Que désigne le mot « musulman » ? Une religion, une origine, une culture ? Pour envisager cette question complexe, il faut mesurer le poids historique du terme en contexte colonial, recouvrant stigmatisation et retournement du stigmate.
D’après les chiffres qui circulent, il y aurait en France plusieurs millions de musulman.es, dont une majorité est de nationalité française, l’islam étant considéré comme la deuxième religion du pays. Cette affirmation, fréquemment relayée et commentée dans les médias, parait à première vue ordinaire. Mais qui au juste est ainsi comptabilisé ? Quantifier le nombre de musulman.es nécessite de savoir qui est représenté.e comme le ou la musulman.e en France, et il s’agit pour cela de pouvoir définir le terme. Être musulman.es, est-ce s’affilier — ou être affilié.es — à une religion, une culture, une origine ? Dès lors, sommes-nous bien certain.es de traiter d’islam ou plutôt d’assignations ethnico-raciales ?
Rappelons-nous ce fameux « musulman d’apparence […] bien que catholique » mobilisé par Nicolas Sarkozy lors des meurtres perpétrés par Mohammed Merah ; il s’agissait de traiter d’une « apparence » c’est-à-dire de traits phénotypiques, et éventuellement d’une origine supposée qui n’était pas en lien avec une religion puisqu’ici l’individu était catholique. Durant mon enquête, « l’origine » et la religion ont souvent été mises en relation. « T’es un Arabe, t’es d’origine musulmane, c’est un tout, ça va avec », explique un enquêté lorsque je lui demande s’il se considère comme musulman. Pour lui, la foi individuelle ou l’athéisme n’ont aucune influence sur le fait d’être identifié en tant que musulman. « Les gens refusent de nous appeler des Français et c’est tout, donc on est toujours d’origine musulmane, fils de l’immigration, beurs ou musulmans, c’que vous voulez, et surtout quand on s’appelle Mohammed et qu’on a une tête d’Arabe. Mais dire qu’on est tout simplement Français, non, parce que de part et d’autre d’ailleurs, un Français ne peut être que, comme dit le Général de Gaulle, blanc, chrétien, de culture gallo-romaine et européenne. » Ces extraits d’entretien sont tirés de ma recherche doctorale effectuée entre 2010 et 2016 sur l’identité musulmane. En se centrant sur la signification du mot « musulman », elle propose une vision synchronique traitant des différentes mobilisations du qualificatif dans l’identification de soi en tant que musulman.es, et une autre diachronique analysant la trajectoire socio-historique de la catégorie et les significations du terme. On se propose donc ici de démêler les usages multiples et ambivalents du mot « musulman ». Sans chercher à en donner une « bonne » ou « vraie » définition, on envisagera un ensemble d’hypothèses quant à sa signification. À quels moments le mot est-il apparu ? Pourquoi un sens prévaut-il plutôt qu’un autre ? Tout au long de ce voyage socio-sémantique au cœur du mot « musulman », on interrogera les types de catégorisation construits historiquement, les évolutions du sens et des représentations.
Remonter le fil de l’histoire
Une étymologie questionnée ?
« Musulman » est considéré comme la traduction courante de muslim/« ُم ْسلم » tiré du Coran ; il existe néanmoins une différence entre être muslim dans le Coran et être musulman tel que le terme est employé aujourd’hui en France. Muslim en langue arabe et coranique signifie « (celui) qui se soumet (à Dieu) » ou selon Jacques Berque « celui qui s’en remet ». Il est toutefois envisageable de rencontrer des individus en France qui se présentent ou sont présentés à la fois comme musulmans et athées. Par exemple, certaines personnes se définissent d’origine et/ou de culture musulmane alors que d’autres se caractérisent uniquement de religion musulmane. Un terme identique pour des significations différentes.
Revenons donc à l’étymologie du mot. Prenons deux extraits de traduction d’un même verset du Coran d’où est tiré muslim (Verset 78, Sourate 22) : « C’est Lui qui jadis vous a nommés Ceux-qui-se-soumettent » et « Lequel vous a Lui-même déjà nommés “les musulmans” ». Dans la première traduction, c’est la signification étymologique de muslim qui est mobilisée, contrairement à la deuxième qui choisit le qualificatif actuel de « musulman ». Se présenter comme faisant partie de « Ceux-qui-se-soumettent » oriente implicitement vers la question religieuse : à qui l’individu se soumet-il ? Comment et pourquoi se soumet-il ? À l’inverse, en utilisant directement le terme « musulman », le groupe se voit préalablement constitué et porte un nom : « les musulmans ».
De l’impossibilité historique de traduire muslim
Interroger la (non) traduction vient aussi mettre en lumière un mystère avec le qualificatif « musulman ». Alors que le terme « islam » est mobilisé sans traduction en français, nous pouvons nous demander pourquoi muslim ne l’est pas. Il s’agit de préciser dans le cas présent que ces deux termes sont directement employés en anglais ou encore en allemand. Cette translittération n’a jamais eu lieu ni en latin ni en français.
D’un point de vue théologique, « être muslim » ne doit pas être considéré seulement comme un mot. En langue arabe et coranique, c’est un concept. Adam est un muslim et, selon la tradition religieuse, tous les êtres humains sont muslim/musulmans avant leur naissance, quoi qu’ils deviennent ensuite. Tous les prophètes cités dans la Bible ou dans la Torah sont muslim dans le sens de « s’en remettre (à Dieu) », autant que les éléments de la nature. De l’avis de certaines écoles religieuses, « être muslim » se situe au-delà d’une appartenance effective à une confession. Néanmoins, si le concept « muslim » porte sur le croire et est directement lié à Dieu dans le récit coranique, telle n’est pas l’interprétation qu’en ont faite les premiers commentateurs du Coran en Europe.
Différentes étiquettes ethnico-raciales
Alors que le terme « musulman » est aujourd’hui considéré comme la traduction de muslim apparu en langue arabe et coranique au VIIe siècle, il n’existe pas en français avant le XVIe. Pourquoi ce terme met-il neuf siècles à se manifester ? N’interprétons pas cette absence comme un vide. Divers qualificatifs sont venus catégoriser celles et ceux que l’on définit a posteriori comme des musulman.es.
Au Moyen Âge, le terme « sarrasin » ne définit pas le groupe par son appartenance religieuse à l’islam. La catégorie « sarrasin » est avant tout une étiquette ethnique. Pour John Tolan, « islam » et « musulman » étaient quasi inexistants jusqu’au XVIe siècle : « Les auteurs chrétiens désignaient plutôt les musulmans par des termes ethniques : Arabes, Turcs, Maures, Sarrasins. Ils parlent souvent d’”Ismaélites”, les descendants de l’Ismaël biblique, ou d’Agaréniens (d’Agar, la mère d’Ismaël). Et pour désigner leur religion, de ”loi de Mahomet” ou de ”loi des Sarrasins”. »
Il est très curieux que la manière dont se désignaient les personnes catégorisées en tant que « Sarrasins », et plus tard « Turcs, Ottomans, Maures » n’ait pas été considérée. Le terme « indigène » de muslim n’existera pas avant longtemps en France pour dire une affiliation religieuse à l’islam hors de tous présupposés ethnico-raciaux.
Des musulman.es ou des mahométan.es ?
« Musulman » apparaît au XVIe siècle en français
Le mot « musulman » n’apparaît qu’au XVIe siècle en français. D’abord Montssolimans en 1551 puis Mussulmans en 1553[[Ibid., Belon, Observations…, I.3, chap. 29, f◦.191.v◦ sur le portail Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales.]], il est décliné du turc müslüman ou du persan musulmãn, lui-même emprunt de muslim en arabe avec une adjonction de la terminaison persane « -ãn ». L’ancrage du terme musulman dans la langue française au XVIe siècle parait donc significatif d’un changement des représentations, mais lequel ?
Plus proche du concept arabe « muslim », les conditions sociohistoriques de l’alliance franco-ottomane ont sûrement favorisé ce passage vers le français. Une majorité des définitions encyclopédiques datant du XVIe et XVIIe siècle font appel au traducteur Leunclavius (1541-1594) et principalement en ce qui concerne l’histoire de la Turquie.
Le terme « musulman » porte alors une particularité historique que ne possède aucun des qualificatifs exposés ci-dessus : il marque une plus grande reconnaissance de la nomination de soi. En effet, « musulman » est présenté dans les définitions encyclopédiques comme le nom que se donnent les musulman.es eux-mêmes. Pour le Dictionnaire Universel au XVIIe siècle, « C’est le titre que les Mahométans prennent abusivement, qui veut dire en leur langue, vray croyans, ou orthodoxe. Un Turc se fait grand honneur d’eftre appellé Musulman. Ce nom a été donné premierement aux Sarazins comme dit l’Eunclavius en ses Pandectes de Turquie. » On remarque que muslim y est traduit par « vray croyans », mais ce « vrai croyant » reste considéré comme une définition « abusivement » mobilisée par les « Mahométans » et les « Sarazins ». En 1694, dans le Dictionnaire des sciences et des arts, il s’agit du « nom qu’on tient avoir été donné premièrement aux Sarrazins et que les Turcs se font un grand honneur de porter ; il veut dire en leur langue vrai croyant » et dans le Dictionnaire étymologique ou origines de la langue françoise, « nous appelons ainsi un Mahumétan. C’est un mot Turc qui signifie un homme qui croit ce qu’il faut croire ».
En ce qui concerne Mahométan, il est mobilisé dans la Cosmographie universelle de François de Belleforest en 1575 ou encore dans l’Histoire Universelle d’Aggripa d’Aubigné en 1626 avec ses déclinaisons « mahométisme » ou « mahométanisme ». Néanmoins, alors que le terme « musulman » naît en français durant les mêmes périodes historiques que celui de « mahométan », et alors que les deux coexistent dans un espace sociohistorique identique, le mot « mahométan » sera davantage utilisé que celui de « musulman ».
Se représenter différemment la religion
L’une des raisons de la non-reconnaissance de « musulman », plus proche de la nomination de soi, provient sûrement d’une conception singulière de la religion et souligne toute la difficulté de se représenter un autre différent du « nous ». En effet, « mahométan » est un mot qui dérive de Mahomet, nom donné au prophète de l’islam, il s’agit ici du même procédé que pour « chrétien », terme qui est construit à partir de Christ. Ainsi, « Mahométan » devient un terme plus compréhensible puisqu’il vient valider les représentations chrétiennes de la religion.
Le contexte de la Révolution Française doit aussi être évoqué afin de mieux appréhender la définition confessionnelle donnée à « mahométan ». Alors que la signification de « turc » tend à se « nationaliser » pour ne décrire qu’une appartenance territoriale, les qualificatifs « mahométan » et « musulman » se confessionnalisent. Les représentations sociales sur la religion se distancent de celles sur la nation durant cette période historique. L’islam ne fut cependant pas concerné ni par l’Édit de Nantes, encore moins par les régimes concordataires ou par la laïcité de 1905 qui leur succédèrent bien plus tard. Au début du XIXe siècle débutent les migrations du territoire colonial vers la métropole s’accentuant tout au long du siècle, mais ce n’est qu’à partir du XXe siècle qu’arrive une représentation davantage homogénéisée du groupe « musulman ». Cette dernière va définitivement modifier le sens du mot devenant de plus en plus courant.
Des significations coloniales encore très contemporaines
Si la période coloniale est déterminante dans la multiplication des usages du mot « musulman », il ne faut pas pour autant effacer tout le passé/passif qui la précède. Beaucoup de mots continuent de coexister durant cette période. Le Comité de l’Afrique française en 1895 utilisera par exemple « musulman », « islamisme » et « population mahométane » comme des synonymes. Ces derniers sont inscrits dans la catégorie plus large des étrangers.
Devenir « musulman catholique » ?
Le droit colonial favorise l’émergence d’un sens nouveau au terme musulman et ce, principalement durant la colonisation de l’Algérie, singulière dans l’Empire colonial : elle seule sera divisée en trois départements et elle seule vivra une colonie de peuplement. Dans ce contexte, « musulman » ne décrit pas uniquement l’appartenance à l’islam, il fige les catégories du droit. En effet, les habitant.es « d’origine européenne » sont justiciables du « droit civil » et celles et ceux d’« origine musulmane » du « droit indigène ». Dès 1834, et avant le décret Crémieux, le système judiciaire clive deux groupes opposés que sont le groupe « musulman » et « juif » face à son autre « français » et « européen ». Paradoxalement, ces catégories ne sont pas symétriques en termes d’interprétation : « musulman » et « juif » se basent sur un référent religieux alors que « français » et « européen » sur un référent national et territorial. Dans ce contexte colonial, musulman va connaitre une signification unique au regard du champ lexical auquel il appartient depuis ses premiers ancrages dans la langue française. C’est en ce sens que la colonisation influe directement sur la réduction progressive des usages de « turc » et « ottoman » au profit de la mobilisation de plus en plus courante de « musulman » et « mahométan » en métropole et dans tout le territoire colonial.
Fixer les catégories du droit
Néanmoins, « musulman » revêt une signification plus ethnico-raciale et juridique que celle de mahométan. Selon la cour d’Alger en 1903, le terme « musulman » « n’a pas un sens purement confessionnel, mais désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan » (Weil, 2004 : 354). Cette différenciation entre « des individus d’origine musulmane » et le « culte mahométan » reproduit la séparation entre « être musulman » (donc d’un statut ethnicoreligieux et politique) et « être mahométan ou non » (donc d’une confession). Les conversions religieuses vont singulièrement interroger ce droit : changer de religion, est-ce changer de statut juridique ? La réponse est donnée par le législateur : la conversion religieuse, notamment au catholicisme, n’a aucun impact du point de vue de la législation de l’État colonial. Peu importe la religiosité d’un individu, seule compte une représentation ethnique et raciale de l’appartenance dont les limites sont préalablement fixées.
Dire « musulman » pour éviter d’autres mots
La multiplication de l’usage du terme « musulman » cache en fait un autre mot : celui d’ « Algérien ». Lorsqu’ « Algérien » est mobilisé, c’est uniquement dans son sens territorial, le seul acceptable pour l’État colonial : l’Algérie est française et l’État-nation Algérie n’existe pas. Pour Jacques Dusquesnes, le rapport est clair : « Sur leur propre terre, ils étaient ”les autres”. Et puisqu’on ne voulait plus les appeler Algériens — ce qui eût été reconnaître l’existence d’une Algérie sans liens avec la France, et dont les ”Européens” auraient été exclus — on les nommait ”musulmans”. » La France se présentera dorénavant comme une « grande puissance musulmane » en comptabilisant dans sa démographie les populations des territoires coloniaux. Dès la fin du XIXe siècle, une politique singulière nommée « politique musulmane » est directement destinée aux « indigènes », « arabes » et « musulmans », c’est-à-dire en fait en direction d’une « population musulmane », expression qui perdurera après les Indépendances. Mais il ne s’agit pas là du seul héritage de la colonisation. Durant la Première Guerre mondiale, le terme « musulman » vient caractériser des « soldats musulmans » en nommant une différence et en marquant les troupes coloniales composées d’hommes le plus souvent d’ascendance Nord-africaine et d’Afrique de l’Ouest.
Cette distinction existe d’ailleurs dans un autre espace/temps et dans une autre langue, l’allemand. Dans les camps de concentration en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale, l’« état de “musulman” » est selon les nazis un « état voisin de la mort » selon les mots de Primo Lévi dans Si c’est un homme : « Tout est prévu, au camp, pour conduire l’individu à la désagrégation totale, à l’état de ”musulman”, terme employé par la plupart des KZ pour décrire le détenu à bout de forces, maigre et décharné, survivant dans un état voisin de la mort. » Cette réalité historique doit être soulignée, car dans ce contexte, « musulman » en allemand se présente comme un concept issu de l’univers concentrationnaire. La « musulmanisation » et l’« état de musulmanisme » décrivent alors les quelques jours précédant la mort.
Disparition de « Mahométan »
Si l’on s’attarde à présent à la nomination de soi, c’est à partir de l’entre-deux-guerres et principalement dans la littérature traitant de l’Indépendance algérienne que le terme « musulman » sera davantage mobilisé par les personnes se catégorisant elles-mêmes en tant que musulmanes. Par exemple, l’Association des Étudiants Musulmans Nord-Africains créée en 1928 reprend à son compte les signifiants de « musulman » et « nord-africain ».
À mesure qu’avance le XXe siècle, de plus en plus d’institutions, d’associations et de fédérations mentionnent le qualificatif « musulman ». « Musulman » devient à la fois mobilisé par le groupe qui nomme l’autre « musulman » et par celui qui se nomme « musulman ». Dans ce contexte, « Mahométan » commence à disparaitre progressivement même si « Mahomet » reste encore d’actualité pour nommer le prophète Mohammed. Pourtant « Mahomet » n’est pas utilisé par les musulman.es, et le prénom Mohammed, aujourd’hui porté par de nombreux Français, est tout à fait accessible à l’entendement.
Du post-colonial
Après les Indépendances, le groupe des « Français Musulmans Algériens (FMA) » vient nommer une catégorie coloniale ancienne qui ne devrait plus faire sens : les individus sont soit Français soit Algériens. Mais bien que la catégorie n’ait plus lieu d’exister, a-t-elle vraiment disparu pour autant ?
Un champ lexical diversifié
Lorsque Valéry Giscard d’Estaing évoque la création des foyers Sonacotra, son objectif premier est de répondre aux problèmes de logement des « Français musulmans d’Algérie ». De « Français Musulmans Algériens » à « Français Musulmans d’Algérie » vers « Français musulmans », il n’y a qu’un pas. Dans le contexte post-colonial, cette expression ne désigne pas des pratiquant.es d’une religion, d’ascendance algérienne et de nationalité française. C’est une catégorie claire venant signifier que les individus sont des descendants des territoires coloniaux. Le qualificatif « musulman » continue inexorablement de rappeler l’histoire.
Progressivement, les migrations issues des ex-colonies sont marquées par la singularité du mot « musulman ». Elles deviennent une nouvelle « main d’œuvre musulmane », les ancien.nes fonctionnaires spécialisé.es de l’administration coloniale, des spécialistes des « affaires musulmanes », des « conseillers aux affaires musulmanes », des « experts en affaires musulmanes ».
À cette période, d’autres mots vont apparaitre dans le champ lexical du terme « musulman » comme celui d’ « immigré » se différenciant alors d’ « étranger ». Pour le premier, il s’agit de l’ancienne population des colonies devenue en contexte post-colonial des musulman.es mais aussi des Maghrébin.es. Pour le second, il nomme les Italien.nes, Espagnol.es ou Portugais.es. On assiste alors à l’ethnicisation et à la racisation des musulman.es en France.
La figure du « Maghrébin », de l’« immigré » et de l’ « Arabe »
En disparaissant, la catégorie des « Français Musulmans d’Algérie » se fond dans celle plus large des nouveaux « Français musulmans » ou « Français d’origine musulmane ». Ce glissement se vérifie par la signification explicite, à compter des années 1980, des expressions de « Seconde et Troisième génération de l’immigration » pour désigner majoritairement les générations descendantes des individus migrants d’Algérie, de Tunisie et du Maroc.
L’association des musulman.es aux ascendances migrantes, pour la plupart issues d’Afrique du Nord, relève en fait de la construction historique du groupe. Elle vient lier définitivement la figure de l’« immigré », du « Maghrébin » et de l’ « Arabe » à celle du « musulman », au détriment de toutes les autres origines, qu’elles soient majoritaires ou minoritaires en France. Dans ce contexte, « musulman » se charge du poids de l’histoire. Tout le nourrit et tout y revient toujours.
Ethniciser/raciser les musulman.es ou confessionnaliser les Arabes ?
À compter des années 1980, le droit d’association élargi aux étranger.es favorise un foisonnement associatif lié à l’islam mettant en avant le terme « musulman » aux côtés de ceux de culte et de culture. En parallèle, l’institutionnalisation de l’islam progresse en France. L’usage du qualificatif revêt alors une signification plus religieuse, mais il s’agit toujours de considérer un religieux spécifique en direction d’une population singulière généralement affiliée aux anciens territoires coloniaux.
Dans les décennies qui succèdent les années 1980, le terme va connaitre une extrême politisation dans le champ politico-médiatique. Les « problèmes de l’immigration », le « communautarisme » ou « l’islamisme » sont au cœur de l’actualité politique et médiatique en France : les débats sur les signes religieux à l’école, sur le voile ou sur la laïcité, sur l’intégration, sur le terrorisme ou la radicalisation reviennent inexorablement. Chargé historiquement et socialement, le mot « musulman » ne peut et n’a jamais pu décrire l’unique pratique d’un monothéisme. Cela empêche l’islam de prendre place en France au-delà du problème public. Le groupe « musulman » reste toujours cet éternel étranger, ce qui influe par ailleurs sur l’émergence d’un nouveau type de racisme.
Musulman.es : confession, ethnicité et race ?
Les étiquettes ethnico-raciales ont-elles cessé ?
Lorsque Stefano Allievi étudie la conversion à l’islam en 1998, il précise que la conversion à l’islam fait passer dans le camp de l’étranger même lorsque la personne est autochtone. Ce même constat est formulé vingt ans plus tard par Juliette Galonnier qui analyse la manière dont l’individu considéré blanc en France et aux États-Unis devient racialisé à partir du moment où il/elle se convertit à l’islam. On peut donc se demander si l’association de l’islam à des étiquettes ethnico-raciales a cessé aujourd’hui. Pour cela, il faudrait néanmoins envisager que le religieux, la race et l’ethnicité se présentent comme les fils tressés de l’appartenance. Si la première partie de ma recherche présente un objectif de socio-sémantique historique du mot « musulman », l’enquête que j’ai menée par entretiens (59), questionnaires à visée qualitative (82) et observations participantes dans des associations cultuelles et culturelles, des centres de formation sur l’islam, des groupes militants ou politiques et divers lieux de culte (28), permet d’explorer les significations contemporaines du terme « musulman » en s’intéressant à l’impact des catégorisations sur l’identification de soi des musulman.es. On peut constater durant l’enquête que l’identification en tant que musulman.e est souvent interprétée en rapport avec la place perçue dans la société française. Pour certain.es enquêté.es, la figure du « musulman » s’oppose à celle du « blanc » ou du « français », euphémisme de « blanc ». Un enquêté me le mentionnera très clairement : « Tu vois à un moment donné, il y a une approche historique : forcément j’suis le musulman et toi t’es la catholique, tu restes blanche et pas moi ». Pour d’autres, « être blanc » ne relève pas uniquement d’un phénotype de « couleur », il s’agit davantage de nommer des dominant.es en France dont ne font pas partie les musulman.es. Néanmoins, cette opposition est au contraire vivement critiquée par d’autres enquêté.es, principalement lorsque pour elles et eux, être musulman.es se rapporte exclusivement à une foi et à une appartenance à l’islam en tant que religion.
Être muslim aujourd’hui ?
« Être musulman, c’est pratiquer l’Islam, croire en Allah et en son Prophète et ce n’est pas une origine, l’origine c’est plutôt le pays d’où l’on vient » précise une enquêtée. Alors que l’identification en tant que musulman.e.s peut être associée à l’origine, la culture voire la condition (ou les trois à la fois) ; elle peut aussi être exclusivement liée à une religion. Dieu se place au cœur de la signification puisqu’être musulman.es pour les enquêté.es, c’est croire en Dieu et en l’islam, quelle que soit l’origine ethnico-culturelle, nationale et la condition sociale. Un enquêté précise qu’il n’y a pas besoin du « prérequis d’être noir, arabe ou chinois. Mais il y a des Chinois musulmans, des arabes musulmans et des noirs musulmans. Les musulmans viennent du monde entier ! ». Être musulman.es, c’est être muslim. On assiste ici à un réinvestissement contemporain du sens coranique de « muslim ». « Pour moi, quand on est musulman, c’est ”muslim”, c’est l’Abraham du Coran ».
Dans le cas présent, l’islam est présenté par les enquêté.es comme suffisamment universel, désethnicisé et acculturé pour pouvoir s’adapter à toutes cultures et origines. Cette interprétation du mot est alors vécue comme émancipatrice, car elle résulte pour les individus d’un choix en conscience, que l’individu ait ou non été socialisé dans l’islam pendant son enfance. On peut alors l’analyser en termes de processus de confessionnalisation.
La construction des frontières de l’identité musulmane
Lorsque le récit familial (histoire de la famille, origine ethnico-nationale et confessionnelle des ancêtres que la croyance et/ou la pratique religieuse soient effectives ou non) prend place au cœur de l’identification musulmane, celle-ci est associée régulièrement à la migration et à l’altérité. Pour une partie des enquêté.es, contrairement à ce qui est présenté ci-dessus, la confession réelle n’est pas le seul critère de l’appartenance. Cette dernière se construit à partir de traits phénotypiques supposés (le plus souvent Arabe en France malgré la grande multiplicité d’ascendances possibles des musulman.es), le territoire d’origine, la naissance, la langue, etc. Il ne s’agit pas uniquement d’une catégorisation d’autrui, mais aussi de l’appartenance à un « nous, les musulman.es » partagé. L’identification doit donc se penser au regard de la construction des frontières « Nous/Eux » et peut être analysée en termes d’ethnicisation.
Néanmoins, plusieurs individus ont défini le terme « musulman » uniquement comme la résultante de la catégorisation d’autrui dont elles et ils ont conscience. Véritable identité en situation, être musulman.es peut alors relever d’un renversement du stigmate et devenir un véritable leitmotiv d’engagements militants. Certain.es enquêté.es parlent d’une « condition », d’autres même d’une « race » dans le sens où, pour elles et eux, les musulman.es sont – et ont été – uniquement caractérisé.es par autrui dans des rapports de pouvoir et de domination. « Musulman, c’est une manière de regrouper une majorité d’indigènes Noirs et Arabes. Le musulman religieux, ça m’intéresse pas. […] » précisera un enquêté. Dans ce cas, on peut analyser l’identité comme la résultante des processus de racisation/racialisation. La catégorisation n’est donc plus seulement issue de la croyance et de l’ethnicité.
Pour conclure
Nous arrivons au bout de ce voyage avec le mot « musulman ». On constate le poids historique que charrie le terme en France. Cette charge influence par ailleurs la manière dont on catégorise l’autre de musulman.es et dont on se catégorise soi-même en tant que musulman.es. Les frontières de l’appartenance ne cessent de bouger et montre toute la complexité de penser la signification du qualificatif.
Néanmoins, une question reste en suspens : l’identification musulmane est-elle réduite à une ethnicité, voire une race ? Ou à l’inverse, s’agit-il de réduire l’ethnicité, le plus souvent arabe et maghrébine en France, à une religion supposée que serait l’islam ?
Finalement, dans ce voyage au cœur de la signification, le mot « musulman » n’aura été qu’un symptôme, celui d’une réduction des appartenances qui se construit, comme le montre cet article, sur des impensés socio-historiquesé.
par , le 28 août 2020
https://laviedesidees.fr/Histoire-du-mot-musulman.html
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