« À la réalité "homme", si complexe et si énigmatique, cette science ["les sciences humaines"] s’attaque pour ainsi dire par tous les moyens : elle interroge le présent et le passé, scrute les labyrinthes de la croyance et du mythe, observe les rites qui les manifestent, dissèque les structures des sociétés, fouille aussi bien les tombeaux qu’elle analyse les langages. En somme, tout lui est bon qui permet de serrer au plus près cet étranger qui est aussi notre semblable. » (Jacques Soustelle, le 24 mai 1984).
L’ancien ministre Jacques Soustelle est mort il y a trente ans, le 6 août 1990, à l’âge de 78 ans, d’un cancer. Il était un exemple de vrai "insoumis", le 22 juin 1940 mais aussi le 5 février 1960. Homme "de gauche", il s’est retrouvé rapproché de l’extrême droite. Observateur de civilisations anciennes, intellectuel précoce, il a eu une vie politique très active, fougueuse, mais aussi très chaotique.
Opposé à l’indépendance de l’Algérie comme un autre illustre résistant, Georges Bidault, successeur de Jean Moulin à la présidence du CNR, l’ethnologue Jacques Soustelle voulait l’intégration des Algériens à la citoyenneté française et la démocratie : « Je répète (…) que je reste républicain et démocrate ; que je condamne tout régime d’arbitraire et estime indispensable à la liberté des citoyens l’équilibre des pouvoirs et le pluralisme des opinions débattues et exprimées sans contrainte ; qu’à mes yeux, l’État ne trouve sa justification que dans les progrès qu’il rend possibles, la paix qu’il assure, la culture qu’il aide à se répandre, l’égalité des chances qu’il garantit impartialement à tous. » (1963). En outre, Jacques Soustelle fut favorable à la création de l’État d’Israël, favorable à la loi Veil sur l’avortement, a soutenu Jean Lecanuet en 1965, Alain Poher en 1969 et Valéry Giscard d’Estaing en 1974.
L’expression "ancien ministre" ne signifie vraiment rien pour une personnalité très riche et si contrastée, plusieurs vies en une seule : l’ethnologue reconnu, qui fut normalien (major à l’entrée), agrégé de philosophie à l’âge de 22 ans (major), docteur en lettres, professeur au Collège de France ; le résistant et gaulliste, qui fut chargé par De Gaulle, dès 1941, de missions diplomatiques au Mexique, pays qu’il connaissait bien pour y avoir étudié des civilisations anciennes ; le ministre de l’information, que ce fût dans le gouvernement provisoire ou un peu plus tard, toujours nommé par De Gaulle ; l’homme politique de la Quatrième République, parlementaire gaulliste ; gouverneur général de l’Algérie, puis l’insoumis, refusant l’indépendance de l’Algérie, l’exilé ; puis de nouveau le député et même le chargé de mission du Président de la République.
De Gaulle aimait s’entourait d’éminents intellectuels, en particulier de normaliens (Georges Pompidou, Alain Peyrefitte, Jacques Soustelle, Georges Gorse, Robert Poujade, Jean Charbonnel, etc.). Mais en 1958, le Général ne se sentait pas à l’aise avec ses compagnons du RPF en qui il avait une grande dette, celle de la fidélité. Jacques Soustelle, secrétaire général du RPF de 1947 au 1951, avait imaginé devenir le président du nouveau parti gaulliste, l’UNR, en 1959, mais finalement, il n’y a pas eu de président, seulement un secrétaire général (le premier fut Albin Chalandon, puis Roger Frey).
En mars 1978, Jacques Soustelle, qui avait vaillamment regagné une circonscription législative à Lyon en 1973, s’est fait battre par un jeune espoir du parti gaulliste (qui se révéla finalement assez décevant), Michel Noir, futur maire de Lyon (Jacques Soustelle s’est aussi présenté sans succès aux élections municipales de mars 1977 contre le maire sortant).
L’une des fonctions majeures que Jacques Soustelle a occupées durant sa très riche vie, ce fut celle de gouverneur général de l’Algérie du 26 janvier 1955 au 30 janvier 1956 : il fut nommé au début de la guerre d’Algérie par Pierre Mendès France, alors Président du Conseil, parce qu’il était un homme "de gauche" et qu’il était progressiste, prêt à réaliser l’intégration des Algériens musulmans dans la République française (autrement dit, leur donner la citoyenneté française). Guy Mollet l’a remplacé par le général Georges Catroux puis Robert Lacoste.
Jean Guitton rappela le 10 octobre 1990 l’état d’esprit de Jacques Soustelle lors de son époque algérienne : « Gouverneur de l’Algérie, Jacques Soustelle tenta d’unir la foi républicaine, la foi laïque des défenseurs des droits de l’homme… à la foi musulmane, l’esprit de 1789 et l’esprit du Coran, afin de préparer une synthèse future, une spiritualité proprement algérienne. (…) Ainsi Soustelle quitta De Gaulle, parce qu’il se voulait plus gaullien que De Gaulle lui-même. (…) Puis-je révéler enfin que chacun de leur côté, sentant s’approcher la mort inéluctable qui efface et sublime, Charles De Gaulle et Jacques Soustelle avaient souhaité tomber dans les bras l’un de l’autre, pour se réconcilier. ».
Dans son livre "C’était De Gaulle", Alain Peyrefitte a fait part d’une conversation avec De Gaulle le 5 mars 1959 : « Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. ». Et Alain Peyrefitte de rajouter une parenthèse : « (il doit penser à Soustelle) ». C’est dans cette tirade que je ne poursuis pas où De Gaulle a parlé de "Colombey-les-Deux-Mosquées" et de quelques autres expressions (huile et vinaigre, etc.) qu’il ne s’agit pas ici de commenter.
Jacques Soustelle a gagné l’immortalité (intellectuelle) en devenant académicien, probablement par une insolente liberté de l’Académie française qui l’a élu le 2 juin 1983 et qui l’a reçu le 24 mai 1984 (par Jean Dutourd), au fauteuil de La Bruyère, Louis Duchesne et Pierre Gaxotte. À sa mort, lui succéda Jean-François Deniau.
Lors de sa réception, il déclara : « Je n’ignore pas que j’ai été précédé ici par d’insignes représentants des sciences dites humaines. Si l’ethnologie et l’histoire des religions ont droit de cité dans cette Académie, si les mythologies amérindiennes et les systèmes de pensée des Indo-européens y rencontrent des thèmes plus traditionnels, c’est à travers moi l’Amérique autochtone, celle du Mexique passé et présent, que vous accueillez aujourd’hui. Je pense en cet instant à ces Indiens taciturnes aux yeux d’obsidienne qui font encore résonner de nos jours les langages de l’Antiquité sur les plateaux de l’Anahuac et dans la brousse du Yucatan ; je pense aussi aux œuvres incomparables que leurs ancêtres ont laissées comme traces de leur passage sur la terre, à la grandeur et à la grâce des monuments maya, à la subtilité des hiéroglyphes, à l’austère beauté de Teotihuacan, au symbolisme bouleversant de la sculpture aztèque. "Tant que le monde durera, a écrit l’historien indien Chimalpahin Quauhtlehuanitzin, jamais la gloire et l’honneur de Mexico-Tenochtitlan ne devront être oubliés". Cette gloire, cet honneur, je me suis efforcé d’en montrer comme le reflet ; il me plaît de me considérer comme l’humble interprète non d’une civilisation, mais d’un essaim de civilisations toutes apparentées et néanmoins diverses, nées il y a plus de trois mille ans sur ce vaste morceau du continent américain, longtemps méconnues, et qu’il est juste de placer au premier rang parmi ces constructions éphémères et admirables que les hommes, s’arrachant de temps à autre à la médiocrité, réussissent à édifier au milieu de l’indifférence du monde. ».
Ses connaissances des civilisations mexicaines lui ont permis de continuer à communiquer avec son épouse malgré son exil hors de France, entre 1961 t968, car leur correspondance était écrite en nahuati, langue de la famille uto-aztèque.
Jean Dutourd répondit à Jacques Soustelle le même jour (24 mai 1984) : « Vous avez marché depuis votre jeunesse au milieu des drames, parce que dans chaque circonstance où le destin vous a placé, vous avez préféré faire ce qui répondait aux élans de votre cœur ou aux raisonnements de votre tête, plutôt que ce que la société attendait de vous. Il est très difficile d’être fidèle à soi-même, tant dans la littérature que dans l’action. Si difficile, ma foi, que la plupart des gens se trahissent eux-mêmes sans le savoir. Il me semble que vous ne vous êtes jamais trahi, que vous avez été constamment inflexible, que vous avez toujours préféré votre vérité à celle des autres, y compris du plus grand de tous les autres. » [à savoir De Gaulle].
Le même Dutourd, lui-même gaulliste, évoqua les relations de Soustelle avec De Gaulle : « Il n’y a rien que d’honorable dans ce qui vous a séparé de De Gaulle. C’était une différence de nature. Il était homme d’État et pragmatique ; vous étiez philosophe. Pendant près d’un quart de siècle, ces deux caractères se sont accommodés, et quelquefois complétés. Une tragédie nationale les avait réunis ; une autre tragédie nationale les divisa. ».
Dans un autre hommage, le 27 septembre 1990, Jean Dutourd remarqua : « Jacques Soustelle était heureux d’appartenir à l’Académie française. C’était plus pour lui que la consécration de ses travaux. Que nous l’eussions élu effaçait en quelque sorte ses années d’épreuves. ». Et il termina sur ces mots : « Ne pensons pas qu’il est mort. Disons-nous qu’il est au Mexique, qu’il s’y plaît, et qu’il cause avec le dieu Quetzalcoatl dont il connaît tous les secrets. ».
par (son site)
jeudi 6 août 2020
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