n’est d’ailleurs pas
sans raison qu’il participait souvent au nom du Front à de nombreuses rencontres
comme celle d’Accra et qu’il avait été nommé comme délégué permanent
du GPRA au Caire, à Accra, au Congo, au Mali, en Angola et à l’ONU à New
York. ».
Josie rit encore, s’arrête un moment, fixe un point précis du mur en face, tourne
et retourne ses doigts, égrène quelques souvenirs et se met à évoquer certains
points de la vie de Fanon tout en insistant sur le fait qu’il n’est nullement possible
de comprendre son parcours si on ne fait pas appel à tous les lieux importants et
les rencontres qui ont marqué son itinéraire : « C’est vrai qu’il eut un véritable
choc en étant confronté au racisme et à la discrimination dans un espace qui aurait
dû être celui de la liberté et de l’ouverture, lui qui avait vécu une situation stable,
puis le discours prétendument scientifique de certains psychiatres et
anthropologues qui épousaient et justifiaient le discours colonial allaient
transformer sa conception du monde et sa vision de la psychiatrie en tenant
compte des conséquences de l’exploitation coloniale sur l’état mental et social du
colonisé ».
Je comprends vite que pour saisir cet homme, il faudrait interroger tout son
parcours, lui qui s’assimilait au blanc au moment où les chantres de la négritude
21
mettaient en œuvre un discours qui fustigeait le blanc. Que ce soit dans les revues
« L’Etudiant noir », « Légitime défense » ou « Tropiques », ces jeunes poètes
antillais et africains, Leon Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold Sédar
Senghor ou dans leurs textes poétiques, ils donnaient à lire la nécessité de la
résistance. C’est au moment où il s’attendit le moins qu’il fut confronté au
racisme, à sa situation de colonisé, de l’Autre, c’est durant son engagement dans
la résistance aux côtés des forces antinazies. Tout cela va déterminer ses choix
futurs et aussi, peut-être, ses ambiguïtés, ses contradictions. Ses années de la
faculté de médecine allaient lui permettre de faire des rencontres qui allaient
compter dans sa formation. Olivier, toujours souriant, des gestes désordonnés,
parle de son papa avec simplicité : « Mon père avait été très affecté par les
différentes discriminations, il ne pouvait passer outre les attitudes racistes de
certains enseignants et de psychiatres qui justifiaient une certaine supériorité des
Européens ». Oui, ce que dit Olivier va être développé par Pierre Chaulet, un
grand médecin qui connut Fanon à Blida et à Alger qu’il fréquentait assidument à
Tunis raconte avec émotion : « Fanon était d’une grande curiosité scientifique.
Pour lui, tout était à interroger. Il a consolidé ses choix dès qu’il avait été affecté
à Blida en 1953 comme médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.
La rencontre de ses premiers patients fut un choc. Il comprit que le fait colonial
était important dans la maladie. C’est ainsi qu’il adapte des méthodes de
sociothérapie aux patients colonisés. Il va se mettre à faire un travail de
désaliénation. »
Tout cela est important pour Fanon et son désir de réinterroger l’appareillage
conceptuel et la relation avec l’Europe. Il va être confronté à une redéfinition de
l’altérité et d’une Europe qui use d’un discours de liberté alors qu’elle pratique la
colonisation. Pour lui, comme pour son instituteur, Césaire, le colonialisme est un
mal intégral. Il le déclare sans détours : « La colonisation est une négation
systématisée de l’Autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut
d’humanité ». Le colonisateur apprend la docilité à l’indigène, le met en cage et
lui inculque un sentiment d’infériorité et d’enfermement. Ce qui provoque chez
le colonisé une certaine propension à la liberté dans ses rêves et ses songes, mais
aussi une certaine violence contre les siens. Fanon en parle ainsi : « La première
chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les
limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des
rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours,
que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une
enjambée, que je suis poursuivi par une meute de voitures qui ne me rattrapent
jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf
heures du soir et six heures du matin. Cette agressivité sédimentée dans ses
22
muscles, le colonisé va d’abord la manifester contre les siens. C’est la période où
les nègres se bouffent entre eux et où les policiers, les juges d’instruction ne savent
plus où donner de la tête devant l’étonnante criminalité nord-africaine ».
Fanon rit sous cape, fait un pas en avant, se frotte les mains, parle avec son patient,
en arabe, parce qu’il a eu le temps d’apprendre la langue, le regarde, sourit, il
semble anticiper tous ses gestes, scrute ses mouvements, il sait aussi qu’il doit se
libérer de ce complexe d’infériorité et de peur que lui a instillé le colonisateur. Il
connait bien son patient, d’autant plus qu’il a cherché à comprendre les myhes,
les rites et la culture des Algériens. Abderrahmane Aziz a les larmes aux yeux
quand il évoque celui qui va choisir le prénom d’Ibrahim Omar durant la lutte de
libération : « C’était un homme singulier, d’une bonté et d’une générosité
légendaires, un grand psychiatre qui m’appelait pour chanter, apportant aux
patients une certaine joie. J’ai été, au départ, invité par le docteur Fanon pour
égayer les malades à l’occasion d’une fête qui s’était très bien passée à tel point
que les malades s’étaient mis à répéter avec moi les mots de la chanson, « Ya
kaaba ya bit rabbi ». Ainsi, je devenais un acteur de la psychothérapie
institutionnelle. La musique devenait une véritable thérapie grâce à Fanon. ».
Fanon appréciait Abderrahmane Aziz, aimait discuter avec lui parce qu’il
cherchait à comprendre la société algérienne. C’est vrai que Fanon avait déjà
rompu avec la méthode traditionnelle de la psychiatrie. Il ne pouvait pas admettre
le fait d’enchainer les malades. Déjà, dès sa première affectation dans un hôpital
psychiatrique de Normandie, il commença à pratiquer une thérapie sociale,
respectant les malades. Il fut mal jugé, considéré comme peu apte à assumer sa
fonction. C’est vrai qu’à l’époque dominait une médecine très conventionnelle. A
Alger, il eut plus de liberté, malgré l’opposition de beaucoup de ses confrères qui
n’admettaient pas cette manière de faire qui accordait une certaine liberté aux
patients qui, ainsi, retrouvaient une certaine posture sociale.
Josie fulmine contre les idées racistes et les discriminations, elle est rouge de
colère, se tait, respire un coup, puis se lance dans une sorte de cours, Mimi Maziz,
notre collègue à Révolution Africaine, ancienne poseuse de bombe à Alger, durant
la bataille d’Alger, est aussi de la partie, soutient l’épouse de Fanon : « Dès qu’il
a compris l’origine du mal, la dimension sociale et coloniale, il a trouvé une autre
manière de soigner les malades. Ce n’était pas facile. A l’époque, l’école d’Alger
dominait, Fanon qui s’opposait fortement à l’école algérienne de psychiatrie
présidée par Antoine Porot qui reprenait l’idée de Gobineau sur l’infériorité des
races mettait en relation l’action politique et l’acte psychiatrique ».
Fanon humanise la psychiatrie, s’en va en guerre contre les idées de Levy Bruhl
et d’Olivier Mannoni qui justifiaient l’inégalité des races, il réussit à déconstruire
23
leur discours et à mettre en pièces leurs affirmations soutenues par des positions
idéologiques. Le livre de Mannoni, « Psychologie de la colonisation », Paris, Le
Seuil, 1950 qui porte un regard négatif sur le colonisé a fini par sortir de ses gonds
Fanon qui comprit vite que ces lectures dites scientifiques n’étaient en fin de
compte que des constructions idéologiques. Sa thèse présentée au début des
années cinquante qui allait être publiée, par la suite, sous le titre, « Peau noire,
masques blancs » est vite refusée parce que le sujet avait été considérée comme
tendancieux. Les protecteurs du temple ne pouvaient laisser passer une thèse
donnant à lire les méfaits du racisme et du colonialisme. Il fut obligé de changer
de thème.
Le colonisateur construit son colonisé, le dévalorise, le déshumanise et finit par
le massacrer. C’est ce qu’il écrit dans son livre-testament, « Les damnés de la
terre », écrit à la va-vite parce qu’il savait qu’il allait mourir : « Quittons cette
Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où
elle le rencontre ». C’est vrai que, parfois, cette opposition que nous retrouvons
chez Fanon entre une Europe perçue comme une totalité et le tiers-monde pose
problème, évacuant les contradictions et la dimension plurielle des sociétés. Mais
c’est vrai aussi quand il s’agit de racisme, il nuance son propos : « Le noir qui
veut blanchir sa race est aussi celui qui prêche la haine du blanc ».
Fanon qui déconstruit le discours colonial, insistant sur la frontière flasque entre
la subjectivité et l’objectivité tout en n’arrêtant pas de soulever la question de la
porosité du discours scientifique lisait énormément, touchant à tout, Merleau
Ponty dont il fréquentait les cours à Paris, Lévi Strauss, Sartre, Mauss, Heidegger,
Lacan, Marx, Lénine, Hegel…Il aimait par-dessus tout la littérature. Hemingway,
Faulkner, Kateb Yacine, Mohamed Dib, Césaire, Fodéba ne lui étaient nullement
étrangers. Pierre Chaulet parle avec une grande passion de son ami, surtout quand
il s’agit de littérature. « Je discutais souvent avec Fanon sur des textes littéraires,
il lisait de tout, sociologie, littérature, Histoire. C’était quelqu’un qui lisait et
analysait en même temps ses textes. Je ne pouvais pas l’imaginer sans livres ». Il
aimait énormément Jean Paul Sartre. Il a toujours voulu le rencontrer, ce qui fut
fait à Rome en 1961. Fanon ne tenait pas en place, il allait enfin discuter avec
Sartre, en présence de Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann : « C’était
inimaginable, disait Fanon, jamais je n’avais pensé discuter ainsi avec Sartre, ce
fut un rêve, il m’écouta avec une grande attention. Je lui avais demandé de me
préfacer Les damnés de la terre. C’est vrai que déjà Claude Lanzmann que je
connaissais bien lui avait parlé de la préface ». Sartre et de Beauvoir furent
conquis par cet homme de principe, d’une exceptionnelle culture, d’une parfaite
érudition. Josie se rappelle ces moments de grande joie de son mari qui écrivait à
l’époque « Les damnés de la terre » dont il tentait d’achever rapidement la
24
rédaction parce qu’il savait qu’il n’allait pas résister à ce maudit mal qui allait le
terrasser. Elle semblait réfléchir, cherchant les mots, pensant à cet homme, son
homme qui allait quitter ce monde, trop jeune, à l’âge de 36ans. Quelle injustice!
pensa-t-elle à voix trop peu audible, comme si soliloquer restait le langage
convenu pour évoquer cette injustice frappant un homme qui, en très peu de
temps, réussit la gageure de secouer le cocotier intellectuel. Elle parle, mais je ne
sais pourquoi le soliloque vient à la rescousse de la discrétion quand il s’agit
d’évoquer leur vie intime. Déjà, avait-il une vie intime, lui dont les travaux
interpellaient le monde entier et mettaient en pièces le discours colonial. Josie
reprend la parole, des propos épars, un discours disséminé, des phrases-lambeaux,
revient en arrière, des va et vient incessants, évoque le passage à Tunis et au FLN :
« Dès son arrivée à Alger en 1953 et ses rencontres avec les malades autochtones,
il se rendit compte des méfaits de la colonisation. C’est ce qui l’incita d’ailleurs à
déposer sa démission de médecin-chef avant d’être expulsé vers la France en
1957. Quand il exerçait à Blida, il lui arrivait de retrouver Abane et Ben Khedda
lors de ses déplacements à Alger. Il rejoignit Tunis et collabora essentiellement à
Résistance algérienne et El Moudjahid. Il était d’une grande curiosité, il apprit
l’arabe. Il participait à de grands congrès internationaux comme celui d’Accra par
exemple ».
Il rit encore, cette fois-ci d’une mort annoncée qui ne vint pas, il rigole, rit d’une
fin suspecte faite de tentatives d’attentats qui ne réussirent pas à briser sa
détermination et à arrêter cet homme très proche des petites gens et très ouvert
aux grands débats. La main rouge, un groupe criminel d’extrême droite, fit tout
pour mettre un terme à la vie de cet homme qui n’avait que mépris pour le
colonialisme qui est un mal intégral rejoignant ainsi son enseignant, Aimé Césaire
qui écrivait presque la même chose.
Fanon ne recule pas, avance, aime discuter, il sait qu’il est menacé, ses idées ne
pouvaient plaire à ses ennemis, leur arme, la mort, il le sait, même quand il fut
victime d’un accident de la circulation en 1959, des nervis ultras, la vermine,
tentèrent même de l’assassiner à l’hôpital. Il éclate de rire, puis un moment de
colère en se souvenant de ce moment passé à Tunis comme psychiatre dans un
hôpital de Tunis, à la Menouba, où le directeur de cet établissement, un petit
inconnu, un imbécile, un Tunisien, n’hésitait pas à l’appeler le négro. C’est Albert
Memmi qui a raconté cette histoire qui rend compte de la petitesse et de l’indignité
de certaines personnes. C’est pour dire que le racisme est un mal ancré dans toutes
les sociétés, notamment nord-africaines et arabes. Fanon le sait, il n’a que mépris
pour ce petit qui n’a plus de nom, il continue son chemin, ne reconnait pas la
validité de la notion de race, ni de civilisation. Il sait comme Claude-Levi Strauss
qu’il n’y a qu’une seule race et une seule civilisation, la civilisation humaine.
25
Edgar Morin défendra quelques décennies après cette idée dans un monde qui
semble avoir abandonné l’homme perdu, égaré dans les interstices de la puissance.
Le colonialisme est la négation de l’homme, Fanon est aujourd’hui présent parmi
nous, qui dans ses écrits, a insisté sur les dangers du discours colonial dont les
traces marqueraient profondément le corps de pays apparemment indépendants.
Le psychiatre qui a eu le temps d’observer le processus de décolonisation de 1960
en Afrique ne se faisait nullement d’illusions sur l’Afrique des indépendances de
pays traversés par une certaine « malédiction » et une mauvaise gestion. Il écrivait
déjà dans « Les damnés de la terre » ces propos prophétiques : « Disons-le, nous
croyons que l’effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés ne
donnera pas les résultats escomptés ». Paroles, certes, prémonitoires, mais résultat
d’une fine analyse de la situation des mouvements de décolonisation en Afrique,
en passant par une violente critique de la négritude et de l’Europe qui continuerait
à exploiter les richesses des colonies tout en fustigeant l’Afrique encore
prisonnière du colonialisme : « Les nations européennes se vautrent dans
l’opulence la plus ostentatoire. Cette opulence est littéralement scandaleuse car
elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle
vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien
être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres,
des Arabes, des Indiens et des Jaunes ».
Fanon le savait, le sait, le monde n’a pas réellement changé, les guerres contre les
peuples sont désormais enveloppées dans une sorte de linceul affublé du sceau
revisité de la démocratie et des droits de l’homme à géométrie variable, les
structures transnationales sont des coquilles vides justifiant le plus souvent les
désirs des plus puissants. Il fulmine des reproches contre l’ONU, il bouge ses
mains avant de lancer avec véhémence : « L’ONU n’a jamais été capable de régler
valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le
colonialisme, et chaque fois qu’elle est intervenue, c’était pour venir
concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays oppresseur. En
réalité, l’ONU est la carte juridique qu’utilisent les intérêts impérialistes quand la
carte de la force brute a échoué ».
Le « paraclet » (intercesseur, protecteur) comme l’appelait Aimé Césaire, sait que
l’histoire du rapport du colonisateur et du colonisé ne risque pas de changer
rapidement. Le colonisateur construit son colonisé, lui impose son propre regard
à tel point qu’il se regarde à travers sa propre lorgnette. Le colonisé module sa
propre aliénation. C’est ce que Fanon appelle « complexe du colonisé » qui fait
du colonisateur un modèle. Edward Saïd a bien saisi cette réalité en insistant sur
26
le fait que le regard de l’ « Occident » sur nous-mêmes qu’un « regard du
dehors », résultat d’une longue histoire de colonialismes.
Josie qui meurt le 13 juillet 1989 observe un long mutisme, remue sa tête, pose
ses mains sur une table nue, regarde loin, jette un clin d’œil amical à Mimi Maziz,
puis se lève, toujours silencieuse, puis se met à parler de la critique des dirigeants
africains et des bourgeoisies « gérantes des entreprises de l’Occident », du
panafricanisme cher à son mari et de la notion de peuple dont on a perverti le sens.
Elle ne comprend pas pourquoi Fanon qui est enseigné dans les plus grandes
universités du monde semble peu présent en Algérie, dans son pays. Il est partout
revendiqué, notamment par les spécialistes des études postcoloniales qui en font
leur porte-drapeau.
Je me souviens de ces témoignages à Alger lors du colloque organisé par
l’hebdomadaire Révolution Africaine en 1987 à Riad el Feth et de nombreuses
rencontres à Tarf, grâce à l’ami Slimane Djouadi. Il y avait du monde, d’anciens
amis, des témoins, des universitaires. Je me souviens encore de ces larmes de
Rédha Malek en me parlant de celui qui apporta énormément à la révolution, de
ce regard fermé de Mohamed Saidi et de Mohamed el Mili, de Bouhara, de
Mhamed Yazid, de Chaulet ou même Bouteflika, présent à Riad el Feth qui ne
cessa d’égrener les qualités de Fanon et de son maitre-livre, « Les damnés de la
terre » de Manville ou de Ngandu Nkashama, tous, et ils étaient nombreux, ils
étaient là. Mais franchement, je préfère de loin ces rencontres sans grands moyens
de Tarf au colloque d’Alger, trop étouffant.
Simone de Beauvoir parle ainsi des derniers instants de cet homme qui l’a
profondément marqué par son intelligence et sa pugnacité dans son ouvrage, « La
force des choses » : « Cette nuit, disait-il à sa femme peu de jours avant sa mort,
ils m’ont mis dans la machine à laver ».
Ahmed Cheniki
Les commentaires récents